vendredi 31 mai 2019

" LE PROCÈS" CHAPITRE X par Franz Kafka (1914)


Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant.

 Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? 

Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.

Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.

« Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre.



 L’avant-veille de son trente et unième anniversaire de naissance – c’était vers neuf heures du soir, l’heure du calme dans les rues – deux messieurs se présentèrent chez K. En redingote, pâles et gras, et surmontés de hauts-de-forme qui semblaient vissés sur leur crâne. Chacun voulant laisser passer l’autre le premier, ils échangèrent à la porte de l’appartement quelques menues politesses qui reprirent en s’amplifiant devant la chambre de K.

Bien qu’on ne lui eût pas annoncé la visite, K., vêtu de noir lui aussi, s’était assis près de sa porte dans l’attitude d’un monsieur qui attend quelqu’un et s’occupait d’enfiler des gants neufs dont les doigts se moulaient petit à petit sur les siens. Il se leva immédiatement et regarda curieusement les deux messieurs.

« C’est donc vous qui m’êtes envoyés ? » demanda-t-il.
Les messieurs firent oui de la tête et se désignèrent réciproquement, tenant leurs gibus à la main. K. s’avouait que ce n’était pas cette visite qu’il attendait. Il se dirigea vers la croisée et regarda encore une fois dans la rue sombre. De l’autre côté, presque toutes les fenêtres restaient noires comme la sienne ; beaucoup avaient les rideaux baissés. À une fenêtre éclairée de l’étage, de petits enfants jouaient ensemble derrière une grille et, encore incapables de quitter leur place, tendaient leurs menottes l’un vers l’autre.

« Ce sont de vieux acteurs de seconde zone qu’on m’envoie, se dit K. en se tournant vers eux pour s’en convaincre encore une fois. On cherche à en finir avec moi à bon marché. »
Puis, se plantant brusquement en face d’eux, il leur demanda :

« À quel théâtre jouez-vous ?
– Théâtre ? » dit l’un des messieurs en demandant conseil à l’autre du regard.
L’autre se comporta comme un muet luttant contre son organisme rebelle.
« Ils ne sont pas préparés à être interrogés », se dit K.
Et il alla chercher son chapeau.

À peine dans l’escalier, les deux messieurs voulurent se pendre à ses bras, mais il leur dit :
« Dans la rue, dans la rue, je ne suis pas malade ! »
Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon : K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne. Ils collaient leurs épaules par-derrière contre les siennes, et, au lieu de lui donner le bras, enlaçaient ceux de K. dans toute leur longueur en lui maintenant les mains en bas par une prise irrésistible qui était le fruit d’un long entraînement. K. marchait entre eux tout raide ; ils formaient maintenant à eux trois un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre eux sans anéantir les deux autres.

 Ils réalisaient une cohésion qu’on ne peut guère obtenir en général qu’avec de la matière morte.
En passant sous les becs de gaz, K. tenta à plusieurs reprises, si difficile que ce fût avec ces gens qui le serraient, de voir ses compagnons mieux qu’il ne l’avait pu dans la pénombre de sa chambre. « Ce sont peut-être des ténors », pensait-il en voyant leurs gros doubles mentons. La propreté de leurs visages le dégoûtait. On voyait encore la main savonneuse qui s’était promenée dans les commissures de leurs paupières, qui avait frotté leurs lèvres supérieures et gratté les fentes de leurs mentons.

À cet aspect, K. s’arrêta, les autres en firent autant ; ils étaient au bord d’une place vide ornée de pelouses et de fleurs.
« Pourquoi est-ce précisément vous qu’on a envoyés ? » cria-t-il plutôt qu’il ne le demanda.
Les messieurs ne devaient pas savoir que répondre ; ils attendirent en laissant pendre leur bras libre, comme les infirmiers quand le malade qu’ils promènent veut se reposer.

« Je n’irai pas plus loin », dit K. pour essayer.
Cette fois-ci, les messieurs n’avaient pas besoin de répondre ; il leur suffisait de ne pas desserrer leur prise et d’essayer de déplacer K. en le soulevant ; mais K. résista. « Je n’aurai plus besoin de beaucoup de forces, je vais toutes les employer là », pensa-t-il. Il songeait à ces mouches qui s’arrachent les pattes en cherchant à échapper à la glu. « Ces messieurs vont avoir du travail », se dit-il.

À ce moment, Mlle Bürstner surgit par un petit escalier du fond d’une ruelle encaissée. Peut-être, après tout, n’était-ce pas elle, mais la ressemblance était certainement très grande. D’ailleurs, peu importait à K. que ce fût bien Mlle Bürstner. Il ne songea qu’à l’inutilité de sa résistance. Il n’y avait rien de bien héroïque à résister, à causer des difficultés aux deux messieurs et à chercher en se défendant à jouir d’un dernier semblant de vie.

 Il se mit en marche, et la joie qu’en éprouvèrent les deux messieurs se refléta sur son propre visage. Ils le laissaient maintenant choisir la direction et K. les mena sur les traces de la jeune fille, non pour la rattraper, ni non plus pour la voir le plus longtemps qu’il le pourrait, mais simplement pour ne pas oublier l’avertissement qu’elle représentait pour lui.

« La seule chose que je puisse faire maintenant, se disait-il – et le synchronisme de ses pas et de ceux des deux messieurs confirmait ses pensées – la seule chose que je puisse faire maintenant c’est de garder jusqu’à la fin la clarté de mon raisonnement. J’ai toujours voulu dans le monde mener vingt choses à la fois, et, pour comble, dans un dessein qui n’était pas toujours louable. 

C’était un tort ; dois-je montrer maintenant que je n’ai rien appris d’une année de procès ? Dois-je partir comme un imbécile qui n’a jamais rien pu comprendre ? Dois-je laisser dire de moi qu’au début de mon procès je voulais le finir et qu’à la fin je ne voulais que le recommencer ? Je ne veux pas qu’on dise cela. Je suis heureux qu’on m’ait donné ainsi ces deux messieurs à demi muets qui ne comprennent rien, et qu’on m’ait laissé le soin de me dire à moi-même ce qu’il faut. »

La jeune fille venait d’entrer dans une ruelle latérale, mais K., pouvant se passer d’elle maintenant, s’abandonna à ses compagnons. Complètement d’accord désormais, ils s’engagèrent tous les trois sur un pont baigné par le clair de lune ; les messieurs obéissaient déjà docilement à ses moindres mouvements ; quand il se tourna vers le parapet, ils suivirent son indication et firent front à la rivière. 

L’eau qui brillait et frissonnait dans la lumière de la lune se divisait autour d’une petite île sur laquelle se pressaient des feuillages épais. Sous les arbres couraient des allées de gravier qu’on ne pouvait voir, bordées de confortables bancs sur lesquels K. s’était souvent délassé et prélassé en été.

« Je ne voulais pas m’arrêter », dit-il à ses deux compagnons, un peu honteux de leur docilité. L’un des deux sembla faire à l’autre, derrière lui, un léger reproche au sujet de cet arrêt qui prêtait à malentendus, puis ils poursuivirent leur chemin.
Ils arrivèrent à des rues qui montaient et où l’on découvrait, tantôt près tantôt loin, des sergents de ville arrêtés ou en train de faire les cent pas. L’un d’entre eux, qui portait une grosse moustache et qui tenait la main sur la garde de son sabre, s’approcha intentionnellement de ce groupe qui lui paraissait suspect. 

Les messieurs firent halte ; l’agent semblait déjà ouvrir la bouche, mais K. entraîna de force ses deux compagnons. Il se retourna plusieurs fois prudemment pour voir si le sergent de ville suivait ; mais dès qu’ils eurent tourné un coin qui les cacha, il se mit à courir grand train, et les messieurs furent obligés d’en faire autant au prix du pire essoufflement.

Ils arrivèrent donc rapidement hors de la ville qui finissait de ce côté-là presque sans transition dans les champs. Une petite carrière déserte et abandonnée s’ouvrait tout près d’une maison d’extérieur encore très urbain. Ce fut là que les messieurs stoppèrent, soit qu’ils se fussent assignés ce but depuis le départ, soit qu’ils fussent trop épuisés pour pouvoir avancer encore. Ils lâchèrent K. qui attendit en silence, enlevèrent leurs hauts-de-forme et essuyèrent de leur mouchoir leur front en sueur tout en examinant la carrière. Le clair de lune baignait tout avec ce calme et ce naturel qui n’est donné à nulle autre lumière.

Après avoir échangé quelques politesses pour régler la question des préséances – les messieurs semblaient avoir reçu leur mission en commun – l’un d’entre eux s’approcha de K. et lui retira sa veste, son gilet et sa chemise. K. frissonna involontairement ; le monsieur lui donna dans le dos une petite tape d’encouragement, puis il plia soigneusement les vêtements comme des choses dont on aura encore besoin dans un temps qu’on ne peut pas prévoir. 

Pour ne pas exposer K. immobile à la fraîcheur de l’air nocturne, il le prit ensuite sous le bras et lui fit faire les cent pas pendant que l’autre monsieur cherchait dans la carrière un endroit qui pût convenir. Lorsque cet endroit fut trouvé, le monsieur fit signe à son collègue qui amena K. jusque-là. C’était tout près de la paroi ; il s’y trouvait encore une pierre arrachée. 

Les messieurs, assirent K. sur le sol, l’inclinèrent contre la pierre et posèrent sa tête dessus. Malgré tout le mal qu’ils se donnaient et malgré toute la complaisance qu’y mettait K., sa position restait extrêmement contrainte et invraisemblable. Aussi l’un des messieurs pria-t-il l’autre de lui confier pour un instant le soin de disposer K. tout seul, mais les choses n’en allèrent pas mieux. 

Ils finirent par le laisser dans une position qui n’était même pas la meilleure de celles qu’ils avaient déjà obtenues. L’un des messieurs ouvrit ensuite sa redingote et sortit d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il portait autour du gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tint en l’air et vérifia les deux fils dans la lumière. 

Ce furent alors les mêmes horribles politesses que précédemment ; l’un des deux, allongeant la main au-dessus de K., tendit à l’autre le couteau, l’autre le lui rendit de la même façon. K. savait très bien maintenant que son devoir eût été de prendre lui-même l’instrument pendant qu’il passait au-dessus de lui de main en main et de se l’enfoncer dans le corps. Mais il ne le fit pas, au contraire ; il tourna son cou encore libre et regarda autour de lui.

 Il ne pouvait pas soutenir son rôle jusqu’au bout, il ne pouvait pas décharger les autorités de tout le travail ; la responsabilité de cette dernière faute incombait à celui qui lui avait refusé le reste de forces qu’il lui aurait fallu pour cela. Ses regards tombèrent sur le dernier étage de la maison qui touchait la carrière. 

Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? 

Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.

Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.

« Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre.





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