mercredi 31 juillet 2019

Lettre d’Aldous Huxley à George Orwell ( 21 Octobre 1949 )


 D’ici à la prochaine génération, je pense que les leaders mondiaux découvriront que le conditionnement des enfants et que l’hypnose sous narcotiques sont plus efficaces, en tant qu’instruments de gouvernance, que les matraques et les prisons, et que la soif de pouvoir peut être tout aussi bien satisfaite en suggérant au peuple d’aimer sa servitude plutôt qu’en le frappant et en le flagellant pour qu’il obéisse. 

Cher M. Orwell,
C’était fort aimable à vous que de demander à vos éditeurs de m’envoyer un exemplaire de votre livre. Il est arrivé alors que j’étais plongé dans un travail nécessitant beaucoup de lectures et de recherches ; et, puisque mes problèmes de vues m’obligent à limiter mes lectures, j’ai dû attendre un long moment avant de pouvoir entamer 1984.
Je suis en parfait accord avec ce que les critiques ont écrit à son sujet, je n’ai donc pas besoin de vous dire, une fois de plus, à quel point votre livre est excellent et profondément important. Puis-je en revanche vous parler du sujet de votre livre : l’ultime révolution ? Les premiers signes d’une philosophie de l’ultime révolution (une révolution qui transcende l’économie et la politique, et dont le but est la soumission totale, psychologique et physique de l’individu), apparaissent chez le Marquis de Sade, qui se considérait comme le continuateur, l’héritier de Robespierre et de Babeuf. 
La philosophie de la minorité dirigeante de 1984 est un sadisme qui a été mené au-delà de sa conclusion logique en dépassant la notion de sexualité et en la niant. Quant à savoir si cette politique de  « la botte piétinant le visage de l’homme » pourrait fonctionner indéfiniment dans la réalité, cela semble peu probable. De mon point de vue, l’oligarchie régnante trouvera des moyens moins difficiles et moins coûteux de gouverner et satisfaire sa soif de pouvoir, et ces moyens ressembleront à ceux décrits dans Le Meilleur des Mondes
J’ai récemment eu l’occasion de m’intéresser à l’histoire du magnétisme animal et de l’hypnose et j’ai été extrêmement choqué par la façon dont le monde, depuis cent cinquante ans, a refusé de prendre sérieusement connaissance des découvertes de Mesmer, Esdaile, et des autres.
D’une part en raison d’un matérialisme dominant et de l’autre en raison de la respectabilité qui prévalait alors, les philosophes et les savants du XIXe siècle étaient peu enclins à enquêter sur les faits les plus bizarres de la psychologie pour des hommes pragmatiques, comme des politiciens, des soldats et des policiers, afin de les utiliser dans le domaine de la gouvernance.
 Grâce à l’ignorance volontaire de nos pères, l’arrivée de l’ultime révolution a été retardée de cinq ou six générations. Un autre de ces heureux hasards a été l’incapacité de Freud à hypnotiser avec succès et, en conséquence, son dénigrement de l’hypnose. Cela a retardé l’application généralisée de l’hypnose en psychiatrie pendant au moins 40 ans. 
Cependant, la psychanalyse est aujourd’hui associée à l’hypnose, et l’utilisation de cette pratique a été facilitée et indéfiniment étendue via l’utilisation de barbituriques qui provoquent un état hypnoïde et influençable même chez les sujets les plus récalcitrants.
D’ici à la prochaine génération, je pense que les leaders mondiaux découvriront que le conditionnement des enfants et que l’hypnose sous narcotiques sont plus efficaces, en tant qu’instruments de gouvernance, que les matraques et les prisons, et que la soif de pouvoir peut être tout aussi bien satisfaite en suggérant au peuple d’aimer sa servitude plutôt qu’en le frappant et en le flagellant pour qu’il obéisse. 
En d’autres mots, je sens que le cauchemar de 1984 est destiné à moduler le cauchemar d’un monde ressemblant plus à ce que j’ai imaginé dans Le meilleur des mondes. Ce changement sera amené comme le résultat d’un besoin grandissant d’efficacité. Parallèlement, bien sûr, il y aura peut-être une guerre atomique et biologique à grande échelle et, dans ce cas, nous aurons à vivre d’autres cauchemars d’un genre nouveau et à peine imaginable.
Merci encore pour le livre,
Bien à vous,
Aldous Huxley.

Lettre de Gustave Courbet à Maurice Richard, Ministre des Beaux-Arts ( le 23 juin 1870 )


L’État est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le droit public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l’artiste, qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art, qu’elle enferme dans des convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité. La sagesse pour lui est de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissés libres, il aura rempli vis-à-vis de nous tous ses devoirs.

Paris, le 23 juin 1870.
 Monsieur le Ministre,
 C’est chez mon ami Jules Dupré, à l’Isle-Adam, que j’ai appris l’insertion au Journal officiel d’un décret qui me nomme chevalier de la Légion d’honneur. Ce décret, que mes opinions bien connues sur les récompenses artistiques et sur les titres nobiliaires auraient dû m’épargner, a été rendu sans mon consentement, et c’est vous, Monsieur le Ministre, qui avez cru devoir en prendre l’initiative.
 Ne craignez pas que je méconnaisse les sentiments qui vous ont guidé. Arrivant au ministère des beaux-arts après une administration funeste qui semblait s’être donné à tâche de tuer l’art dans notre pays, et qui y serait parvenue, par corruption ou par violence, s’il ne s’était trouvé çà et là quelques hommes de cœur pour lui faire échec, vous avez tenu à signaler votre avènement par une mesure qui fit contraste avec la manière de votre prédécesseur [le maréchal Vaillant, ministre de la Maison de l’empereur et des beaux-arts]. Ces procédés vous honorent, mais permettez-moi de vous dire qu’ils ne sauraient rien changer ni à mon attitude, ni à mes déterminations.
 Mes opinions de citoyen s’opposent à ce que j’accepte une distinction qui relève essentiellement de l’ordre monarchique. Cette décoration de la Légion d’honneur, que vous avez stipulée en mon absence et pour moi, mes principes la repoussent. En aucun temps, en aucun cas, pour aucune raison, je ne l’eusse acceptée. Bien moins le ferai-je aujourd’hui que les trahisons se multiplient de toutes parts, et que la conscience humaine s’attriste de tant de palinodies intéressées. 
L’honneur n’est ni dans un titre, ni dans un ruban : il est dans les actes, et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. Je m’honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie : si je les désertais, je quitterais l’honneur pour en prendre le signe.
 Mon sentiment d’artiste ne s’oppose pas moins à ce que j’accepte une récompense qui m’est octroyée par la main de l’État. L’État est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le droit public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l’artiste, qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art, qu’elle enferme dans des convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité. La sagesse pour lui est de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissés libres, il aura rempli vis-à-vis de nous tous ses devoirs.
 Souffrez donc, Monsieur le Ministre, que je décline l’honneur que vous avez cru me faire. J’ai cinquante ans, et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence, libre ; quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi : celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté !
 Veuillez agréer, Monsieur le ministre, avec l’expression des sentiments que je viens de vous faire connaître, ma considération la plus distinguée.
 Gustave Courbet.

samedi 27 juillet 2019

" Gare à Greta ! " par Alice Afanasenko


 Que l’on soit militant de la cause écologiste, climatosceptique ou encore indifférent à tout cela, en vacances, au travail, sous la canicule ou non (mais il est difficile de lui échapper cette année), nul n’ignore plus aujourd’hui ni le nom ni le visage de Greta Thunberg. À elle aussi, il est difficile d’échapper tant le battage médiatique autour de sa personne est intense.


Greta ne dit rien que de connu, pourtant Greta dérange. Les réactions qu’elle suscite sont même de plus en plus violentes : son discours à l’Assemblée, mardi 23 juillet, a encore été l’occasion de déchaînements virulents.

Le summum de la haine misogyne et handiphobe a été atteint mardi 23 juillet par Michel Onfray, auto-proclamé philosophe, à qui revient donc la palme du sordide tant sa plume trempe dans la boue de ses fantasmes libidinaux, poursuit le vieux sillon de la haine des femmes et témoigne du mépris des personnes autistes en général – avec, en prime, une touche de dédain généralisé pour la jeunesse (à lire ici mais on peut aussi fortement s’abstenir).

Selon le vieux philosophe qui, visiblement, ne supporte pas de recevoir de leçons d’un plus petit que lui, Greta, jeune fille autiste Asperger militante écolo, serait donc rien moins qu’un “cyborg” (je passe les allusions à son corps de poupée et les implicites sexuels qui s’y trouvent logés). Et finalement, son visage “qui ignore l’émotion – ni sourire ni rire, ni stupéfaction, ni peine ni joie”, à “l’enveloppe” “neutre”, sur “un corps sans chair”, ne fait rien moins qu’annoncer “l’avènement du posthumain”, “ce vers quoi l’Homme va”.

Monsieur Onfray, vous qui voulez laisser l’autisme de Greta “de côté”, sachez quand même que, loin de représenter le posthumain, son visage, comme le mien et comme celui de la plupart des autistes, ne fait que traduire la difficulté que nous avons d’exprimer physiquement nos émotions – ce qui ne veut pas dire que nous n’en avons pas, loin de là. Si les autistes représentaient le futur de l’humanité, comme vous le dites, permettez-moi de vous dire que vous, vous en seriez plutôt le passé, obscurantiste et borné.

Non, nous, autistes, ne sommes pas posthumains. Nous sommes, malheureusement pour nous, bien dans le présent, dans un présent difficile et auquel nous nous accrochons malgré nos spécificités sensorielles et neurologiques qui ne nous rendent pas la tâche facile. Malgré la stigmatisation dont nous sommes victimes. 

Malgré les préjugés qui pleuvent dès que nous tentons de nous exprimer. Et ce n’est pas parce que nous ne manifestons pas comme vous nos émotions, ce n’est pas parce que nous avons une rationalité et une affectivité différentes de la vôtre que nous ne sommes pas aptes à penser et à peser dans les débats contemporains. Oui, Greta est intelligente et, du haut de ses 16 ans, elle peut au moins vous enseigner l’humilité.

Monsieur Onfray, on peut apprendre de tout et de quiconque, même des enfants. Encore faut-il savoir interroger. Mais au lieu de chercher, il est parfois plus facile de cracher. Au lieu de tenter de comprendre, il est peut-être plus vendeur de crucifier. Hélas, loin de nous le temps des intellectuels français que le monde nous enviait et celui de la french theory qui rayonnait jusqu’en Amérique (et qui s’y lisait d’ailleurs davantage que chez nous – France, éternel pays des vieux conservateurs !)…

J’ai lu ailleurs que l’autisme de Greta la rendrait vulnérable à la manipulation ou encore qu’elle souffrirait de “troubles obsessionnels”. On va même jusqu’à critiquer l’éducation de ses parents (interview du docteur Laurent Alexandre pour Le Point, publié le 23 juillet 2019). C’est, encore une fois, méconnaître totalement ce qu’est l’autisme en général. Pourtant ces réflexions viennent, là, non d’un philosophe mais d’un médecin.

 Si Greta avait grandi en France, elle aurait été enfermée en hôpital psychiatrique et mise sous neuroleptiques dès ses premiers jours de grève et cela, non pas parce que l’autisme est une forme de psychose, mais parce que nous avons 50 ans de retard sur le reste du monde dans la prise en charge de ces troubles de la communication et des interactions sociales. 

Il faut encore le répéter, chaque jour, des dizaines de fois : l’autisme n’est pas une maladie, ce n’est pas non plus une déficience mentale (bien que parfois cela puisse être associé, comme cela peut être associé à un très haut potentiel intellectuel ou à une intelligence normale), ce n’est pas le futur de l’humanité non plus. C’est un trouble du neurodéveloppement qui entraîne des particularités perceptives, sensorielles, comportementales et de communication. 

Mais nous sommes humains et nous avons droit à la parole. Encore faut-il qu’on nous la donne. Greta a eu cette chance-là. Et son intérêt spécifique (et non le “trouble obsessionnel”) pour l’écologie n’invalide en rien la pertinence de ses propos, au contraire.

Mais la petite Greta Thunberg n’a pas seulement le tort d’être autiste, elle est en plus femme et adolescente – autant dire tout le contraire de ce qui fait notre paysage politico-intellectuello-médiatique actuel. Et cela est insupportable pour la plupart des hommes. Qu’elle ait tort ou raison, peu importe au fond. Là n’est pas, là n’est plus, il me semble, aujourd’hui la question. 

Car ce que le phénomène Greta révèle au fond, c’est l’éternel phallocentrisme de la pensée française que déploraient déjà les féministes des années 1970 (et Derrida avec elles), c’est la phallocratie de nos institutions politiques (allez voir les commentaires des députés qui ont boycotté son discours), une République des héritiers toujours vivace, héritiers qui refusent d’écouter toute pensée de la différence et qui affichent sans complexe leur mépris des plus faibles. 

Cynisme suprême, le CETA fut voté le jour même où Greta défendait l’écologie à l’Assemblée.


Gare à Greta ! Réaction de l’AFFA à l’article de Michel Onfray    Par Alice Afanasenko, docteure en littérature, enseignante et chercheuse autiste, membre de l’AFFA, 25 juillet 2019


vendredi 26 juillet 2019

" MOBY DICK" par Herman Melville

ÉTYMOLOGIE

(fournie par un pion de collège qui mourut tuberculeux) 

Je le revois, ce blême surveillant usé jusqu’à la transparence depuis ses vêtements jusqu’au cœur, au cerveau. Il époussetait éternellement ses vieux lexiques et ses grammaires avec un étrange mouchoir ironiquement égayé de tous les joyeux drapeaux de toutes les nations connues du monde. Il aimait à épousseter ses vieilles grammaires ; d’une certaine manière, cela lui rappelait avec douceur qu’il était mortel.

  Quand vous assumez d’enseigner les autres et de leur apprendre comment appeler la baleine (whale-fish) en notre langue, omettant par ignorance la lettre H qui à elle seule contient presque tout le sens du mot, vous ne respectez pas la vérité.

                                                             Hackluyt

 Wahle… suéd. et dan. Hval. Sa rondeur et sa nage en roulis valent son nom à cet animal ; car en danois hvalt signifie : en arche, en voûte.

                                 Dictionnaire de Webster
  
Wahle… plus directement du hollandais et de l’allemand. Wallen ; A. S. Walw-ian : rouler, se vautrer.

                              EXTRAITS

(fournis par un très obscur bibliothécaire)
Tout semble prouver que ce personnage falot, fouineur acharné, ce pauvre diable de très obscur bibliothécaire parcourut d’interminables galeries de la Bibliothèque vaticane et tous les étalages de livres de la terre, glanant au hasard les moindres allusions qu’il pouvait tant bien que mal trouver dans n’importe quel livre tant sacré que profane. 

Aussi ne devez-vous pas tenir indifféremment dans cette cueillette toute assertion pour parole d’un évangile de cétologie. Loin de là. En ce qui concerne les auteurs anciens et les poètes en général, les extraits, cités ici, n’ont d’autre valeur et d’autre attrait que ceux que leur confère une vue d’ensemble sur les pièces et morceaux de ce qu’ont dit, pensé, imaginé et chanté sur le Léviathan de nombreuses nations et de nombreuses générations dont la nôtre.

Alors, adieu, porte-toi bien, pauvre diable de bibliothécaire très obscur dont je suis le commentateur. Tu appartiens à la race blafarde et incurable qu’aucun vin de ce monde ne saurait jamais réchauffer ; et pour qui le pâle Xérès aurait une trop capiteuse rutilance ; mais, auprès de toi, l’on aime à s’asseoir parfois et à se sentir un identique pauvre diable, à communier dans les larmes et, les yeux noyés et secs les verres, étreint d’une tristesse non point absolument déplaisante, affirmer carrément : Renonce, sous-fifre !

 Car plus tu te donnes de peine pour faire plaisir au monde, plus tu grossiras le nombre de ceux qui ne t’en auront jamais de reconnaissance. Je voudrais pouvoir pour toi vider Hampton Court et les Tuileries ! Mais ravalez vos larmes et hissez vos cœurs jusqu’au sommet du mât de cacatois ; car les amis vous y ont précédés font reluire à votre intention les sept demeures célestes et, en vue de votre arrivée, mettent au ban Gabriel, Michel et Raphaël si longuement choyés. Ici-bas l’on ne trinque qu’avec des cœurs déjà brisés, mais là-haut vous lèverez des verres d’un cristal infrangible !

Et Dieu créa les grandes baleines.
Genèse.

Léviathan laisse derrière lui un sillage lumineux
l’abîme semble couvert d’une toison blanche.
Job.

L’Éternel fit venir un grand poisson qui engloutit Jonas
Jonas.

Là se promènent les navires
Et ce Léviathan que tu as formé pour se jouer dans les flots.
Psaumes.

Ce jour-là, Yahvé châtiera de son épée dure, grande et forte
Léviathan, serpent fuyard,
Léviathan, serpent tortueux ;

Et il tuera le dragon de la mer.
Isaïe.

Et toute chose quelle qu’elle soit, venant à s’approcher du gouffre de la gueule de ce monstre, bête, navire ou roc, sombre tout aussitôt dans son gosier horrible et périt dans l’antre sans fond de sa panse.
PLUTARQUE, Trad. Holland.

L’océan Indien enfante les poissons les plus divers et les plus grands qui soient, dont les cétacés et les tourbillons d’eau dits baleines dont la longueur atteint quatre acres ou arpents de terre.
PLINE L’ANCIEN, Trad. Holland.

Nous n’étions pas en mer depuis deux jours qu’au lever du soleil apparurent des baleines et d’autres monstres marins. Parmi les premières, il y en avait une d’une taille monstrueuse… Elle avançait sur nous, la gueule ouverte, soulevant des vagues de tous côtés et creusant devant elle, un sillon écumant.
LUCIEN : De la manière d’écrire l’histoire. Trad. Tooke.

Il visita ce pays avec l’arrière-pensée de prendre des chevaux marins qui ont au lieu de dents des os de grand prix dont il offrit quelques-uns au roi… Les meilleures baleines furent prises dans son propre pays, certaines mesuraient environ 48 à 50 mètres de long. Il disait avoir été l’un des six hommes qui en avaient tué soixante en deux jours.
Le Périple d’Other ou Othere, récit recueilli par le Roi Alfred le Grand. A. D. 890.

… au lieu que tout autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l’horrible chaos de la bouche de ce monstre (la baleine), est incontinent perdu et englouti, ce petit poisson (le gayon de mer) s’y retire en toute seureté et y dort…
MONTAIGNE, Apologie de Raimond Sebond.

« … c’est, par la mort bœuf, léviathan descript par le noble prophète Moïse en la vie du saint homme Job ! Il nous avalera tous, et gens et naufz comme pillules. »
RABELAIS.

Le foie de cette baleine remplissait deux tombereaux.
Annales de Stowe.

Le grand Léviathan faisait bouillonner les mers comme une chaudière.
Traduction des Psaumes par Bacon.

Nous n’avons rien appris de certain au sujet du volume énorme de la baleine ou orque. Elles deviennent si grasses qu’on extrait une quantité incroyable d’huile d’une seule baleine.
Ibid. Histoire de la Vie et de la Mort.

Le remède souverain par excellence pour une contusion interne était le blanc de baleine.
Le Roi Henri.

Tout à fait comme une baleine.
Hamlet.

Aucun art médical n’aurait su guérir cette blessure
Il lui fallait retourner à celle qui, d’un dard exquis,
Lui avait transpercé la poitrine, engendrant cette douleur lancinante
Pareille à celle qui pousse, à travers l’Océan, la baleine au rivage.
SPENSER, La Reine des Fées.

Immenses comme les baleines qui, par le mouvement de leurs corps énormes, troublent jusqu’au bouillonnement la plus paisible mer d’huile.
SIR WILLIAM DAVENANT, Préface à Gondibert.

C’est à juste titre que les hommes peuvent demeurer dans le doute et ignorer ce qu’est le spermaceti, puisque le savant Hosmannus, dans son œuvre de trente années, dit clairement : Nescio quid sit.
SIR T. BROWNE : Du Sperma Ceti et de la baleine à sperma ceti.

Pareil au Talus de Spenser avec son fléau moderne
Sa puissante queue est menace de désastre
Il porte leurs javelots fichés dans ses flancs
Et un bouquet de piques fleurit sur son dos.
WALLER, La Bataille des îles de Summer.

Ce grand Léviathan fut créé artificiellement qui a nom État (civitas en latin) et n’est rien de plus qu’un homme artificiel.
Introduction de HOBBES à son Léviathan.

« Un homme qui dort. » par Georges Pérec


Tu n’es pas mort et tu n’es pas plus sage.

Tu n’as pas exposé tes yeux à la brûlure du soleil.

Les deux vieux acteurs de seconde zone ne sont pas venus te chercher, ne se sont pas collés à toi formant avec toi un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre vous sans anéantir les deux autres.

Les volcans miséricordieux ne se sont pas penchés sur toi.


 Quelle merveilleuse invention que l’homme ! Il peut souffler dans ses mains pour les réchauffer et souffler sur sa soupe pour la refroidir. Il peut saisir délicatement, s’il n’est pas trop dégoûté, n’importe quel coléoptère entre pouce et index. Il peut cultiver des végétaux et en tirer sa nourriture, son habillement, quelques drogues, et même des parfums qui serviront à masquer son odeur désagréable. Il peut frapper les métaux et en faire des casseroles (ce qu’un singe ne saurait faire).

Combien d’histoires modèles exaltent ta grandeur, ta souffrance ! Combien de Robinson, de Roquentin, de Meursault, de Leverkühn ! Les bons points, les belles images, les mensonges : ce n’est pas vrai. Tu n’as rien appris, tu ne saurais témoigner. Ce n’est pas vrai, ne les crois pas, ne crois pas les martyrs, les héros, les aventuriers !

Seuls les imbéciles parlent encore sans rire de l’Homme, de la Bête, du Chaos. Le plus ridicule des insectes met à survivre une énergie semblable, sinon supérieure à celle qu’il fallut à l’on ne sait plus quel aviateur, victime des horaires forcenés qu’imposait une Compagnie à laquelle de surcroît il était fier d’appartenir, pour traverser une montagne qui était loin d’être la plus haute de la planète.


Le rat, dans son labyrinthe, est capable de véritables prouesses : en reliant judicieusement les pédales sur lesquelles il doit appuyer pour obtenir sa nourriture au clavier d’un piano ou au pupitre d’un orgue, on peut obtenir de l’animal qu’il exécute convenablement « Jésus que ma joie demeure » et rien n’interdit de penser qu’il n’y prenne un plaisir extrême.

Mais toi, pauvre Dédalus, il n’y avait pas de labyrinthe. Faux prisonnier, ta porte était ouverte. Nul garde ne se tenait devant, nul chef des gardes au bout de la galerie, nul Grand Inquisiteur à la petite porte du jardin. Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. Ni le fond du désespoir, ni le fond de la haine, de la déchéance éthylique, de la solitude orgueilleuse. L’image trop belle du plongeur qui, d’un vigoureux coup de pied, remonte à la surface est là pour te rappeler, s’il en était besoin, que celui qui est tombé a droit à tous les honneurs : la miséricorde de Dieu s’étend sur lui comme sur les habitants des cieux auxquels Il donne la pâture. Les pécheurs, comme les plongeurs, sont faits pour être absous.

Mais nulle errante Rachel ne t’a recueilli sur l’épave miraculeusement préservée du Péquod pour qu’à ton tour, autre orphelin, tu viennes témoigner.

Ta mère n’a pas recousu tes affaires. Tu ne pars pas, pour la millionième fois, rechercher la réalité de l’expérience ni façonner dans la forge de ton âme la conscience incréée de ta race.

Nul antique ancêtre, nul antique artisan ne t’assistera aujourd’hui ni jamais.

Tu n’as rien appris, sinon que la solitude n’apprend rien, que l’indifférence n’apprend rien : c’était un leurre, une illusion fascinante et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger ; qu’entre le monde et toi les ponts soient à jamais coupés. Mais tu es si peu de chose et le monde est un si grand mot : tu n’as jamais fait qu’errer dans une grande ville, que longer sur quelques kilomètres des façades, des devantures, des parcs et des quais.

L’indifférence est inutile. Tu peux vouloir ou ne pas vouloir, qu’importe ! Faire ou ne pas faire une partie de billard électrique, quelqu’un, de toute façon, glissera une pièce de vingt centimes dans la fente de l’appareil. Tu peux croire qu’à manger chaque jour le même repas tu accomplis un geste décisif. Mais ton refus est inutile. Ta neutralité ne veut rien dire. Ton inertie est aussi vaine que ta colère.

Tu crois passer, indifférent, longer les avenues, dériver dans la ville, suivre le chemin des foules, percer le jeu des ombres et des fissures.

Mais rien ne s’est passé : nul miracle, nulle explosion.

Chaque jour égrené n’a fait qu’éroder ta patience, que mettre à vif l’hypocrisie de tes ridicules efforts. Il aurait fallu que le temps s’arrête tout à fait, mais nul n’est assez fort pour lutter contre, le temps. Tu as pu tricher, gagner des miettes, des secondes : mais les cloches de Saint-Roch, l’alternance des feux au croisement de la rue des Pyramides et de la rue Saint-Honoré, la chute prévisible de la goutte d’eau au robinet du poste d’eau sur le palier, n’ont jamais cessé de mesurer les heures, les minutes, les jours et les saisons. Tu as pu faire semblant de l’oublier, tu as pu marcher la nuit, dormir le jour. Tu ne l’as jamais trompé tout à fait.

Longtemps tu as construit et détruit tes refuges : l’ordre ou l’inaction, la dérive ou le sommeil, les rondes de nuit, les instants neutres, la fuite des ombres et des lumières. Peut-être pourrais-tu longtemps encore continuer à te mentir, à t’abrutir, à t’enferrer. Mais le jeu est fini, la grande fête, l’ivresse fallacieuse de la vie suspendue. Le monde n’a pas bougé et tu n’as pas changé. L’indifférence ne t’a pas rendu différent.

Tu n’es pas mort. Tu n’es pas devenu fou.  

Les désastres n’existent pas, ils sont ailleurs. La plus petite catastrophe aurait peut-être suffi à te sauver : tu aurais tout perdu, tu aurais eu quelque chose à défendre, des mots à dire pour convaincre, pour émouvoir. Mais tu n’es même pas malade. Tes jours ni tes nuits ne sont en danger. Tes yeux voient, ta main ne tremble pas, ton pouls est régulier, ton cœur bat. Si tu étais laid, ta laideur serait peut-être fascinante, mais tu n’est même pas laid, ni bossu, ni bègue, ni manchot, ni cul-de-jatte et pas même claudicant.
  
Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre, peut-être, mais pas un monstre des Enfers. Tu n’as pas besoin de te tordre, de hurler. Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur.

Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi.

Le temps, qui connaît la réponse, a continué de couler.

C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue.

Cesse de parler comme un homme qui rêve.

Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des oiseaux de mer.

Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber.

                                 FIN  


dimanche 21 juillet 2019

« Seul devant sa feuille de papier, on dit merde à tout le monde ! » par Gotlib


 Il paraît que Gotlib est juif… Ah oui ?, s'étonneront un certain nombre de ses fans à qui la chose n'avait jamais sauté aux yeux. Gotlib, roi de la dérision et du second degré ? Oui. Gotlib, dieu du trait à l'impeccable élasticité ? Oui. Gotlib, créateur de journaux d'humour débridé ? Oui. Gotlib, lider maximo de la sainte déconnade ? Oui et plus que oui. Mais Gotlib, artiste juif ? 

Inutile de relire l'ensemble de son oeuvre – commencée en 1954 en tant que lettreur chez Opera Mundi/Edi-Monde – pour chercher des indices allant dans ce sens : ils y sont très peu visibles. Ils existent suffisamment néanmoins pour que le Musée d'art et d'histoire du judaïsme, à Paris, décide de consacrer une exposition à l'auteur de bande dessinée français, qui fêtera en juillet son 80anniversaire.


Alors qu'il ne prête plus d'originaux depuis longtemps – lassé de n'en voir revenir qu'une partie –, Gotlib a confié 150 planches dessinées de sa main et n'ayant jamais été exposées. Complété d'archives photographiques, écrites et audiovisuelles, l'accrochage se révèle le plus important qui lui ait été consacré depuis l'exposition de 1992 au Festival d'Angoulême, qui faisait suite à sa nomination au palmarès des Grands Prix.


« JE N'AI JAMAIS CLAIRONNÉ QUE J'ÉTAIS JUIF »

On peut s'étonner qu'un auteur de sa trempe ait été si peu célébré dans son pays. S'il est le premier à s'en contreficher, Gotlib a été plutôt surpris de l'initiative du Musée d'art et d'histoire du judaïsme. « Je suis avant tout athée mais, d'un autre côté, je suis juif et si je ne l'étais pas, je serais athée également. 



Tout ça est bien compliqué, tente-t-il d'expliquer dans sa maison de la région parisienne d'où il sort peu en raison de problèmes de santé. Disons que je suis obligé de tenir compte de cette appartenance à la judéité dans la mesure où cela a été la dégringolade du côté de ma famille pendant la guerre. Cela dit, je n'ai jamais claironné que j'étais juif. Mais je ne l'ai jamais caché non plus. »

Né dans le 18e arrondissement de Paris de parents émigrés hongrois, Marcel Gotlieb – son patronyme comprend un « e » qui ne figure pas dans son nom d'artiste – avait 8 ans quand il a vu son père se faire arrêter par la police française en septembre 1942. 

Interné à Drancy, Ervin Gottlieb – avec deux « t », avant qu'une négligence administrative ne lui en supprime un – sera déporté au camp de travail et de concentration de Blechhammer, en Haute-Silésie, puis à Buchenwald, où il mourra trois mois avant la capitulation du IIIReich.


Cet épisode tragique de sa vie, Gotlib l'a raconté par écrit dans son autobiographie, J'existe, je me suis rencontré, que les éditions Dargaud viennent de ressortir, mais jamais sous forme dessinée. Le faire au milieu des aventures désopilantes de ses différents personnages – Nanard et Jujube, Gai-Luron, Hamster Jovial, Superdupont et autre Pervers Pépère – n'aurait pas été simple, on en convient. 

A la rigueur, seule une conférence du professeur Burp dans la « Rubrique-à-brac » aurait pu évoquer la question de la déportation, à condition toutefois de prendre des pincettes d'une précision chirurgicale. Encore que…


« On peut rire de tout, mais tout dépend avec qui, poursuit Gotlib, citant Desproges. Il se trouve que le domaine dans lequel j'ai travaillé toute ma vie – le comique – ne m'a jamais donné le loisir d'aborder ces sujets-là. L'occasion ne s'est jamais présentée. » Deux de ses histoires seulement font directement référence à la seconde guerre mondiale et à sa condition de juif européen.

La première, publiée en 1969 dans Pilote, s'appelle Chanson aigre-douce et met en scène un garçon de 8 ans hébergé par une famille de paysans en 1942. Un jour d'orage, troublé par une comptine dont il ne comprend pas le sens (« Leblésemouti, Labiscouti, Ouleblésmou, Labiscou »), l'enfant se réfugie dans l'étable de la ferme en compagnie d'une chèvre qu'il a adoptée et qu'il caresse tendrement. Plongé dans son passé, le narrateur évoque alors sa fille qui vient de naître et manie la métaphore :

 « En l'an de grâce 1977, ma fille aura à son tour 8 ans. J'espère alors qu'il n'y aura pas d'orage. Pour qu'elle puisse avoir, de son enfance, autre chose qu'une comptine, autre chose qu'un museau de chèvre, tiède et humide, dans le creux d'une paume, au fond d'une étable obscure, comme souvenir à se mettre sous la dent… »



Au-delà de son message, cette double page rappellera aux visiteurs que Gotlib a aussi excellé dans le registre de l'émotion et de la tendresse.

LE « PEUPLE DES RATS »

Antérieure d'un an, l'autre histoire raconte la destruction des halles de Paris du point de vue des rongeurs qui y vivaient alors dans le bonheur absolu. Difficile, là aussi, de ne pas voir comme une allusion à la persécution des juifs l'opération de dératisation réalisée par les humains à l'aide d'un gaz appelé le « fléau ». Idem du déménagement du marché central à Rungis, vécu comme un « grand cataclysme » par le « peuple des rats » contraint à l'exode.

 Nous sommes en 1968 : trois ans plus tard, l'Américain Art Spiegelman commencera les premières ébauches de ce qui deviendra ensuite Maus, son récit sur la Shoah où les juifs seront dessinés avec… des visages de souris.

Etonnamment, Gotlib prétend n'avoir pas cherché à revisiter l'histoire avec ce court récit destiné à la « Rubrique-à-brac » : 

« Si je l'ai fait, c'est de manière inconsciente », confie l'ancien co-créateur de L'Echo des savanes et de Fluide glacial, deux magazines de BD pour adultes qu'il n'aurait jamais pu fonder, dit-il, « sans une analyse de dix ans ». « On a tendance à beaucoup interpréter mes travaux, poursuit-il. J'en tombe souvent sur le cul – vous écrirez “c“ avec trois petits points, hein ? »

Sa pudeur en la matière ne serait pas éloignée, à l'en croire, de celle de celui qui fut en partie son père de substitution, René Goscinny, qui scénarisa pour lui Les Dingodossiers – Goscinny dont la famille venait de Pologne : « Lui-même n'abordait jamais le sujet, comme s'il cherchait à le dissimuler. Nous n'en parlions en tout cas jamais, lui et moi. 


La seule fois où on l'a entendu s'exprimer là-dessus, c'était en 1968 après le putsch mené contre lui par les auteurs de Pilote dont il était le rédacteur en chef. Il a piqué une colère terrible en hurlant : “Toute ma vie, j'ai eu des emmerdements parce que je suis juif”, m'a-t-on rapporté, car je n'étais pas présent ce jour-là. »

UN USAGE MASSIF DE L'AUTODÉRISION

Parmi les interprétations qui circulent autour de son oeuvre, l'une d'elle veut aussi que Gotlib aurait en quelque sorte fait de « l'humour juif » sans le savoir, à la manière d'un M. Jourdain. L'explication vient de son usage massif de l'autodérision.

A partir des années Pilote et jusqu'à la fin de la période Fluide glacial, le dessinateur n'a eu de cesse de se mettre en scène et de se moquer de lui-même. « J'ai peut-être manié ce genre d'humour parce que je suis juif, mais allez savoir, élude-t-il à nouveau. 

Le fait est que j'ai été nourri d'humour anglais avec Jerome K. Jerome, d'humour américain grâce à la lecture de Mad, que j'ai découvert après mon service militaire, mais aussi d'humour français : je possède l'intégrale d'Alphonse Allais et j'ai toujours adoré Tristan Bernard. Tout cela fait un gros paquet d'influences. A un moment, il n'y a plus de place pour autre chose. » 


Marcel Gotlib, hymne à la sainte Déconnade


 Roi de la déconnade, prince de la dérision et du second degré, le père de Gai-Luron et de Superdupont (mais aussi de Nanard et Jujube, Hamster Jovial, Professeur Burp, Isaac Newton et autres Pervers Pépère) se devait, à presque 80 ans, de tordre le cou aux ignobles rumeurs qui circulent sur son compte depuis longtemps. Un interrogatoire musclé mais franc du collier s’imposait, façon Bougret-Charolles, le duo d’enquêteurs intraitables né dans les pages de La Rubrique-à-brac.

Marcel Gotlib, il paraît que vous êtes juif…

Ah ben OK, d’accord ! Si vous croyez tout ce qu’on dit dans les journaux !


Vous prétendez de manière éhontée n’avoir jamais su très bien dessiner. Ah ah…. C’est du foutage de gueule ou de la fausse modestie ?

Non, plutôt du foutage de modestie ou de la fausse gueule. En fait, j’ai vraiment l’impression que dans cette branche, la BD, je ne suis qu’une modeste brindille. Je reconnais toutefois savoir dessiner beaucoup mieux que Franquin ou que Jean Giraud (alias ). Ces deux-là, c’est de la gnognote à côté des œuvres qui ont fait ma gloire, soit dit en toute modestie. 

La vérité est que je n’ai jamais aimé dessiner les décors. C’est pour cela que j’ai créé la coccinelle des coins de page : elle occupe l’espace. Mon truc à moi, cela a toujours été les personnages, les expressions du visage, les attitudes corporelles… Aujourd’hui, ma main n’est plus assez sûre pour dessiner. L’envie de prendre un crayon a disparu car je sais d’avance que cela ne sera pas bon.


Il se dit que vous un êtes un grand dépressif. Est-ce pour vous soigner que vous avez décidé de faire de l’humour ?

Je suis dépressif, c’est vrai… Mais l’humour n’a jamais soigné mes crises de dépression. J’ai bien essayé en me plongeant dans le Vermot, l’œuvre complète de Kierkegaard et même jusqu’à l’intégrale de tous les grands auteurs qui ont écrit suffisamment de livres pour qu’on rassemble ces derniers en intégrale.

Selon des informations non vérifiées, vous auriez lu et relu Victor Hugo pendant votre enfance. Quelle drôle d’idée de choisir la carrière de dessinateur de petits miquets ! Vous aviez peur de faire de l’ombre au grand poète ou quoi ?

C’est une information non vérifiée, comme vous dites. Ça n’est pas pendant mon enfance que j’ai fait connaissance de Victor Hugo, c’est beaucoup plus tard. Pendant mon adolescence en fait, à l’âge de quinze ans. Tâchez de vérifier vos informations à l’avenir. Je me souviens d’avoir pleuré comme une madeleine en lisant Les Misérables quand Marius et Cosette s’embrassent. Quinze ans, c’est l’âge où on commence à être amoureux.

Une rumeur persistante affirme que vous avez failli devenir le cinquième Beatles, dans le Liverpool des années 1960. Carrément…

La rumeur est cette fois fondée, à un détail près : le cinquième  Beatles était en réalité George Martin. J’ai failli effectivement devenir, non pas le cinquième mais le sixième Beatles. Cela rappelé, le fait de ne pas avoir fait de musique est le grand regret de ma vie. J’aurais aimé jouer du piano et que cela m’apporte autant de plaisir que la bande dessinée m’en a apporté. Bon, j’ai quand même un peu grattouillé la guitare, car je suis fan de Brassens aussi.

La dernière partie de votre œuvre (Rhââ Lovely, Pervers Pépère) montre très clairement que vous êtes un pervers polymorphe à tendance compulsive. Pas très joli pour quelqu’un qui a commencé sa carrière dans les illustrés destinés à la jeunesse…

Ça n’est pas impossible… Mais il y a encore plus pervers polymorphe que moi, ce sont les enfants eux-mêmes.

Jack Lang vous a remis la Légion d’honneur en 2000. Drôle d’idée : comme si la bande dessinée pouvait prétendre à une reconnaissance institutionnelle… Pourquoi ne pas l’avoir jetée aux orties, comme Jacques Tardi ?

D’abord, parce que j’aime bien Jack Lang. Ensuite, parce que je n’ai pas pu me résoudre à refuser la décoration en souvenir de mon père, qui s’est engagé volontaire dans l’armée française en 1940. En récompense de quoi, après l’armistice de Pétain, les flics sont venus l’embarquer vers des colonies de vacances d’où il n’est pas revenu (il devait trop s’y plaire).

Ne vous en déplaise, vous êtes considéré comme un génie du 9e art. Il paraît que cela vous fait une belle jambe…

C’est vrai… Vous voulez peut-être que je vous la montre ?

Laissons la conclusion au commissaire Bougret et à son fidèle adjoint, l’inspecteur Charolais :




Gotlib : « Seul devant sa feuille de papier, on dit merde à tout le monde ! »

Propos recueillis par Richard Gaitet.


L’image est immortelle. Marcel Gotlib, assis dans son jardin, genoux croisés et chemise colorée, une coccinelle de cire entre les mains. C’était en juin 2004, l’été de ses 70 ans, dans son aimable mansarde du Vésinet (Yvelines). Le père de Gai-Luron recevait à l’occasion de la sortie d’une poignée d’Inédits, prétexte à une interview rétrospective délivrée de cet accent typiquement parigot tiré des faubourgs de Clignancourt. Le dieu de la blague était là, devant moi. Pour trois heures de conversation… qui démarre près d’une pile de vinyles.



Parmi vos disques, il n’y a donc pas que Brassens et les Beatles ?

Marcel Gotlib : La moitié c'est des trucs d'humour, comme le Goon Show [1951-1960], une émission radio anglaise, les trois pères des Monty Python. Un seul héros, toujours le même. À trois, ils jouaient une centaine de personnages et c'était génial ! J'ai découvert ça par hasard à New York, en rencontrant la tête pensante des Goons, Spike Milligan. Je voulais mettre en BD les Goons, mais j'ai pas réussi. Et puis il y avait Peter Sellers, qui a débuté en tant qu’imitateur avec eux. Je comprends pas très bien l'anglais, mais il y a des disques que j'ai écouté une centaine de fois. Tenez, voilà un best-of, avec Sellers.


Qu'est-ce qui vous amène à la BD ?

J'avais envie de dessiner depuis tout petit. Ma famille et mes copains à l'école n'arrêtaient pas de me dire : « Oh la la, t'as du pot, tu dessines bien. » Donc j'avais cette idée en tête, voire même celle de faire du dessin animé. Certains voulaient conduire des locomotives ou être pilotes, moi, je voulais faire comme Walt Disney. L’école, je me suis arrêté au brevet. J'ai bossé dans un bureau à l'office commerciale pharmaceutique, où je faisais des bordereaux, je tapais à la machine. Le soir, j'allais aux arts appliqués. Je frimais en arrivant au bureau avec un carton à dessins… J'ai même essayé – pour deux cours, seulement – les arts et métiers. 

Après, je suis rentré chez Opéra Mundi et EdiMonde, qui éditaient Le Journal de Mickey ou le journal féminin Confidences, et j'ai fait du lettrage. Ensuite quelqu'un m'a dit qu'à Vaillant, ils recherchaient des auteurs comiques, alors je me suis présenté avec un dossier et ils m'ont commandé une page par semaine. Je rentre à Vaillant en 1962, pile après mon mariage – on s'est mariés en juin, j'ai déposé le dossier et je suis parti en vacances. Quand j’y suis retourné, on m’a dit : « Ça fait deux mois qu'on vous cherche partout ! ». Un coup de pot, comme il y en a deux-trois dans une vie.

Que dessiniez-vous, avant Vaillant ?

Des albums à colorier ou des catalogues pour une petite boîte suédoise, avec le dessin d’un petit garçon. Ils m'ont dit : vous n'avez qu'à faire les aventures d'un petit garçon avec un petit renard, ce qui deviendra Nanar et Jujube [1962-1965]. J'ai jamais compris pourquoi ils tenaient à avoir un renard, étant donné qu'ils avaient déjà Muzo, de Placid et Muzo. Mais moi, on me dit de faire, je fais.


Comment avez-vous rencontré René Goscinny ?

Trois ans après, en 1965. Mon but, c'était Pilote. Plus burlesque, plus second degré, alors qu'à Vaillant, je ne pouvais pas : on s'adressait à des mômes de 7-8 ans. Même Gai-Luron était déjà trop intellectuel. Mais je ne leur jette pas la pierre : Vaillant c'était bien, et puis j'y avais des copains, comme Tabary. Un jour, j'ai préparé une histoire et j'ai pris rendez-vous avec les deux têtes pensantes de Pilote, Goscinny et Charlier, et ça a marché. Pendant plusieurs années, j'ai collaboré aux deux journaux, au rythme de quatre planches d'office par semaine : deux pour Vaillant, deux pour Pilote. C'était pas pour gagner plein de sous, mais parce que j'adorais ça. Les sous venaient après. Comme disait Goscinny : « C'est une affaire entre mon contrôleur des contributions et moi. »

Aviez-vous en tête, avec Goscinny, d'importer en France l'esprit non-sense du magazine américain Mad ?


Importer l'esprit, non. Goscinny avait collaboré à Mad, quand il vivait aux États-Unis. Il était très pote avec Harvey Kurtzman et travaillait dans son atelier avant que ce dernier ne crée Mad. Goscinny voulait d’ailleurs une rubrique « à la Mad » dans Pilote, mais les auteurs français ne connaissaient pas, il remettait donc son envie dans sa poche et son mouchoir par-dessus. Puis un beau jour, deux ou trois mois après mon entrée à Pilote, on s'est rendu compte qu’on aimait Mad tous les deux. 


Il m'a proposé de faire Les Dingodossiers, une espèce d'équivalent selon lui de l'esprit Mad : pas de héros, un comique didactique. Mad, c’était tout de la parodie, de la dérision, de l'autodérision même. Kurtzman s'est occupé des vingt-six premiers numéros, après il y a eu des salades avec l'éditeur, Bill Gaines. Il a laissé tombé et ça a été repris. Par la suite, Kurtzman s'est acoquiné avec Hugh Hefner, le créateur de Playboy, et a fondé une revue, Trump [1957], puis Humbug [1957-1958] et Help! [1960-1965]. Avec Will Elder, ils ont aussi régulièrement collaboré à Playboy. 


Trois albums couleurs sont sortis en français, c’est le Châtelet de la bande dessinée comique : ils faisaient ça à la peinture et chaque case était un tableau. Ils avaient plein d'invités : Frank Frazetta, Jack Davis, des gars de l'ancien Mad qui venaient. Vous connaissez Frazetta ? Mais si : il dessinait des balèzes et des nanas vachement bien roulées, énormes. Sur le n°1 de Métal Hurlant, Moebius avait repris l’idée d'une illustration de Frazetta.


Vous ne vouliez donc pas adapter Mad à la française ?

Jamais vraiment, non. C'est plutôt du domaine de l'influence. Mais il n'y avait pas que Mad. J'ai toujours été sensible au burlesque ; au cinéma, chez Tex Avery, ou en musique, chez Spike Jones. L'esprit enfantin. Il y a eu des tentatives d'adaptation de Mad par l'équipe de Hara-Kiri, mais ça n'a jamais marché. C'est tellement américain que faut être malade mental comme moi pour se marrer. 


En lisant les premiers numéros, je riais à des parodies sans connaître les références – la série télé Dragnet, par exemple. Je revenais de l'armée quand j'ai découvert Mad. Et puis tout s'est accumulé : Marx Brothers, Woody Allen, Monty Python. une sorte de confiture qui s'agglutine pour ressortir dans son propre travail.

Très tôt, vous vous êtes mis à vous dessiner vous-même. Pourquoi ?

D'abord dans Les Dingodossiers, puis dans la Rubrique-à-brac. Dans Gai-Luron, je me dessinais, mais de dos ; quand il n’était pas content, il venait m'engueuler en passant par l'encrier. C'est venu du fait que je n'avais pas de héros ; le héros c'était moi, dans le texte. D'abord en dingo-enquêteur, puis en « moi-je » qui parle à « vous-lecteurs ». Comme à la télé, c'était interactif. Il suffit d'un glissement entre le moment où on écrit « je » et celui où on se dessine. 

Quand j'ai commencé Les Dingodossiers, les collègues du canard me disaient : « Mais ça va pas ? Maintenant que tu es dans la place, qu'est ce que t'attends pour créer un héros, un super-machin, un détective-n'importe quoi ? Sinon, qu'est-ce que tu feras de tes planches, après ? T'auras plus qu'à les jeter à la poubelle... » Or, ça continue d'être vendu en albums. J'ai pas eu beaucoup de héros : Gai-Luron pendant six ans, puis Hamster Jovial et Pervers Pépère, voilà, le temps d'un album. Dans la Rubrique-à-brac. le « héros », le personnage principal auquel le lecteur pouvait s'identifier, c'était moi. 


Je me dessinais à toutes les sauces. Là où c'est le plus près de moi, c'est la couverture des Inédits. Le maquettiste m'avait dit, avec plein de délicatesse : « Tu te dessines trop bien. Faudrait quand même pas oublier ton âge et ton bide. » Sinon, il y avait des gags récurrents : Newton, la coccinelle, « un humour glacé et sophistiqué »... Je précise que pour comprendre la notion de gag récurrent, il faut montrer la photo d’une bonne femme en train de récurer une casserole.

Tronchet parle du personnage-Gotlib, vêtu de son manteau d'hermine, coiffé de sa couronne de lauriers et plein de mégalomanie effrénée, comme d'un « idéal inversé » pour le timide que vous êtes. Oui ?

C'est un travail d'auteur, qui ne se faisait peut-être pas avant. Après 1968 et L’Écho des Savanes [fondé en 1972 par Gotlib, Brétécher & Mandryka], il y a eu une sorte de mutation : avant, on racontait des histoires et aujourd'hui, les auteurs s'expriment. Hergé. ses histoires sont majestueuses mais... (bon, vous allez hurler : Tintin, moi je n'aime pas. 

Je n'ai jamais aimé Tintin), ceux qui connaissent bien Tintin diront toujours qu'il y a du George Rémi dedans. Mais quand on connaît pas, ce sont des aventures très bien ficelées avec un humour un peu débile. L'autre grand, c'est Franquin. Je l'ai très bien connu. C'était vraiment un artiste, facilement déprimé, voulant toujours aller plus loin, quand il en avait marre d'un truc il le lâchait... pour en arriver à cette splendeur : Idées noires. 



Avec Delporte et d’autres, ils ont fait Le Trombone illustré, un supplément agrafé à l’intérieur de Spirou, plus adulte, ce qui n'a pas plu aux parents des jeunes lecteurs de Spirou. Le directeur a dit : « Vous arrêtez ça tout de suite ! ». Et là-dedans, il y avait Idées noires. J'ai sauté à la gorge de Franquin : « Je le veux pour Fluide, je le veux pour Fluide ! » Et il l'a continué l'espace d'un album et demi.

Quelles étaient vos relations avec Franquin ?

Je le voyais quand j'allais à Bruxelles, je connaissais sa femme, sa fille. C’était un type adorable, le cœur sur la main, qui recevait les jeunes dessinateurs. Il avait dix ans de plus que moi. J'adorais ce mec-là et son travail m'a beaucoup influencé. Je le connaissais moyennement, hein : j'avais du plaisir à le voir, peut-être lui aussi, mais on peut pas dire que c'était un vache de copain ou d’ami. 

Et puis c'était un des seuls à avoir un avis complètement positif à propos de L’Écho des Savanes, alors pour que les autres, notamment l'école belge, c'était des trucs qu'on a le droit de faire sur un coin de table, mais pas dans le travail. Dès le n°1, Franquin nous a appelé, Mandryka, Brétécher et moi, pour nous dire qu'il s'était marré. Un mec formidable.

Et avec Goscinny ?

Un relation de père à fils, pas ouvertement. Un peu ambigu, parce que c'était le patron, mais j'étais très attaché à lui. C'est le type qui m'a accueilli et qui m'a laissé faire. Et puis quand il y a eu L’Écho, ça s'est gâté un peu. Puis, quand j'ai quitté Pilote pour me consacrer totalement à L’Écho puis à Fluide glacial [fondé en 1975 par Gotlib, Alexis et Jacques Diament], on a eu une... cassure dans notre relation d'amitié professionnelle. Et je suis persuadé qu'on s'en serait sortis avec le temps, mais il est mort [en 1977]. On aurait oublié tout ça.


Peut-on évoquer, justement, votre rupture avec Goscinny ?

Non, parce qu'il n'y a pas eu d'engueulade. Il était contre les trucs à base de sexe et de pipi-caca. Mais si j'avais continué à Pilote comme par le passé, rien ne se serait passé, on ne se serait jamais fâchés. Ce qu'il l'a beaucoup touché c'est, je crois, que je me barre du journal. Quelques années plus tôt, il m'avait accueilli à bras ouverts, il a donc eu l'impression d'une trahison. 


Et moi, j'avais un complexe de culpabilité terrible, mais comme on dit : chacun sa vie. Et ensuite, on a été suivis par tous les autres, et ça a indirectement provoqué la chute de Pilote. Un véritable exode : les gars s'en allaient fondé leurs journaux à gauche à droite. Puis Pilote est devenu mensuel jusqu'au jour il a été obligé de s'arrêter.

Je sais pas si je devrais raconter tout ça parce qu'il y a sa fille, qui voue un culte à son père, en gardienne du temple... c’est un peu préoccupant par moments.

Vous aviez envie d’une BD plus adulte ?

Faut se méfier du terme « adulte ». Sous prétexte que je me suis mis à faire des quéquettes, du caca et du pipi, tout le monde a hurlé à la BD adulte. Or, je vois pas en quoi dessiner des biroutes et des gars en train de faire caca a quoi que ce soit d'adulte. J'ai eu énormément de plaisir à travailler dans ce canard trimestriel, L’Écho, pendant trois ans et demi. Mais ce fut un sas pour passer d'un état à un autre, un peu comme une cocotte-minute dont on aurait soudé la sifflette et qui explose. 


Alors ça fout la merde partout ! Mais je n'ai jamais eu envie de passer ma vie à dessiner ce genre de choses. Ça représente un moment. Aller très loin pour ensuite revenir à des choses plus sages. Travailler dans L’Écho, ça permet d'intégrer des foules de choses qu'on sent déjà dans les dernières Rubriques-à-brac. Notamment dans celle intitulée L'acte sexuel chez les animaux. On le voyait chez l'amibe, le cochon, l'éléphant et l'homme, avec les différentes étapes, danses de séduction, parfums... 


Au moment de représenter l'acte sexuel du couple humain, j'ai mis des photos de Bouddha, un bouquet de fleurs, un paquebot. Par la suite, si j'avais vraiment dessiné l'acte de copulation, ça aurait été moins drôle. Un peu de contraintes oblige parfois à trouver des idées.

J'ai toujours nié que mes bandes étaient pornographiques. C'est de la BD d'humour avec du sexe dedans. Mais quand j'ai dessiné Au p'tit bois charmant, j'avais un peu la trouille, mais je l'ai fait quand même. La pipe à Jean Valjean, je savais que ça passerait pas. Il a fallu mettre un sticker « réservé aux adultes ». Les trois Rhââ Lovely [1976-1978] sont très cochons, les deux Rhââ-gnagna [1979-1980] sont beaucoup plus gentils et plus évolués que la Rubrique-à-brac, sans dénigrer celle-ci. C'est ce dont je suis le plus content, dans tout ce que j'ai dessiné.


L’Écho, Fluide et ces BD-là, c’était de la contre-culture, comme Actuel ?

On me l'a dit, mais moi je n'avais pas du tout l'impression de m'élever contre la société, faire la révolution et tout ça. Une fois, je suis tombé sur le cul : en mai 68, quand tout le monde était très politisé, j'ai dessiné deux pages... sur la tortue. On parlait de toute cette remise en cause politisée de la société, que je n'y arrivais pas à exprimer, et Gébé m'a dit : « Détrompe-toi : tes deux pages sur la tortue, y a des bourgeois, ça ne leur plaît pas beaucoup ! » Peut-être qu'il avait raison. Ce n'est pas que je ne le pense pas, mais ça m'amuse pas professionnellement de traiter ces sujets. Moi je dessine pour faire rigoler ma concierge et deux-trois copains.

Il n'y avait que trois trucs qui me faisaient aller de l'avant : le boulot, ma femme et ma fille – pendant les événements de mai, ma femme était enceinte, il n'y avait plus d'essence, on est parti voir un couple de copains à Rouen et ce sont eux qui nous ont appris que toute la nuit ; il y avait eu la merde boulevard Saint-Michel. « Ah bon ? ». Je suis vraiment nul, je m'intéresse à ces choses-là de manière très superficielle, et comme j'ai une attitude de recul, on n'y peut rien, ça change rien, ça sera toujours pareil. Soixante ans après, l'antisémitisme réapparaît, le Front National avance, ça ne s'arrêtera jamais.


Quel rédacteur en chef étiez-vous ?

Pas du tout comme Goscinny. Pilote contenait une moitié de BD comiques et l'autre moitié de BD réalistes. J'étais dans son bureau avec lui, il recevait le nouveau numéro et commentait : « Vous voyez, cette histoire-là, je suis pas très client. » Même si ça lui plaisait pas, il considérait que ça plairait aux lecteurs. Il était très professionnel. Or, moi, pour Fluide, j'étais convaincu qu'il était absolument nécessaire d'adopter une ligne : choisir le créneau de l'humour (pas le plus mauvais).




 Mes choix étaient complètement subjectifs. Je ne rencontrais jamais les auteurs, on recevait les planches par la poste. Parce que si c'est bien, ça va, si c'est à chier, je ne peux pas le dire. Paraît que Wolinski, quand il était rédac' chef de Charlie mensuel, disait : « Écoute vieux, tu ferais mieux d'aller garder les vaches. » J'ai vu des gars que j'avais refusé se faire publier ailleurs. Ça m'a un peu déculpabilisé.

D’après Léandri, « le seul critère, c'était que ça fasse rire Gotlib ».

Léandri m'a procuré des bonheurs ineffables. Pour avoir le numéro de commission paritaire de Fluide glacial, il fallait un certain quota de textes, mais je voulais pas d'une rubrique rock ou cinéma, je cherchais plus original. Un jour, j'ai reçu la visite d'un barbu avec une pile de textes dactylographiés. Je les ai lu au lit et je me suis marré. Depuis le n°2 ou 3, il n'a pas arrêté. Depuis trente ans !


Léandri et Maëster reconnaissent votre « fibre du grand public ». Vous n'aimiez pas l'humour élitiste où les gags ne concernent que trois personnes.

Faut se débrouiller pour mettre les lecteurs dans la confidence. Le truc, c'est de mettre le plus possible de gens dans notre camp, tout en ne dédaignant pas ses propres goûts. Mais je ne suis pas sûr d'avoir fait le bon choix. J'aurais dû continuer à dessiner parce qu'après, j'avais deux casquettes, auteur de BD dans Fluide (je l'avais fondé pour ça : faire ce que je veux dans mon journal) et celle d’être une sorte de directeur artistique. Deux choses qui n'allaient pas ensemble dans ma tête. Ce qui a conduit a une sorte de désaffection, pour aboutir à me faire arrêter la BD.


Pourquoi ?

J'en sais rien. Une hérésie psychologique. Je ne pouvais pas assurer les deux rôles à la fois. Mais peut-être que même sans le journal, j'aurais arrêté la BD. Pourquoi j'ai arrêté la Rubrique-à-brac ? Elle pouvait durer cinq cents ans. Pour une raison inconnue, j'en ai eu marre. J'en avais un peu fait le tour. Ça correspondait à l'arrivée de L’Écho, un souffle nouveau. Puis le souffle nouveau post-Écho, ça a été de créer un journal, Fluide. Les premières années, ça a été très jubilatoire, puis c'est devenu fatigant. Pas physiquement, mais j'en ai eu marre. C'est dur à expliquer.


Quel regard portez-vous sur Fluide aujourd'hui ?

C’est comme quand ils interviewent Peter Gabriel à propos de Genesis : « Ça m'énerve qu'ils aient réussi sans moi. » Bon, il y a des trucs que, moi, j'aurais jamais pris. Mais il y a de nouvelles têtes. Larcenet, La Ligne de front, c'est un chef-d’œuvre. Goossens, fabuleux. Le gars qui vire Goossens ou Larcenet, c'est un connard.

 " L'Encyclopédie des bébés " par Daniel Goossens



                       " Le Rapport de Brodeck " par Manu Larcenet


Qui vous fait rire, dans la BD ?

Un mec qui me fait vraiment marrer, c'est Zep. Titeuf, c'est à hurler de rire et il mérite largement son succès. L'univers dans lequel il fait naviguer ses mômes, écoutez comment ils parlent... Il a trouvé le filon. Il n'aurait peut-être pas pu le faire il y a vingt ou trente ans. Son dessin est très drôle. Et son canard pour mômes, Tchô, même moi, ça me fait marrer. Parce qu’il y a du second degré, qu'il n’y avait pas dans Vaillant. Les mômes ont évolué. Mon petit-fils, Marius, il est écroulé de rire quand il lit les histoires de Zep.



Pourquoi n'être jamais passé à l'écriture ?

Je m'y suis mis dans mon autobiographie, J’existe, je me suis rencontré [1993], mais j'ai eu tellement de mal, beaucoup de mal sans dessin. D'ailleurs, on me l'a dit : « Ton texte, on dirait de la BD sans dessin. » J'ai l'ai livré avec un an de retard. Chaque fois que je relisais un truc, je trouvais ça à chier. Je voulais écrire la suite, jusqu'à mon entrée dans la profession, mais...


Maëster, Tronchet et Léandri s’accordent sur un point très précis : la planche de Gotlib qui les a le plus touché, c’est celle où vous évoquez votre mère, quand elle vous regarde passer à la télévision.

La veillée des chaumières.... C'est paru dans Rhââ. C'est pas vraiment autobiographique. Ma mère n'a pas vécu ça. Mais à la fin de sa vie, elle était très bougon, n'allait plus bien dans sa tête. « Mon fils, il a des mains en or. Son père n'a jamais voulu qu'il fasse un boulot fatigant. » J'ai volontairement mis un texte très très abscons. Elle comprend que dalle, mais elle est en extase. « Il est intelligent, hein, il est intelligent. » Une tranche de vie. Tout con. Je me sens mieux quand je déconne. J'ai un fond angoissé, donc ça me fait du bien, c'est le coup du clown triste. J'ai une certaine tendance à être hypocondriaque.


Combien d'albums vendus ?

Entre quatre et cinq millions, en quarante ans, dont 70% de Rubrique-à-brac, puis Les Dingodossiers. Gai-Luron, ça s'est jamais vraiment vendu. Au début de Fluide, ça nous a servi de starter, on sortait des albums brochés, ça faisait une petite trésorerie. Sinon, il y a les cartes postales, ça marche incroyable. Les chaussettes aussi.

Votre dernier album, c'est La Bataille navale ou Gai-Luron en slip, en 1986...

Ouais, mais ils en ont vendu 332 et demi. Pour bien comprendre le sens de cet album, il fallait avoir lu les dix précédents. Ça correspondait à mon état d'esprit du moment : quand Gai-Luronjouait à la bataille navale avec Belle-Lurette, c'était un substitut. Enfin, c'est quelqu'un qui me l'a dit. Moi, j'y pensais pas.


... et votre dernière planche date de 1988. La BD ne vous manque pas ?

J'ai continué un peu, mais les dernières que j'ai faite, j'étais vraiment pas content. Je dessine encore, mais plus de la BD. Ça ne m’intéresse pas beaucoup. Je sais pas pourquoi. J'y réfléchis comme ça, sans plus. Sur Gai-Luron en slip, j'ai eu une terrible crise de sciatique du bras. J'ai vachement souffert et il y a eu une espèce de bruit comme quoi j'avais un cancer... Et j'ai pas fait beaucoup d'exercice dans ma vie. J'étais toujours assis à ma table. Ça , c'est une erreur : il ne faut pas seulement s'occuper de son cerveau, il faut aussi s'occuper de son corps.


Vous faites quoi, aujourd'hui ?

J'écris, des fois. On me demande parfois des collaborations régulières, mais ça fait chier. Un truc qui m'exciterait peut-être, c'est de rentrer dans le dessin animé. Je l'ai un peu fait avec Canal+ et La Coccinelle au musée. Alors il y a des trucs en préparations mais ça dure tellement que je suis complètement découragé. 


Ce qui m'amuserait, ça sera des conneries comme la Rubrique-à-brac, mais en animation. Du dessin animé traditionnel, de la 3D, et pourquoi pas du film live, un mélange. Pas une adaptation au pied de la lettre, mais par exemple, les rubriques animalières du Professeur Burp, avec les animaux en dessin animé et Burp joué par un comédien. Mais c'est vachement dur. Il y a tellement d'instances qui rentrent en jeu… Quand on est seul devant sa feuille de papier, on dit merde à tout le monde !





Avec la disparition de Gotlib, c'est l'un des meilleurs aspects des années 70 (avec l'espoir d'une révolution mondiale) qui disparaît: le goût de la dérision, de l'autodérision, le refus de respecter quoi que ce soit: pour nous, c'était naturel.

Aujourd'hui que des cagots de toutes espèces ont détourné à leur profit la légitime revendication du respect des êtres pour imposer un nouveau puritanisme assassin (et alors que l'obsession islamophobe, nouveau masque de la haine anti-arabe, est venue tout brouiller), relire la gentille BD qu'il a consacrée à la réunion des Dieux fait du bien. 


Car celui qui, enfant, échappa aux rafles vychistes-nazies qui emportèrent son père, avait su conserver cette qualité aujourd'hui si méprisée (car confondue par les winners avec un défaut de loser): la gentillesse.





http://quadruppani.blogspot.com/2016/12/salut-gotlieb.html