jeudi 25 avril 2019

" Contre le Léviathan " par Alain (1928 )


Mais nul homme n'est sot. Que chacun pense donc en son recoin, en compagnie de quelque livre écrit en solitude. Autre assemblée; invisible assemblée. Ces courts moments de refus suffiraient, si l'on comprenait par les causes qu'un amas d'hommes peut faire une redoutable bête.



Léviathan fait courir ses mille pattes; il avance en colonne serrée. Ceux qui le composent n'en sont point maîtres; au contraire ils reçoivent avec enthousiasme les signes de ce grand corps, et s'accordent à ses mouvements. 

Honte si l'on ne les devine; honte si l'on commence à les rompre. Ainsi Léviathan se resserre et se durcit. Ceux qui le regardent passer voudraient être écailles ou griffes de ce monstre. Objet de l'amour le plus puissant peut être, le plus naturel, le plus facile. Le plus grossier est sublime alors. Comment n'aimerait-on pas ce qui rend courageux, imperturbable, infatigable? Mais étrange objet d'amour. Car ce grand corps ne sait rien, ne voit rien, et se croit lui-même, comme les fous. Nulle pensée ici que l'erreur adorée, la passion adorée, la violence adorée.

Voici le même corps en assemblée, et s'exerçant à penser. La dispute y fait deux ou trois monstres, et chacun pense contre les autres. Nul ne résiste à ces répulsions et attractions. D'où une pensée convulsive, sans preuves, sans examen, et qui se connaît elle-même par la vocifération. Qui s'y laisse emporter admire après cela d'être assuré de tant de choses, et ami d'hommes dont il ne sait rien, mais ami à se faire tuer pour eux. 

Que sera-ce si l'accord se fait dans l'assemblée par quelque chant? Alors tout semble évident, juste, facile. Mais quoi? Une seule chose évidente et juste, c'est que l'assemblée unanime a raison. Léviathan est assuré; mais de quoi? De ceci qu'il est assuré. La grande réconciliation a balayé toutes les pensées, hors celle-ci: « J'ai raison. Raison je suis. Preuve je suis. Mais de quoi preuve? Je ne sais. » On s'étonne de tant d'absurdes croyances, dont on retrouve la trace dans le cours des âges. On s'étonne parce qu'on essaie de comprendre, ou seulement de savoir, ce que Léviathan a pensé. Mais regardez mieux; il n'a cru jamais qu'une seule chose, qui est qu'il ne se trompe jamais. Cette pensée efface toutes les pensées.

Tout fragment et même le plus petit morceau de Léviathan frétille comme son père, et pense de même. Aussi, d'un parti, d'une académie, d'une commission, de trois hommes et même de deux, je n'attends guère. Non pas même s'il s'agit de choisir la couleur d'un timbre-poste ou la marque d'un sou. Car les partis se forment, et sont heureux de se former; l'union fait la force, et la force fait preuve. Et l'accord final est assez content de soi. Ainsi toute décision est faite d'absurdes morceaux. 

Vous ne trouverez pas une Commission qui, pour finir, ne monte l'hélice d'un avion sur les ailes d'un autre. Tout programme d'études rassemble les contraires et impose l'impossible. Et cela par le double mécanisme de la contradiction qui met tout en pièces, et de la réconciliation qui précipitamment et aveuglément recolle, tant l'amitié est douce. Il reste un grand espoir que l'avion volera tout de même. Mais les choses n'ont rien entendu. L'air est toujours le même, la pression toujours la même.

L'insensibilité des mécaniques est scandale aux coeurs généreux.

Léviathan est un sot. Ouvrier des sentiments délicieux, et, par là, ouvrier des plus grands maux en ce monde. L'assemblée des hommes fait reculer l’humanité. La guerre en est une preuve assez forte. Trop forte, car elle nous enivre comme un vin, pour ou contre. Et chacun connaît les trois degrés de l'ivresse, singe qui imite, lion qui s'irrite, pourceau qui se couche. Ce troisième personnage exprime la puissance des besoins, et la source impure de la résignation. Cercle infranchissable, tant que l'on va chercher à l'assemblée ce qu'on doit penser. 

Mais nul homme n'est sot. Que chacun pense donc en son recoin, en compagnie de quelque livre écrit en solitude. Autre assemblée; invisible assemblée. Ces courts moments de refus suffiraient, si l'on comprenait par les causes qu'un amas d'hommes peut faire une redoutable bête.

https://www.panarchy.org/alain/leviathan.html

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