samedi 13 juillet 2019

« Paroles volées à l’écoute » par Aline Fromentin ( 1938 )



— Raconte encore l’Ours Niapole, grand-père.

— Il s’est doucement étendu dans la neige, t’ai-je dit hier soir, comme avec des précautions pour ne pas froisser son blanc manteau de fourrure. Et il est mort.

— Mort pour la vie entière ? Mort jusqu’à toujours ?

— Oui, mon Angelot… peut-être…


— La voix de l’aïeul s’est faite soudain lointaine, s’est tue. Un long silence. Sans doute l’enfant songe-t-il à Niapole étendu sur la neige, blanc comme elle, glacé autant. Il demande :
— grand-père, ne peux-tu faire revivre le grand ourse blanc ?

 La réponse ne vient pas aussitôt.
— Peut-être, dit enfin le vieillard de sa voix assourdie, brisée. Peut-être…
 Mais ce n’est plus à Angelot qu’il parle. Il cesse même de parler. Les histoires pour enfants sont des histoires de grandes personnes, inventés par et pour elles.
— Oh, grand-père ! dit le gamin suppliant.
 Je perçois sa respiration haletante. L’aïeul, tiré du rêve et de l’angoisse par cet appel, redevient joyeux pour Angelot, fait semblant.

— Mon bien-aimé, je te raconterai maintenant les aventures d’une frégate à travers les océans. Sur les mers du Sud et sur les mers glacées. Es-tu content ?
— Un vrai bateau, qui fera naufrage ?
— Bien sûr !
 L’enfant a un rire gai et sonore.

— Adieu Angelot. Dors bien. Je t’embrasse, dit soudain le vieillard. ( Voix grave et tendre, douloureuse aussi, dirait-on. )
— A demain, grand-père !

 Un déclic. L’espace vaincu par le téléphone s’est reformé miraculeusement. Paris-Amsterdam.

 Angelot vit dans la ville nordique. Je le vois, ce soir-là, enfant blond au teint de lait, pensif et joyeux tour à tour.

Je l’ai imaginé quelque-fois petit, curieux et vif. Selon les mots qu’il dit, je crée son image. Elle change aussi au gré de ma fantaisie, de mon humeur. Il est le seul, Angelot, qui prenne toutes les apparences : il n’est encore rien et tous les possibles sont en lui.

 J’aime à me représenter ceux dont j’entends la voix. C’est un jeu qui rompt la monotonie du travail. Pas difficile ce jeu, amusant parfois, plein d’amertume toujours.

— Un homme parle à une femme. Ils sont à cent lieues l’un de l’autre. Je les écoute. Je sais aussitôt ce qu’ils ont dans le ventre. Ils sont deux pantins bourrés de son qu’une main maladroite aurait éventré. Le son coule, coule…ils parlent, parlent…Ils apparaissent magiquement devant moi, dépouillé, nus, révélés jusqu’au fond de l’âme par leurs paroles — surtout quand ils mentent.

Lui, dit : « Chérie, je t’aime ! Tu es toute ma vie ! »

 ça sonne faux. Il parlait une minute avant du cours des grains avec plus de passion. Négociant ? Sans doute. Un peu bête, j’en suis sûre, et fat et menteur.

 Elle — la petite bécasse — boit ses paroles, roucoule, minaude. Elle jouit du mensonge. Elle appelle le mensonge. Le beau couple, si bien assorti ! Ah, ces duos d’amour !

Pourrai-je un jour, quand je ne serai plus astreinte à cette inhumaine besogne — téléphoniste dans un hôtel — retrouver l’apparence des êtres, ne plus voir malgré moi leur vérité, ou ce qui ressemble à leur vérité, à travers leurs vêtements, sous la peau ?

 J’aspire à l’hypocrisie. On ne saurait vivre sans elle, sinon désespérés. Non, je ne pourrai jamais plus regarder un être humain sans voir d’abord sa comédie. Ses habits sont des habits de clowns. Sous ses traits, j’en apercevrai d’autres, plus accusés, plus tragiques, plus cocasses, les vrais !

 Alors, toute illusion perdue, il me restera au moins le rire.




Aline Fromentin est le pseudonyme d' Henriette Valet. Romancière, conductrice de " Voiture de Place Automobiles " et journaliste.
Elle exerça la profession de téléphoniste de 1918 à 1965. ( Note de l'éditeur )



Henriette Valet est un grand nom oublié de la littérature prolétarienne française.

Soutenue par Henry Poulaille et compagne d'Henri Lefebvre, elle a publié un roman important, Madame 60 bis, fort et poignant, sur les conditions des parturientes dans les maternités des années 1930.

En attendant sa réédition (qui se prépare), voici un texte évoquant sa condition de "demoiselle du téléphone".


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