Pourquoi m’étais-je identifié
aux objets mêmes de mon horreur
et de ma compassion ?
Scott Fitzgerald.
Des éclats de rire dans la nuit. Le Khédive a relevé la tête.
— Ainsi, vous nous attendiez en jouant au mahjong ?
Et il éparpille les pièces d’ivoire sur le bureau.
— Seul ? demande Monsieur Philibert.
— Vous nous attendiez depuis longtemps, mon petit ?
Leurs voix sont coupées de chuchotements et d’inflexions graves. Monsieur Philibert sourit et fait un geste vague de la main. Le Khédive incline la tête du côté gauche et demeure prostré, sa joue touchant presque son épaule. Tel l’oiseau marabout.
Au milieu du salon, un piano à queue. Tentures et rideaux violets. De grands vases pleins de dahlias et d’orchidées. La lumière des lustres est voilée, comme celle des mauvais rêves.
Un peu de musique pour nous détendre ? suggère Monsieur Philibert.
— De la musique douce, il nous faut de la musique douce, déclare Lionel de Zieff.
— Zwischen heute und morgen ? propose le comte Baruzzi. C’est un slow-fox.
— Je préférerais un tango, déclare Frau Sultana.
— Oh, oui, oui, s’il vous plaît, supplie la baronne Lydia Stahl.
— Du, Du gehst an mir vorbei,murmure d’une voix dolente Violette Morris.
— Va pour Zwischen heute und morgen, tranche le Khedive.
Les femmes sont beaucoup trop fardées. Les hommes portent des habits acides. Lionel de Zieff est vêtu d’un complet orange et d’une chemise à rayures ocre, Pols de Helder d’une veste jaune et d’un pantalon bleu ciel, le comte Baruzzi d’un smoking vert cendré. Quelques couples se forment. Costachesco danse avec Jean-Farouk de Méthode, Gaétan de Lussatz avec Odicharvi, Simone Bouquereau avec Irène de Tranzé…
Monsieur Philibert se tient à l’écart, appuyé contre la fenêtre gauche. Il hausse les épaules quand l’un des frères Chapochnikoff l’invite à danser. Le Khédive, assis devant le bureau, sifflote et bat la mesure.
— Vous ne dansez pas, mon petit ? demande-t-il. Inquiet ? Rassurez-vous, vous avez tout votre temps… Tout votre temps…
— Voyez-vous. déclare Monsieur Philibert, la police est une longue, longue patience.
Il se dirige vers la console et prend le livre relié de maroquin vert pâle qui s’y trouvait : Anthologie des traîtres, d’Alcibiade au capitaine Dreyfus. Il le feuillette et tout ce qu’il trouve intercalé dans les pages — lettres, télégrammes, cartes de visite, fleurs desséchées — il le pose sur le bureau. Le Khédive semble porter un intérêt très vif à cette investigation.
— Votre livre de chevet, mon petit ?
Monsieur Philibert lui tend une photographie. Le Khédive l’examine longuement. Monsieur Philibert s’est placé derrière lui. « Sa mère », murmure le Khédive en désignant la photographie. « N’est-ce pas, mon petit ? Madame votre Mère ? Il répète : « Madame votre Mère… » et deux larmes coulent sur ses joues, coulent jusqu’aux commissures des lèvres.
Monsieur Philibert a ôté ses lunettes. Ses veux sont grands ouverts. Il pleure lui aussi. À ce moment-là, éclatent les premières mesures de Bei zärtlicher Musik. C’est un tango et ils n’ont pas assez de place pour évoluer à leur aise. Ils se bousculent, quelques-uns même trébuchent et glissent sur le parquet. « Vous ne dansez pas ? demande la baronne Lydia Stahl. Allons, accordez-moi la prochaine rumba. — Laissez-le tranquille, murmure le Khédive. Ce jeune homme n’a pas envie de danser. — Rien qu’une rumba, une rumba, supplie la baronne. — Une rumba ! une rumba ! » hurle Violette Morris. (...)
— Henri veut l’adresse de Lamballe, répète Monsieur Philibert. Un effort, mon petit.
— Je comprends parfaitement vos réticences, dit le Khédive. Voici ce que je vous propose : vous allez d’abord nous indiquer les endroits où l’on peut arrêter cette nuit tous les membres du réseau.
— Une simple mise en train, ajoute Monsieur Philibert. Ensuite vous aurez beaucoup plus de facilités à nous cracher l’adresse de Lamballe.
— Le coup de filet est pour cette nuit, murmure le Khédive. Nous vous écoutons, mon enfant.
Un carnet jaune acheté rue Réaumur. Vous êtes étudiant ? a demandé la marchande. (On s’intéresse aux jeunes gens. L’avenir leur appartient, on voudrait connaître leurs projets, on les submerge de questions.) Il faudrait une torche électrique pour retrouver la page. On ne voit rien dans cette pénombre. On feuillette le carnet, nez collé au papier. La première adresse est écrite en lettres capitales : celle du lieutenant, le chef du réseau.
On s’efforce d’oublier ses yeux bleu-noir et la voix chaude avec laquelle il disait : « Ça va, mon petit ? » On voudrait que le lieutenant ait tous les vices, qu’il soit mesquin, prétentieux, faux jeton. Cela faciliterait les choses. Mais on ne trouve pas une poussière dans l’eau de ce diamant. (...)
Quelques heures auparavant. La grande cascade du Bois de Boulogne. L’orchestre torturait une valse créole. Deux personnes avaient pris place à la table voisine de la nôtre. Un vieux monsieur avec des moustaches gris perle et un feutre blanc, une vieille dame en robe bleu foncé. Le vent faisait osciller les lanternes vénitiennes accrochées aux arbres.
Coco Lacour fumait son cigare. Esmeralda buvait sagement une grenadine. Ils ne parlaient pas. C’est pour cela que je les aime. Je voudrais les décrire minutieusement. Coco Lacour : un géant roux, des yeux d’aveugle illuminés de temps en temps par une tristesse infinie. Souvent il les cache derrière des lunettes noires et sa démarche lourde, hésitante, lui donne l’allure d’un somnambule.
L’âge d’Esmeralda ? C’est une toute petite fille minuscule. Je pourrais accumuler à leur sujet une foule de détails émouvants mais, épuisé, j’y renonce. Coco Lacour, Esmeralda, ces noms vous suffisent comme me suffit leur présence silencieuse à mes côtés. Esmeralda regardait, émerveillée, les bourreaux de l’orchestre. Coco Lacour souriait. Je suis leur ange gardien. (...)
Les gens se bousculaient, parlaient très fort, riaient, se pinçaient nerveusement. On entendait les verres se briser, des portières claquer. L’exode commençait. Pendant la journée, je me promène dans cette ville à la dérive. Les cheminées fument : ils brûlent leurs vieux papiers avant de déguerpir. Ils ne veulent pas s’encombrer de bagages inutiles.
Des files d’autos s’écoulent vers les portes de Paris, et moi. je m’assieds sur un banc. Je voudrais les accompagner dans leur fuite mais je n’ai rien à sauver. Quand ils seront partis, des ombres surgiront et formeront une ronde autour de moi. Je reconnaîtrai quelques visages. Les femmes sont beaucoup trop fardées, les hommes ont une élégance nègre : chaussures de crocodile, costumes multicolores, chevalières en platine. Certains même exhibent à tout propos une rangée de dents en or.
Me voici aux mains d’individus peu recommandables : des rats qui prennent possession d’une ville après que la peste a décimé ses habitants. Ils me donnent une carte de police, un permis de port d’armes et me prient de m’introduire dans un « réseau » pour le démanteler. Depuis mon enfance, j’ai promis tant de choses que je n’ai pas tenues, fixé tant de rendez-vous auxquels je ne suis pas allé, qu’il me semblait « enfantin » de devenir un traître exemplaire.
« Attendez, je reviens… » Tous ces visages contemplés une dernière fois avant que la nuit les engloutisse… Certains ne pouvaient s’imaginer que je les quittais. D’autres me fixaient avec des veux vides :« Dites, vous reviendrez ? » Je me rappelle aussi ces curieux pincements au cœur chaque fois que je consultais ma montre : on m’attend depuis cinq, dix, vingt minutes. On n’a peut-être pas encore perdu confiance.
J’avais envie de courir au rendez-vous et le vertige, en général, durait une heure. Quand on dénonce, c’est beaucoup plus facile. À peine quelques secondes, le temps d’indiquer les noms et les adresses d’une voix précipitée. Mouchard. Je deviendrai même assassin, s’ils le veulent. J’abattrai mes victimes avec un silencieux.
Ensuite, je contemplerai leurs lunettes, porte-clefs, mouchoirs, cravates, pauvres objets qui n’ont d’importance que pour celui auquel ils appartiennent et qui m’émeuvent encore plus que le visage des morts. Avant de les tuer, je ne quitterai pas des yeux l’une des parties les plus humbles de leur personne : les chaussures.
On a tort de croire que la fébrilité des mains, les mimiques du visage, le regard, l’intonation de la voix sont seuls capables de vous émouvoir, dès le premier abord. Le pathétique, moi, je le trouve dans les chaussures. Et quand j’éprouverai le remords de les avoir tués, je ne penserai ni à leur sourire ni à leurs qualités de cœur, mais à leurs chaussures.
Cela dit, les besognes de basse police rapportent bigrement ces temps-ci. J’ai des billets de banque plein les poches. Ma richesse me sert à protéger Coco Lacour et Esmeralda. Sans eux, je serais bien seul. Quelquefois je pense qu’ils n’existent pas. Je suis cet aveugle roux et cette minuscule petite fille vulnérable.
Excellente occasion de m’attendrir sur moi-même. Encore un peu de patience. Les larmes vont venir. Je vais enfin connaître les douceurs de la « Self-Pity » — comme disent les Juifs anglais. Esmeralda me souriait, Coco Lacour suçait son cigare. Le vieux monsieur et la vieille dame en robe bleu foncé. Les tables vides autour de nous. Les lustres qu’on avait oublié d’éteindre…
Je craignais, à chaque instant, d’entendre leurs automobiles freiner sur le gravier. Les portières claqueraient, ils s’approcheraient de nous, à pas lents, dans un roulis. Esmeralda faisait des bulles de savon et les regardait s’envoler en fronçant les sourcils. L’une d’elles éclatait contre la joue de la vieille dame. Les arbres frissonnaient. L’orchestre jouait les premières mesures d’une czardas, puis un air de fox-trot, et une marche militaire. Bientôt on ne saura plus de quelle musique il s’agit.
Les instruments s’essoufflent, hoquettent et je revois le visage de cet homme qu’ils avaient traîné au salon, les mains liées par une ceinture. Il voulait gagner du temps et leur a fait, d’abord, de gentilles grimaces, comme s’il cherchait à les distraire. Ne pouvant plus maîtriser sa peur, il a tenté de les aguicher : il leur lançait des œillades, découvrait son épaule droite à petits gestes saccadés, ébauchait une danse du ventre en tremblant de tous ses membres. Il ne faut pas rester ici une seconde de plus. La musique va mourir après un dernier sursaut. Les lustres s’éteindre.
http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Patrick+Modiano&criteria=&language=French&format=&page=2
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire