mercredi 7 juillet 2021

« Bonne chance, Mister Assange ! » par Slavoj Zizek


 Ce 3 juillet, Julian Assange à fêté ses 50 ans seul, en cellule d’isolement, sans aucune condamnation, mais en attente d’extradition. Par une suprême ironie du sort, son anniversaire survient la veille du 4 juillet, célébré aux Etats-Unis comme le jour de l’Indépendance – c’est comme si le jour de naissance d’Assange était là pour nous rappeler les aspects sombres non seulement du « pays de la liberté » mais de la plupart des démocraties occidentales.

Lorsque le 24 mai dernier la Biélorussie a forcé un avion de Ryanair, qui devait se rendre d’Athènes à Vilnius, à atterrir à Minsk, pour mettre la main sur le dissident biélorusse Roman Protassevitch, cet acte de piraterie a rencontré une condamnation mondiale. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il y a quelques années, l’Autriche a fait exactement la même chose – obliger un avion traversant son espace aérien à atterrir – avec l’avion du président bolivien Evo Morales ; et cela sur ordre des Etats-Unis qui soupçonnaient Edward Snowden d’y être à l’intérieur tentant de fuir la Russie pour se rendre en Amérique latine. (Le comble, c’est que Snowden n’était pas dans l’avion.)


La justice britannique maintient Julian Assange en détention


Symbole du côté obscur des démocraties occidentales


Contre son gré, Assange est devenu un symbole du côté obscur des démocraties occidentales, un symbole de notre lutte contre les nouvelles formes de surveillance et de contrôle numériques de nos vies qui sont bien plus efficaces que les anciennes formes « totalitaires ». De nombreux libéraux occidentaux soulignent qu’il existe des pays dans le monde qui exercent une oppression directe beaucoup plus brutale que le Royaume-Uni et les États-Unis – alors pourquoi un tel tollé à propos d’Assange ? C’est vrai, mais dans ces pays, l’oppression est affichée et évidente, alors que ce que nous observons aujourd’hui dans l’Occident libéral est une oppression qui laisse largement intact notre sentiment de liberté. Assange a mis en lumière ce paradoxe de la non-liberté vécue comme liberté.


C’est pourquoi tous les coups tordus ont été utilisés contre Assange. Des mesures oppressives sont prises contre ceux qui sont considérés comme dangereux pour l’establishment : rien qu’au Royaume-Uni, nous avons le MI6 qui vérifie discrètement le recrutement des agents de l’Etat et des organismes d’éducation, les syndicats sous surveillance policière secrète, un contrôle officieux des contenus publiés dans les médias ou diffusés par la télévision, des enfants mineurs de familles musulmanes qui subissent des interrogatoires pour liens supposés avec le terrorisme, jusqu’à des événements isolés comme l’emprisonnement illégal continu de Julian Assange…


 Cette forme de censure est bien pire que les « péchés » de la « cancel culture » – pourquoi donc la vigilance de la « culture woke » et du « politiquement correct » se concentre-t-elle sur les détails de nos expressions au lieu de dénoncer ces choses autrement plus énormes que nous venons de mentionner ?


Avant tout, un homme qui souffre depuis dix ans


Mais Assange n’est pas seulement un symbole, c’est une personne vivante qui a beaucoup souffert au cours de la dernière décennie. Le jour de l’Indépendance est généralement célébré avec des feux d’artifice, des défilés, des cérémonies et des réunions de famille… mais une famille ne sera pas réunie, celle d’Assange.


Selon une légende (et certainement pas plus que ça), les premiers mots prononcés par Neil Armstrong après avoir fait le premier pas sur la lune, le 20 juillet 1969, n’étaient pas ceux qui ont été officiellement rapportés « C’est un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité », mais cette remarque énigmatique, prononcée juste avant de rentrer dans la capsule : « Bonne chance, Mister Gorsky ! » Beaucoup de gens à la Nasa se sont imaginé qu’il s’agissait d’une remarque désinvolte concernant un cosmonaute soviétique rival.


 Mais, vérification faite, il n’y avait pas de Gorsky dans les programmes spatiaux russes ou américains. Il fallut attendre le 5 juillet 1995 pour que, répondant à des questions à la suite d’un discours, Armstrong explique l’énigme : en 1938, quand il était enfant, dans une petite ville du Midwest, il jouait au baseball avec un ami dans l’arrière-cour. Son ami a frappé la balle, qui a atterri dans la cour de ses voisins près de la fenêtre de leur chambre. Ses voisins étaient M. et Mme Gorsky. Alors qu’il s’était penché pour ramasser la balle, le jeune Armstrong a entendu Mme Gorsky crier à M. Gorsky : « Du sexe ! Tu veux du sexe ? ! … Tu auras du sexe quand le gamin d’à côté marchera sur la lune ! » C’est ce qui s’est littéralement passé trente et un ans plus tard…


Du mort-vivant au héros de notre temps


En entendant cette anecdote, j’ai imaginé une version avec Julian Assange. Voici ce que pourrait être la scène : lors d’une visite en prison de sa compagne, Stella Morris, et alors qu’ils se retrouvent séparés par l’habituelle épaisse cloison de verre, Julian Assange se prend à rêver d’un contact intime avec elle, et elle lui répond : « Du sexe ! Tu veux du sexe ? ! … Tu auras du sexe quand tu marcheras librement dans les rues de New York, célébré comme un héros de notre temps ! » – une perspective non moins utopique que d’imaginer en 1938 qu’un humain marcherait sur la lune. C’est pourquoi nous devons mettre toute notre énergie à atteindre cet objectif, avec l’espoir que, d’ici trente et un ans, nous pourrons dire en toute sincérité :


 « Bonne chance, M. Assange ! »


En accord avec le titre de la chanson des Rolling Stones (« Time is on my side »), ceux qui sont au pouvoir présument que le temps joue pour eux – ils n’auraient qu’à continuer à maintenir Assange dans ce statut de mort-vivant pour que nous finissions par l’oublier. Il est de notre devoir de leur prouver qu’ils ont tort.


https://www.nouvelobs.com/idees/20210702.OBS46032/bonne-chance-mister-assange-par-slavoj-zizek.html


Slavoj Žižek :


Né en 1949 à Ljubljana, Slavoj Žižek est l’un des philosophes les plus influents de la gauche radicale. Inspiré par Hegel, Marx et Lacan, il est l’auteur d’une œuvre prolifique importante. 

Il a récemment publié, chez Actes Sud :

« Dans la tempête virale », traduit de l’anglais par Frédéric Joly, 

et dont l’intégralité des droits d’auteur sera reversée à Médecins Sans Frontières.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire