dimanche 30 juin 2019

Bob Morane a 100 ans !


Bob Morane cultive aussi un certain nombre d'amitiés féminines. Les plus importantes sont celles qu'il entretient avec la journaliste au Chronicle de Londres Sophia Paramount, avec Tania Orloff, nièce de l'Ombre Jaune, ainsi qu'avec la mystérieuse et capiteuse Miss Ylang-Ylang, cheftaine omnipotente de la terrible Organisation Smog. 

Si la totalité de ces relations sont tendres ou condescendantes (d'où son irrépressible habitude d'appeler toutes les jeunes filles qu'il rencontre « petite fille ») et toujours intégralement chastes, elles laissent deviner le goût de Morane pour le sexe féminin. Le grand amour romantique de sa vie est Tania Orloff, la nièce de l’Ombre Jaune, qui fait d’eux une sorte de couple à la Roméo et Juliette à jamais séparé par l’oncle de cette dernière auquel tous deux sont opposés, mais que la nièce respecte. 

 Bob Morane est le héros d'une série de romans créée en décembre 1953 par le romancier belge Henri Vernes pour la collection de poche « Marabout Junior » publiée par l'éditeur verviétois André Gérard. Ces romans furent par la suite adaptés en bandes dessinées.

Conçu au départ comme une sorte d'aventurier mi-justicier, mi-« barbouze », le personnage évolue au cours de son demi-siècle d'existence pour se trouver impliqué dans des aventures de plus en plus complexes. Aux voyages exotiques, auxquels se mêlent espionnage et aventures classiques, viennent se greffer très tôt des thèmes de science-fiction sous l’influence d'un ami intime de l'auteur, Bernard Heuvelmans, le père de la cryptozoologie. (...)

Français au visage osseux, aux cheveux coupés en brosse et aux yeux gris, à la carrure athlétique, né un 16 octobre comme Henri Vernes, Morane est éternellement âgé de trente-trois ans. Orphelin de père et de mère, il a été élevé en Bretagne par une vieille tante. Il est un héros de la bataille d'Angleterre, pilote de Spitfire et ancien Flying Commander — un grade imaginaire — de la RAF. (...)

Polytechnicien, ingénieur et officier en disponibilité de l'armée de l'air française, il est nyctalope. Sa curiosité et son sens de la justice lui font parcourir le monde. Reporter-photographe occasionnel au magazine Reflets, il connaît énormément de langues ; ainsi que diverses techniques de combat en corps à corps : savate, karaté, judo, jiu-jitsu. 

Expert dans le maniement d'un grand nombre d'armes il possède tout au moins un lourd Colt automatique, un Luger et un revolver. Il a noué des relations dans différents services secrets : aux États-Unis, avec le chef de la CIA Herbert Gains ; avec Sir Archibald Baywater de Scotland Yard en Grande-Bretagne ; avec le lieutenant Gros-Jean à la Police montée canadienne ; avec le colonel Jouvert au 5e Bureau de France ; et avec Sheela Khan, chef de la police de Calcutta et des services secrets en Inde. (...)

Malgré son énergie et son goût de l'aventure, Bob Morane connaît parfois des moments d'embarras ou d'incertitude, qui le poussent irrésistiblement à se passer la main dans ses cheveux en brosse. Il aime également faire alterner les périodes d'intense activité et de flemmardise, qu'il passe en pantoufles à lire dans son appartement du quai Voltaire à Paris, au milieu de ses collections d'objets rares ou curieux, souvenirs d'anciennes aventures.

Bob Morane cultive aussi un certain nombre d'amitiés féminines. Les plus importantes sont celles qu'il entretient avec la journaliste au Chronicle de Londres Sophia Paramount, avec Tania Orloff, nièce de l'Ombre Jaune, ainsi qu'avec la mystérieuse et capiteuse Miss Ylang-Ylang, cheftaine omnipotente de la terrible Organisation Smog. 

Si la totalité de ces relations sont tendres ou condescendantes (d'où son irrépressible habitude d'appeler toutes les jeunes filles qu'il rencontre « petite fille ») et toujours intégralement chastes, elles laissent deviner le goût de Morane pour le sexe féminin. Le grand amour romantique de sa vie est Tania Orloff, la nièce de l’Ombre Jaune, qui fait d’eux une sorte de couple à la Roméo et Juliette à jamais séparé par l’oncle de cette dernière auquel tous deux sont opposés, mais que la nièce respecte. (...)

Ballantine, William (dit Bill) 

Écossais descendant direct du Clan des McGuiliguidy, roux de 2 mètres et de 34 ans, aux mains grosses comme des roues de brouettes, aux poings de la taille d'une tête d'enfant, il est doté d'une force colossale. Patriote, il boit volontiers du whisky (Zat 77 de préférence).

Superstitieux, il possède un château ancestral et un élevage de poulets en Écosse mais celui-ci ne l'occupe que partiellement car il est le compagnon numéro 1 de Morane. Il ponctue ses phrases d'argot et surnomme son illustre compagnon « Commandant » en référence aux états de service de Bob Morane dans la RAF durant la Seconde Guerre mondiale. Morane le rectifie avec une note d’humour par un : «  Tu sais bien que la guerre est finie et que je ne commande plus rien du tout », phrase à laquelle Bill Ballantine répond invariablement par : « Je sais, Commandant ». (...)

Miss Ylang-Ylang est décrite par Henri Vernes comme une femme « au visage à l'ovale et aux traits parfaits, qu'éclairaient de longs yeux bridés d'eurasienne. Leur fixité indiquaient une volonté de fer, et aussi de la cruauté. Le nez était fin, délicatement ouvré, et la bouche d'un dessin parfaitement achevé. La matité crémeuse de la peau était encore mise en valeur par les cheveux noirs et brillants, ramenés en arrière et noués en chignon sur la nuque. Elle portait un ensemble de soie noire, pantalon et blouse à la chinoise ajustés. 

Des sandales dorées la chaussaient. Dans la main droite, elle tenait une paire de longs gants de fine peau, noire également, dont elle s'éventait négligemment, car la chaleur des torches ajoutait encore à la moiteur oppressante de la nuit tropicale. Dans la nouvelle venue, les deux captifs avaient reconnu aussitôt Miss Ylang-Ylang, le chef incontesté de l'organisation Smog. Personne, sauf elle peut-être, ne connaissait son véritable nom et on l'avait surnommée ainsi à cause de son parfum favori, dont elle usait souvent sans modération. » (...)

elle est décrite comme « une femme dont la beauté était à la fois si parfaite et si inquiétante que, quand on l'avait vue une fois, il devait être difficile de l'oublier. Un visage étroit et triangulaire, aux pommettes hautes, à la peau couleur d'ambre doré et mangé par des yeux un peu bridés d'Eurasienne. Des yeux qui n'en finissaient plus et dont les prunelles semblaient avoir été taillées dans des diaments noirs. (...) C'était la captivante, la redoutable, l'énigmatique Miss Ylang-Ylang. » (...)

Elle est le chef du SMOG, une organisation internationale de mercenaires et de bandits.

Miss Ylang-Ylang est fascinée par le commandant Morane, ce qui lui vaudra quelques ennuis avec un des méchants de la série, Roman Orgonetz, entré au service du SMOG. Cependant, il s'opposera résolument à sa patronne, car il tient à éliminer Bob Morane, perspective à laquelle Miss Ylang-Ylang ne se résoudra jamais.

Réciproquement, Bob Morane est secrètement attiré, si ce n'est amoureux, de la belle Eurasienne. (...)

Sophia Paramount est un personnage de fiction de l'univers de Bob Morane dont elle est une amie et une alliée dans la lutte contre L'Ombre jaune. Journaliste au Chronicle de Londres, elle apparaît pour la première fois dans le roman Service-Secret-Soucoupe.

Dans L'Archipel de la terreur, sa passion pour Bob Morane est on ne peut plus explicite. Le roman se termine en effet sur l'expression du désir de Sophia : « Ce que j'aimerais, c'est passer un mignon bikini ou un micro-short, et aller m'attabler en votre compagnie au bord de la mer, tout en écoutant de la musique douce ». (...)

Tatyana (dite Tania) Orloff un personnage de fiction apparaissant dans Bob Morane. Elle est la nièce de l'Ombre jaune, alias Monsieur Ming, un des plus dangereux ennemis du héros. Tania Orloff est une eurasienne d'une beauté sage, au caractère sans reliefs.

Elle est très vaguement associée aux activités louches de son oncle. Il y a entre cette enfant unique de la sœur de Monsieur Ming et Bob Morane un amour platonique, les deux êtres étant en fait trop semblables. Avec ce que certaines critiques féministes considèrent comme un paternalisme condescendant, Bob Morane la surnomme « petite fille », comme il appelle du reste toutes les jeunes femmes qui traversent ses aventures. Les défauts de Tania Orloff résident dans ses qualités ; elle pourrait être une sœur pour Bob, elle n'a pas le charisme de Miss Ylang-Ylang, la seule femme qui subjuguera vraiment Bob Morane.

Tania Orloff trouve toujours le moyen, au moment le plus catastrophique, de sauver Morane des griffes de l'Ombre jaune sans que ce dernier ne sache que sa nièce joue double jeu. Leurs rencontres sont toujours très furtives, sauf dans Le Châtiment de l'Ombre jaune où elle devient « les yeux » de Bob Morane.

L'amour entre Tania et Bob est un amour que l'on pourrait qualifier d'avorté. Le vrai rôle d'amoureuse sera dévolu plus tard à Miss Ylang Ylang, qui, elle-aussi, n'hésite pas à contrecarrer ses propres plans pour sauver Bob Morane. Plus femme que « petite fille », Miss Ylang Ylang n'hésite pas, de plus, à faire preuve d'une certaine jalousie face aux autres amitiés féminines de son ennemi favori.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bob_Morane



Bob Morane a 100 ans ! par François-Xavier Lavenne


Henri Vernes a 100 ans, mais son œuvre est à jamais associée à la jeunesse. La série des Bob Morane brosse, en creux, un portrait de l’évolution des goûts et des aspirations des adolescents des années 50, 60 et 70, une génération à laquelle Bob Morane a fait découvrir à la fois le monde et le plaisir de la lecture. Avec un héros pilote d’avion et grand reporter pour le magazine Reflet, les premiers Bob Morane s’inscrivent dans la veine des aventures exotiques. 

De la Papouasie à l’Égypte, des jungles brésiliennes aux savanes du Centre-Afrique, des Antilles à l’Arabie ou au Pôle Nord, sans oublier l’Asie qui, de l’Inde à la Chine, nourrit l’imaginaire d’Henri Vernes et son goût pour le mystère, les aventures de Bob Morane offraient la clef du monde à des lecteurs en quête d’évasion, à une époque – les années 50 – où le tourisme n’avait pas encore rendu les contrées lointaines accessibles au plus grand nombre. L’aventurier solitaire réalisait les rêves d’une jeunesse qui voulait tourner la page de la guerre et voyait s’ouvrir devant elle une ère nouvelle, celle des trente glorieuses.

Bob Morane apparaît comme un citoyen du monde. Le héros de la Seconde Guerre mondiale a quitté l’armée, le commandant ne veut plus commander à d’autres hommes ni servir l’intérêt d’un pays particulier. Il cherche à servir son éthique personnelle, celle qui l’entraîne dans l’aventure et que l’aventure – c’est-à-dire la connaissance de la vie dans ses situations les plus extrêmes – forge en lui. 

Cette éthique le pousse à mettre sa vie sans cesse en jeu pour venir en aide aux gens dont il croise la route. Dans ses pérégrinations autour du monde, sa boussole est aimantée par la haine de l’injustice, l’amour de la liberté et une curiosité maladive. Bob Morane revendique ainsi sa filiation avec les chevaliers errants, redresseurs de torts et tueurs de dragons, défenseurs de la veuve et de l’orphelin – même si, dans le cas du grand séducteur qu’est Bob Morane, il s’agit généralement d’orphelines. 

Bob ne se contente toutefois pas d’être un homme d’action, il répond à l’idéal humaniste d’un homme universel chez qui le développement du corps est mis au service de l’esprit. Ainsi, ne manque-t-il jamais d’aller prendre conseil chez des savants avant de se lancer dans une aventure et saisit-il toujours l’occasion de les escorter dans leurs missions scientifiques périlleuses. 

L’archéologie lui donne en particulier l’occasion de méditer sur la mort et la destinée. Son intérêt pour les cultures les plus diverses et les plus éloignées le conduit à développer une vision du monde qui n’est plus centrée sur l’Occident. Dès sa première aventure,La vallée infernale (1953), Bob Morane se montre opposé au colonialisme et exècre le sentiment de supériorité des Occidentaux vis-à-vis de ceux qu’ils considèrent comme des sauvages. L’aventurier est, au contraire, sensible à la sagesse des peuples dits « primitifs » et se prend souvent à rêver d’abandonner la civilisation pour mener, au fond de la jungle ou sur une île déserte, une vie plus proche de la nature.

Bob Morane est en effet un écologiste dans l’âme à une époque où l’écologie n’était pas au centre des préoccupations. L’exploitation aveugle des ressources naturelles et le massacre des espèces animales font partie des reproches que cet amoureux des grands espaces et de la vie sous toutes ses formes, surtout les plus sauvages, fait au monde moderne. 

Le héros d’Henri Vernes se montre cependant contradictoire devant la modernité. Bob Morane est en effet un ingénieur, curieux des dernières découvertes et n’hésitant jamais à piloter des engins futuristes, mais il est aussi un observateur critique vis-à-vis du progrès et de la confiance aveugle dans la technique qui constitue, pour lui, une idolâtrie moderne.

Le danger d’une science qui devient l’instrument des fantasmes de toute-puissance des hommes vis-à-vis de la nature et de la vie est un des fils conducteurs de la série. Bien longtemps avant Jurassic Park, Henri Vernes imagine les ravages que pourrait engendrer le clonage d’une espèce disparue – en l’occurrence le mammouth (Les géants de la Taïga, 1958). 

Les buts du professeur Illevitch sont certes nobles – résoudre le problème de la famine –, mais sa tentative de violer les lois du Temps ne peut qu’entraîner la catastrophe. Si les utopistes peuvent se révéler de redoutables apprentis sorciers, Morane croise le plus souvent sur sa route des savants fous qui cherchent dans la science le moyen d’assouvir leur mégalomanie.

Dans Les faiseurs de déserts, Henri Vernes anticipe les débats autour des OGM et l’angoisse d’une guerre bactériologique. Le « cycle du temps » amplifiera ces craintes. Bob Morane y est en effet plongé dans une dystopie qui montre la manière dont les hommes se sont laissés réduire au rang d’esclaves par les ordinateurs censés les servir (Les bulles de l’Ombre Jaune, 1970). 

Il choisit alors de ne pas respecter pas les lois de la Patrouille du Temps, qui prescrivent de ne pas intervenir dans le déroulement de l’Histoire, détruit le monstre informatique et libère le peuple des enfants de la Rose, qui constitue l’utopie d’une humanité qui, débarrassée de ses démons, retrouverait l’innocence des origines.

Le paradoxe est que Bob Morane se rapproche par sa critique du monde moderne de son ennemi le plus redoutable, Monsieur Ming alias l’Ombre Jaune. Bob se surprend en effet à être en accord avec certaines de ses critiques de la société occidentale, mais ne peut accepter ses procédés terroristes. Il relève l’hypocrisie de Ming qui retourne le Progrès contre lui-même et se sert des technologies les plus avancées pour faire revenir les hommes à un mode de vie passé.

Il n’est pas de grande série sans un méchant charismatique qui fasse le contrepoids du héros. Avec l’Ombre jaune, Bob Morane trouve un méchant idéal, dont le retour sans fin est expliqué par un duplicateur qui le rend, en quelque sorte, immortel. Dès son apparition, Ming est habité d’un fantasme divin. 

Il veut être le maître du Destin, incarner la Fatalité pour ses victimes à qui il fait répéter comme un crédo : « L’Ombre Jaune est la vie, mais il est aussi la Mort… il peut sauver l’humanité, mais il peut aussi la détruire ». Il est le double inversé du héros. Face à la mesure incarnée par Bob, il est l’incarnation de l’ubris.Il est le rêve de la surhumanité quand Bob tente de défendre l’humain dans sa fragilité.

Le succès de la série des Bob Morane, qui s’étend sur plus de quatre décennies, s’explique par son extrême diversité et sa capacité à se renouveler. Le lecteur de Bob Morane ne s’étonne pas de passer, d’un roman à l’autre, d’une jungle africaine à un château du Moyen-Âge, d’une aventure parfaitement réaliste à des univers étranges, du polar à la science-fiction ou au grand cycle de fantasy d’Ananké. La série offre ainsi un panorama de tous les genres possibles de la littérature populaire et de jeunesse. Elle semble inviter les lecteurs adolescents à élargir sans cesse l’horizon de leurs lectures.

En dessous de cette diversité, l’unité de la série réside dans cette éthique proposée aux jeunes lecteurs. La soif d’aventure est, pour Morane, une injonction morale. L’aventure est un état d’esprit avant d’être une performance physique. Elle est l’expression de la jeunesse, d’une jeunesse qui résiste et n’a rien à voir avec l’âge, mais est une disposition de l’âme. 

Vivre en aventurier, c’est vivre à l’affût, refuser tout ce qui pourrait rendre l’homme blasé, ne pas se résigner devant la fatalité, se forcer à choisir, en toutes circonstances, l’espoir et l’enthousiasme, tout en gardant à l’esprit que l’homme n’est in fine pas le maître de son destin et doit rester modeste face au monde. L’aventure apparaît alors comme l’hommage que l’homme rend à la Vie, à une volonté de vivre qui résiste en lui jusque dans la dernière des extrémités.

 http://larepubliquedeslivres.com/bob-morane-100-ans/

" Nous vivons en pleine science-fiction. L’anticipation est pour aujourd’hui… " par Henri Vernes (1963)


— Oui, je crois que de très nombreux adultes lisent Bob Morane. Mais sans oser toujours l’avouer…
— Comme ils lisent aussi Tintin ?
— Oui. Cependant, il n’y a guère de ressemblance entre Tintin et Bob Morane. Tintin est un personnage caricatural, alors que je me suis efforcé de faire de Bob Morane un homme en chair et en os qui exalte l’imagination.
— Un Robin des Bois en quelque sorte ?
— Si vous voulez. Mais Robin des Bois était un romantique. Il n’est plus imaginable à notre époque. On ne voit pas Robin des Bois monter sur les hauteur de Lausanne pour prêcher la révolte. Il aurait tous les colonels derrière lui…

 — M. Vernes, comment vous est venue l’idée de créer Bob Morane ?
— Eh bien, avant 1939 les héros des jeunes s’appelaient Buffalo Bill, Nick Carter. Ils sont morts avec la guerre. J’ai eu l’idée de combler ce vide avec Bob Morane qui, lui, est bien de son temps et le dépasse même parfois.
— En effet, vous faites souvent de la science-fiction.
— Oh ! vous savez, c’est surtout de l’actualité. Nous vivons en pleine science-fiction. L’anticipation est pour aujourd’hui…
— Quelle est votre méthode de travail ?
— Je pars d’un fait scientifique réel et je brode autour une intrigue complètement imaginaire.
— Quand vous abordez un nouveau livre, procédez-vous comme Simenon qui s’enferme hors du monde, dans un cadre vidé de tout élément extérieur ?
— Non, je ne change rien à ma vie. J’écris parfois ma page par jour, d’autres fois moins. La rédaction me prend cependant moins de temps que la contemplation qui la précède. Mais je ne « sèche » jamais. Je n’en ai pas le temps.
— Vos livres sont destinés aux enfants puisqu’ils paraissent dans la collection Marabout Junior. Mais ne pensez-vous pas que beaucoup d’adultes vous lisent aussi ?
— Oui, je crois que de très nombreux adultes lisent Bob Morane. Mais sans oser toujours l’avouer…
— Comme ils lisent aussi Tintin ?
— Oui. Cependant, il n’y a guère de ressemblance entre Tintin et Bob Morane. Tintin est un personnage caricatural, alors que je me suis efforcé de faire de Bob Morane un homme en chair et en os qui exalte l’imagination.
— Un Robin des Bois en quelque sorte ?
— Si vous voulez. Mais Robin des Bois était un romantique. Il n’est plus imaginable à notre époque. On ne voit pas Robin des Bois monter sur les hauteur de Lausanne pour prêcher la révolte. Il aurait tous les colonels derrière lui…
— Est-ce que vous lisez beaucoup ?
— Moins que dans ma jeunesse. Je me contente de mémoires, de livres documentaires et de romans classiques. La littérature contemporaine est tellement décevante. Je préfère lire et relire Balzac et le théâtre de Shakespeare. Il y a pourtant un auteur contemporain que j’admire par-dessus tout. C’est un Suisse d’ailleurs : Blaise Cendrars. Quel prodigieux conteur !
— Est-ce la première fois que vous venez en Suisse ?
— Dans cette partie-ci, oui. Votre pays me plaît énormément. Mais je fais une réserve pour le lac. Je n’y crois pas ! La brume me l’a constamment caché !
— Il faudra revenir.
— J’y compte bien. D’autant plus, conclut Henri Vernes, que Lausanne et Genève me paraissent tout à fait propres à servir de cadre à une nouvelle aventure de Bob Morane…

  

Rencontre avec Henri Vernes ( 12 MARS 2017 )


 Chez vous les méchants étaient de ‘’vrais’’ méchant.
C’était indispensable pour ce type d’histoire ! Plus ils sont méchants, plus les bons sont mis en en avant et deviennent valeureux.
Et ce Bob Morane, comment l’avez-vous imaginé ?
Par hasard ! Jean-Jacques Schellens, qui venait de créer Marabout Junior, a demandé à un de mes amis de lui écrire un personnage « à suivre » […] J’ai pris contact avec lui et nous nous sommes mis d’accord. Bob Morane est né ainsi. La première histoire s’appelle La Vallée infernale.
Puis vous enchaînez très vite…
Je n’ai pas eu le choix ! Alors que j’étais sur le bateau Colombie, direction l’Amazonie et les Antilles, je reçois un courrier de mon éditeur me pressant de finir le deuxième roman. Je l’ai fini en arrivant à la Martinique. Le troisième a été commencé à Haïti et en Colombie et je l’ai terminé sur le chemin du retour. En arrivant, je découvre que Bob Morane est sur toutes les lèvres. A partir de ce moment, j’ai écrit un album tous les deux mois. Je dois reconnaitre que c’est un cercle vicieux. Pour autant, je n’ai jamais rêvé de Bob Morane. 
 Comment faisiez-vous pour tenir ce rythme infernal ?
Je suis capable d’écrire partout et j’ai la chance de pouvoir écrire comme je respire. C’est sûrement né de ma longue pratique du journalisme. Il m’est arrivé d’écrire trente pages en une nuit. Sinon, en moyenne, je les écrivais en quelques jours.
Avec ce personnage, vous virez vite au fantastique. Pour quelles raisons ?
Quand on a écrit deux cent cinquante romans, on risque de se répéter. Au départ, j’étais dans la jungle, les trésors, la veuve traquée et les orphelines dans l’embarras. En restant dans ce même créneau, je dois avouer que j’ai vite tiré la langue pour trouver de nouvelles idées. Grand amateur de science-fiction, de fantastique et de séries noires, je suis naturellement allé dans ces nouvelles directions pour mes histoires.


Henri Vernes : « Que quelqu’un reprenne Bob Morane ? Je n’en ai rien à foutre ! »


Dans quelles circonstances avez-vous créé Bob Morane en 1953 ?
L’éditeur de Marabout, Jean-Jacques Schellens, voulait faire une série de romans pour jeunes avec un personnage récurrent. On m’a demandé de le faire. J’en ai fait un premier, et plus de 200 autres depuis.
Le concept de l’aventurier s’est imposé comment ?
On lui a trouvé un nom, on lui donné un physique. Et au cours des romans, il s’est un peu précisé physiquement et moralement, un petit peu au hasard, comme nous tous, nous grandissons un peu au hasard aussi.
D’où vient le nom, du constructeur d’avions ?
Non. Cela vient du nom que prend un guerrier Masaï quand il a tué son premier lion. Il devient alors un « Morane ». J’avais aussi une connaissance qui était un peintre du dimanche et qui signait Morane. Le prénom de « Robert » vient de ce que son diminutif était « Bob », un prénom qui faisait bien en ce temps-là. Aucun lien avec les avions, mais le hasard fait bien les choses.
Quand Bob Morane est devenu un phénomène de société ?
Ça l’a été à une époque. Ses aventures ont appris à lire à beaucoup de gens. À une époque quand on disait Marabout, on pensait Bob Morane, et l’inverse. 
Est-ce que, selon vous, Bob Morane est daté aujourd’hui, un peu comme 0SS 117 ?
Dans le cas de 0SS 117, oui, car cet organisme ne s’appelle plus OSS 117 qui était le nom des services secrets américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, c’est la CIA. Donc là, il est daté. Tandis que Bob Morane n’est pas daté, même si certaines de ses aventures le sont car elles se passent à une époque qui n’existe plus. Depuis cinquante ans, beaucoup de choses ont changé. Je n’ai jamais vraiment arrêté d’en écrire. Je n’ai jamais été en panne d’inspiration : il se passe tellement de choses. Et puis, j’avoue, je me répète de temps en temps aussi…
Vous faites la joie des collectionneurs.
Oui, il y en a qui stockent, qui revendent le livre plus cher une fois épuisé. Je connais le truc ! je viens de voir une édition anglaise de Bob Morane qui cote 50 euros. Je n’ai pas de droits d’auteur là-dessus !
Vous avez fait avec vos personnages des scénarios inédits pour la bande dessinée. Qu’est-ce qui vous a amené à la BD ?
C’est Femmes d’Aujourd’hui, un hebdomadaire féminin, qui m’a demandé d’en faire. J’ai dit : Pourquoi pas ? Et j’en ai fait, c’est tout.
Il y en a près de 60, quand même.
Oui. Le premier écueil a été d’incarner Bob Morane. Il y avait Pierre Joubert qui dessinait mes couvertures. Dino Attanasio a été le premier à en faire des bandes dessinées, puis William Vance, Gérald Forton, Coria… Chacun l’a un peu interprété à sa manière. Cela ne me dérange pas : les James Bond sont aussi interprétés différemment selon l’acteur qui l’incarne.
On a posé la question pour Tintin ou pour Astérix, est-ce que vous voyez après vous quelqu’un reprendre la destinée du personnage ?

Je n’en ai rien à foutre !



Charles-Henri Dewisme dit Henri Vernes est un romancier belge d'expression française né le 16 octobre 1918 à Ath.

Créateur du personnage de Bob Morane en 1953, Henri Vernes est l'auteur de 230 romans d'aventures, souvent mêlés de science-fiction, se déroulant dans le monde entier, voire dans des univers parallèles (cycle d'Ananké) ou encore dans les arcanes de l'espace-temps (le Cycle du Temps). (...)

En 2011, Henri Vernes fait don de ses archives aux Archives de l'État à Tournai, dont plusieurs éditions en langues étrangères de Bob Morane, des manuscrits, etc. (...)

 Henri Vernes a aussi écrit d'autres romans et de nombreux articles en tant que journaliste sous divers pseudonymes, comme Jacques Colombo (la série pour adultes DON, entre SAS et San-Antonio), Cal W. Bogar, Gaston Bogard, Robert Davids, Duchess Holiday, C. Reynes, Jacques Seyr, Lew Shannon, Ray Stevens, ainsi que sous son véritable nom.

En 2012, il publie son autobiographie, Mémoires, aux éditions Jourdan.



samedi 29 juin 2019

" La Tache" par Philip Roth


Dès l’instant qu’un homme commence à vous parler de sexe, ce qu’il dit renvoie à vous autant qu’à lui. Neuf fois sur dix, ça ne se produit pas, et ce n’est peut-être pas plus mal, mais il est vrai que si on n’arrive pas à un certain degré de franchise sur le sexe, et qu’on préfère faire comme si on n’y pensait jamais, alors l’amitié masculine est incomplète. 

La plupart des hommes ne trouvent jamais un tel ami ; un tel ami est chose rare. Mais quand on le trouve, quand deux hommes s’accordent sur cette part essentielle de la vie d’homme, sans avoir peur d’être jugés, réprouvés, enviés, ou surpassés, quand ils sont confiants que leur confiance ne sera pas trahie, leur rapport humain peut être très fort, et il peut en résulter une intimité inattendue.

De notoriété publique

À l'été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l'université d'Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d'années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m'a confié qu'à l'âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l'université qui n'en avait que trente-quatre. 


Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu'on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l'Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l'écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne.

La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C'était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l'architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. 


Elle s'appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l'un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du coin, où elle aidait à la traite des vaches pour payer son loyer. Elle avait quitté l'école en cinquième.

L'été où Coleman me mit dans la confidence fut celui où, hasard opportun, on éventa le secret de Bill Clinton jusque dans ses moindres détails mortifiants, plus vrais que nature, l'effet-vérité et la mortification dus l'un comme l'autre à l'âpre précision des faits.


 Une saison pareille, on n'en avait pas eu depuis la découverte fortuite des photos de Miss Amérique dans un vieux numéro de Penthouse : ces clichés du plus bel effet, qui la montraient nue à quatre pattes et sur le dos, avaient contraint la jeune femme honteuse et confuse à abdiquer pour devenir par la suite une pop star au succès colossal.

 En Nouvelle-Angleterre, l'été 1998 s'est distingué par une tiédeur, un ensoleillement délicieux, et au base-ball par un combat de titans entre un dieu du home-run blanc et un dieu du home-run café-au-lait. Mais en Amérique en général, ce fut l'été du marathon de la tartuferie : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; 

un président des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l'Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l'indignation hypocrite. 

Au Congrès, dans la presse, à la radio et à la télé, les enfoirés à la vertu majuscule donnaient à qui mieux mieux des leçons de morale, dans leur soif d'accuser, de censurer et de punir, tous possédés par cette frénésie calculée que Hawthorne (dans les années 1860, j'aurais été pour ainsi dire son voisin) avait déjà stigmatisée à l'aube de notre pays comme le « génie de la persécution » ; 

tous mouraient d'envie d'accomplir les rites de purification astringents qui permettraient d'exciser l'érection de la branche exécutive — après quoi le sénateur Lieberman pourrait enfin regarder la télévision en toute quiétude et sans embarras avec sa petite-fille de dix ans. Non, si vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse. 

L'éditorialiste William F. Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : « Du temps d'Abélard, on savait empêcher le coupable de recommencer », insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu'il appelait ailleurs son « incontinence charnelle ») la destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée. 

La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.

En Amérique, cet été-là a vu le retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des spéculations, des théories, une outrance incessantes ; l'obligation morale d'expliquer les réalités de la vie d'adulte aux enfants fut abrogée au profit d'une politique de maintien de toutes les illusions sur la vie adulte ; la petitesse des gens fut accablante au-delà de tout ; un démon venait de rompre ses chaînes, et, dans les deux camps, les gens se demandaient : « Mais quelle folie nous saisit ? » ; 


le matin, au réveil, les femmes comme les hommes découvraient que pendant la nuit, le sommeil les ayant affranchis de l'envie et du dégoût, ils avaient rêvé de l'effronterie de Bill Clinton. J'avais rêvé moi-même d'une banderole géante, tendue d'un bout à l'autre de la Maison-Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui proclamait « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN ». 

Ce fut l'été où, pour la millionième fois, la pagaille, le chaos, le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre. Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l'Amérique. (...)

Je me suis dit, il a trouvé quelqu’un avec qui parler ; et puis j’ai pensé, moi aussi, j’ai trouvé quelqu’un avec qui parler. Dès l’instant qu’un homme commence à vous parler de sexe, ce qu’il dit renvoie à vous autant qu’à lui. Neuf fois sur dix, ça ne se produit pas, et ce n’est peut-être pas plus mal, mais il est vrai que si on n’arrive pas à un certain degré de franchise sur le sexe, et qu’on préfère faire comme si on n’y pensait jamais, alors l’amitié masculine est incomplète. 

La plupart des hommes ne trouvent jamais un tel ami ; un tel ami est chose rare. Mais quand on le trouve, quand deux hommes s’accordent sur cette part essentielle de la vie d’homme, sans avoir peur d’être jugés, réprouvés, enviés, ou surpassés, quand ils sont confiants que leur confiance ne sera pas trahie, leur rapport humain peut être très fort, et il peut en résulter une intimité inattendue.

 Il n’est sans doute pas coutumier de ce type de rapports, me disais-je. Mais comme il est venu vers moi dans ses pires moments, plein de cette haine que j’ai vue l’empoisonner pendant des mois, il se sent libre auprès de moi, comme auprès de quelqu’un qu’on a eu à son chevet pendant qu’on traversait une terrible maladie. Ce qu’il éprouve n’est pas tant l’envie de se vanter que l’énorme soulagement de ne pas avoir à garder pour lui quelque chose d’aussi stupéfiant, d’aussi neuf que sa renaissance pleine et entière à lui-même.

« Où l’avez-vous trouvée ? ai-je demandé.
— J’étais passé prendre mon courrier à la poste,en fin de journée ; elle lessivait le parterre. C’est la blonde maigre qui fait parfois le ménage à la poste ; elle fait partie des agents d’entretien titulaires, à Athena. Elle est femme de ménage à plein-temps là où j’ai été doyen. Cette femme n’a pas un sou vaillant. Faunia Farley, c’est son nom. Faunia n’a absolument rien à elle.

— Et pourquoi ?
— Elle a eu un mari. Il la battait avec une telle brutalité qu’elle s’est retrouvée dans le coma. Ils avaient un élevage de vaches laitières. Il le gérait tellement mal qu’il a fait faillite. Elle avait deux enfants. Une chaufferette s’est renversée, le feu a pris et les deux enfants sont morts asphyxiés. À part les cendres de ses enfants qu’elle garde sous son lit dans une boîte en fer, elle n’a rien qui vaille quelque chose sinon une Chevy de 83. 

La seule fois que je l’aie vue au bord des larmes, elle me disait : “Je sais pas quoi faire des cendres.” Les catastrophes rurales l’ont pressée comme un citron, il ne lui reste même plus de larmes. Dire qu’elle a eu dans la vie des débuts d’enfant riche, privilégiée ! Elle a grandi dans une maison immense, au sud de Boston, des cheminées dans les cinq chambres, les plus belles antiquités, de la porcelaine de famille — tout était ancien, là-dedans, et d’excellente origine, y compris la famille elle-même. 

Elle est d’ailleurs capable de parler étonnamment bien, quand elle veut. Mais elle est tombée si bas dans l’échelle sociale, et de si haut, que son langage est tout de même sacrément hétéroclite. Elle s’est retrouvée exilée du monde qui aurait dû être le sien. Déclassée. Il y a une réelle démocratisation, dans sa souffrance.

" Lettre au père " par Frank Kafka (1919)


Très cher père,

Tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi.

 Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. 

Et si j'essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.

En ce qui te concerne, les choses se sont présentées très simplement, du moins pour ce que tu en as dit devant moi et, sans discrimination devant beaucoup d'autres personnes. Tu voyais cela à peu près de la façon suivante : tu as travaillé durement toute ta vie, tu as tout sacrifié pour tes enfants, pour moi surtout ; 

en conséquence, j'ai « mené la grande vie », j'ai eu liberté entière d'apprendre ce que je voulais, j'ai été préservé des soucis matériels, donc je n'ai pas eu de soucis du tout ; tu n'as exigé aucune reconnaissance en échange, tu connais « la gratitude des enfants », mais tu attendais au moins un peu de prévenance, un signe de sympathie ; 

au lieu de quoi, je t'ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprès d'amis fous ou d'idées extravagantes ; je ne t'ai jamais parlé à cœur ouvert, je ne suis jamais allé te trouver au temple, je n'ai jamais été te voir à Franzensbad, d'une manière générale je n'ai jamais eu l'esprit de famille, je ne me suis jamais soucié ni de ton commerce, ni de tes autres affaires, 

j'ai soutenu Ottla dans son entêtement et, tandis que je ne remue pas le petit doigt pour toi (je ne t'apporte même pas un billet de théâtre), je fais tout pour mes amis. Si tu résumes ton jugement sur moi, il s'ensuit que ce que tu me reproches n'est pas quelque chose de positivement inconvenant ou méchant (à l'exception peut-être de mon dernier projet de mariage), mais de la froideur, de la bizarrerie, de l'ingratitude. 

Et ceci, tu me le reproches comme si j'en portais la responsabilité, comme s'il m'avait été possible d'arranger les choses autrement ― disons en donnant un coup de barre , alors que tu n'as pas le moindre tort, à moins que ce ne soit celui d'avoir été trop bon pour moi.

Cette description dont tu uses communément, je ne la tiens pour exacte que dans la mesure où je te crois, moi aussi, absolument innocent de l'éloignement survenu entre nous. Mais ab- solument innocent, je le suis aussi. Si je pouvais t'amener à le reconnaître, il nous serait possible d'avoir, je ne dis pas une nouvelle vie, nous sommes tous deux beaucoup trop vieux pour cela, mais une espèce de paix, ― d'arriver non pas à une suspension, mais à un adoucissement de tes éternels reproches.

Chose singulière, tu as une sorte de pressentiment de ce que je veux dire. Ainsi, par exemple, tu m'as dit récemment : « Je t'ai toujours aimé et quand même je ne me serais pas comporté extérieurement avec toi comme d'autres pères ont coutume de le faire, justement parce que je ne peux pas feindre comme d'autres. » 

Or, père, je n'ai jamais, dans l'ensemble, douté de ta bonté à mon égard, mais je considère cette remarque comme inexacte. Tu ne peux pas feindre, c'est juste ; mais affirmer pour cette unique raison que les autres pères le font, ou bien relève de la pure chicane, ce qui interdit de continuer la discussion, ou bien ― et selon moi, c'est le cas ― exprime de façon voilée le fait qu'il y a quelque chose d'anormal entre nous, quelque chose que tu as contribué à provoquer, mais sans qu'il y ait de ta faute. Si c'est vraiment cela que tu penses, nous sommes d'accord.

Je ne dis pas, naturellement, que ton action sur moi soit seule cause de ce que je suis devenu. Ce serait exagéré (et je tombe même dans cette exagération). Quand j'aurais été élevé absolument à l'écart de ton influence, il est fort possible que je n'eusse pu devenir un homme selon ton cœur.

 Sans doute aurais-je tout de même été un être faible, anxieux, hésitant, inquiet, ni un Robert Kafka, ni un Karl Hermann, mais j'aurais cependant été tout autre et nous aurions parfaitement pu nous entendre. J'aurais été heureux de t'avoir comme ami, comme chef, comme oncle, comme grand-père, même (encore qu'avec plus d'hésitation) comme beau-père. 

Mais comme père, tu étais trop fort pour moi, d'autant que mes frères sont morts en bas âge, que mes sœurs ne sont nées que bien plus tard et que, en conséquence, j'ai dû soutenir seul un premier choc pour lequel j'étais beaucoup trop faible.

http://www.pilefacebis.com/sollers/IMG/pdf/kafka_lettre_au_pere.pdf

vendredi 28 juin 2019

" La Mort de Louis-Ferdinand Céline " par Dominique de Roux



Au capitaine Achab.

A Lénine dans son 
wagon plombé.

S’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers.

Artaud.



Car il n’est pas nécessaire d’être dans l’attente. Nous voici arrivés à la conclusion d’un cycle presque liquidé. La partie est perdue. Nous le savons. La parole littéraire n’a plus de sens. Écrire, et plus encore écrire en français, semble être la projection de l’échec absolu de soi-même. Seul Hölderlin, enfermé dans sa Tour Jaune, rythmant d’une baguette ses hymnes à la Madone, à la Mémoire et le poème des Larmes, a réussi à atteindre le Logos. 

Il nous reste à lire, une fois par mois, un vers d’Hölderlin, le Saint-Esprit, symbole héraldique de la littérature en soi. Dans l’absence de toute littérature qui devienne le destin mondial, notre marche, de jour comme de nuit, s’effectue désormais sur les termitières des mots imbéciles.

Ce que je sais, c’est qu’il est temps pour les loups de se réunir pour se retourner contre leur louverie. Céline incarnait seulement le chacal destiné au cadavre et non pas à la fin. Il avait compris, avant Genet, dont les textes de velours pourris par les poisons semblent transcrits de l’anglais élisabéthain, que, depuis Maurice Scève, le français s’est dérobé aux abjects. 

A-t-il vraiment existé ? En notre époque de Transhistoire, tout apparaît sans dates et sans généalogie dans le cours de la médiocrité fatigante. Il incarnait cependant la France d’après la Révolution : Mirabeau qui, s’il avait couché avec la Reine, aurait changé l’Histoire. Une autre fois, la Reine a préféré que l’Histoire finisse.
Au moins, aura-t-il porté remède à la peste littéraire, comme Grignon de Montfort suçait les bubons des mourants. 

Mais lui qui faisait profession de pur n’a mérité ni la Femme ni même Lucette Almanzor, toujours vivante pour intercéder, et qui a su, sereine, exercer la magistrature de son ombre quand, dernier gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon, attendant son jugement, il s’était livré au pouvoir de la peur.

Dès lors qu’André Breton, l’un des plus grands vivants, poussait l’absolu de son poème jusqu’à la tyrannie, que Maurras, cet obstiné, perdait son temps avec les dames d’œuvres, au moment où Drieu La Rochelle se faufilait, après la mort de sa bien-aimée, réduit au fantôme de lui-même, où Daumal entreprenait sa fuite de Varennes rattrapé par la mort, au moment où naissait Jean Genet, le cartésien suprême :

 Louis-Ferdinand Céline écrivait un français trop beau pour être du français, commençait à devenir dangereux, à s’agiter sur l’île dont il préparait l’escalade, − à la fois un Céline cinglé, roussi, furieux, aux paroles de guichetier et l’ombre d’un Céline sur la rade, éternellement contemporain, éloquence implacable au service du pouvoir spirituel, quand il aspirait à la rengaine, Twinkle, Twinkle, little star, condamné comme le diable, payé d’injustices, effigie de ce temps-là qui entraînait les déblais du siècle vers où rien ne tient.

Il n’est pas malade. Il n’a rien. Il est mort.
En 1945, en même temps que l’ancien monde européen, disparaissait l’homme après Dieu. Dieu mort on jetait l’enfant avec l’eau du bain. La mort est indifférente quand les Beatniks sont sales, propre la bombe atomique et que les Provos tournent en rond, prenant la raideur des chiens enragés.

Constater la tragique impasse de la littérature d’aujourd’hui, ce n’est pas annoncer qu’elle a péri, mais appeler la vengeance qui lui redonnera vie.

Mille oiseaux décrivaient leurs orbes autour du griffon qui s’efforçait de gravir le plus haut sommet de l’île. Et pourtant, il descendait malgré son obsession. Le souterrain s’aménageait. Tête, poitrine, ventre, Céline s’emplissait de terre. Cerisier mort, tous n’en avaient pas leur part.

Monterions-nous la garde devant le gîte, nous le savons, le ver, Céline s’en foutait. Les déchets de la mort lui rendaient la vie − assaut total ! Tout au long de la sente, attaqué par la maladie jusqu’à la chute de Meudon, en ce juillet torride, au-dessus de l’anamorphose des hommes, Louis-Ferdinand Céline avait été un vivant, trop rare pour les satisfaire tous, fou comme Luther et Rembrandt, sans poids. Nul biographe ne le rejoindra jamais. 

Ce n’est pas un Kant, tournesol dans sa chambre, ni un Ezra Pound, me dit sa compagne, Rip Van Winkle, le héros qui s’endormit pendant vingt ans pour se réveiller dans un monde qu’il ne reconnaissait pas. Céline était de la taille des sauvages de New York, d’un capitaine Cab irlandais, sur le croiseur de d’Annunzio. A son sujet l’indignation serait vulgaire : ses erreurs même désignent ce poète comme l’œil à fleur d’eau qui scrute les peuples sans espérance, regrette le beau temps de la veille.

Conscience de sa mort et de celle des autres. Il râpe son chemin, silhouette bizarre en houppelande verte, Arcimboldo refait par Goya, puis s’effritant, l’oreille sourde, les ongles longs, les yeux blancs et noirs, le poing du Front Populaire sur une affiche en lambeaux. Il demeure intraitable dans les allées d’orties, regagne sa poussière, s’enfonce en terre par un été communiste de drapeaux rouges. 

Saison d’épines, lucioles à demi fluides ! La bière roule à sa niche, la glaise supporte mieux l’ouvrage. Les ailes des oiseaux, protège-nuque des poètes, sont noires ce jour-là comme la corne du géotrupe aveugle.

Céline s’éploie, dédaigne, prend essor, reconnaît la terre, la forme de l’œuf, Luna Park, le vent contre, instaure la fin là où il n’est pas de fin. Et se nomme lui-même, comme l’épervier entend planer son cri, et, dieu nocturne, salue couronné de dynamites.

Une île en briques rouges ? Quelle importance ! Il est sur terre, revêtu du tabard et coiffé de la mitre en carton, peinte de diables et de flammes.
On voulut faire de lui un homme de parti. Il déjoua tous les calculs à travers l’écran de ses mots, de sa voix qui indisposait, plus sûrement que sa mort. Concevoir un Céline historique, c’est se perdre au milieu des photographies, au milieu des reliefs du produit écrivain.Zone où enquête la police, son existence s’est révélée indirectement par des livres qui condamnent la méchanceté. 

Et voilà Céline à nouveau, moribond, écrivant pour mettre un point final à l’imagination du siècle, solitaire dans sa déchirante trajectoire. Et cette imagination d’un siècle d’urgence qui recourt aux hallucinogènes pour couvrir de faste la cruauté, a fait du jour la nuit, a dégradé l’idéologie : les pendus de Nuremberg urinaient devant les journalistes. Rideau sur 1945. Bref, la corde est lacée.

Le Sturm und Drang se dissolvait aux potences. On racontera Skorzeni et Himmler comme une histoire de rêve de Frido Lampe dans la crainte de définir le système : On désignait même le camarade qui jetterait la bombe : c’était le marquis à la barbe noire (Chesterton).

" Mort à crédit " par Louis-Ferdinand Céline    


Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main... Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit hoquet. C’est tout.

 Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. 

Ils sont repartis loin, très loin dans l’oubli, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas.

 J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.

Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.

Hier à huit heures Mme Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s’élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C’était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l’enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. 

Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : « Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà... Et puis tant pis.

Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu’elle est morte Mme Bérenge à ceux qui m’ont connu, qui l’ont connue. Où sont-ils ?

Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s’écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse.

Elle savait Mme Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire... Tous ces gens sont loin... Ils ont changé d’âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d’autre chose...

Vieille Mme Bérenge, son chien qui louche on le prendra, on l’emmènera...

Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s’est arrêté chez elle. Il est là dans l’odeur de la mort récente, l’incroyable aigre goût... Il vient d’éclore... Il est là... Il rôde... Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s’en ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ? Je n’ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l’esprit gentil des morts... pour parler après ça plus doucement aux choses... Courage pour soi tout seul !

Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main... Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit hoquet. C’est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. Ils sont repartis loin, très loin dans l’oubli, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.

" Les Bandits " par Eric J. Hobsbawm


« Il les força à l’appeler “Seigneur”,
Ces traîtres qui lui faisaient escorte.
Il méprisait ses supérieurs :
Il voulait être plus encore…
Vous, le commun des mortels désarmés,
Courbés sur vos champs et vos mottes de terre,
Laissez donc ces pistolets :
Il vous sied de labourer…
Retournez à vos travaux champêtres…
Ne troublez plus le monde. »

Ballade contant la mort du bandit Giacomo del Gallo. ( 1610 )

« Dieu lui-même se repent presque
D'avoir créé la race humaine
Car tout est injustice
Douleur et vanité
Et quelle que soit sa piété
L’homme ne voit que cruauté
Dans la Majesté Suprême. »

« Messieurs, si j’avais su lire et écrire, j’aurais détruit la race humaine. »

Michele Caruso, berger et bandit, capturé à Benevento en 1863.

La modération dans le meurtre et la violence est l’apanage des bandits sociaux, ou tout au moins de leur image. Si on les considère en tant que groupe, il est bien sûr inutile de s’attendre – et en cela ils ne diffèrent guère du citoyen moyen – à ce qu’ils se conforment de façon parfaite aux critères moraux qu’ils acceptent et que le public leur prête. 

Il est néanmoins surprenant, à première vue, de rencontrer des bandits qui pratiquent la terreur et la cruauté dans des proportions telles que leur comportement n’a rien d’accidentel : à vrai dire, la terreur fait partie intégrante de leur image. 

Ce sont des héros, non pas en dépit, mais dans une certaine mesure à cause de la crainte et de l’horreur qu’ils inspirent. Ce ne sont pas tant des redresseurs de torts que des vengeurs, des hommes doués de puissance et qui en usent. Leur pouvoir de séduction n’est pas celui du justicier ; s’ils fascinent, c’est parce qu’ils font la preuve que même les pauvres et les faibles peuvent être redoutables.

Faut-il considérer ces monstres publics comme une sous-catégorie particulière à l’intérieur du banditisme social ? C’est difficile à dire. Le monde moral auquel ils appartiennent (celui qu’expriment les chansons, les poèmes, et les ouvrages populaires qui leur sont consacrés) comporte les valeurs du « brigand au grand cœur » tout autant que celles du monstre. 

Un poète de village disait du grand Lampiao :


Il tuait pour le plaisir
Par pure perversité
Et par amour et charité
Il nourrissait les affamés. »

Parmi les cangaçeiros du Nordeste brésilien, certains, comme le grand Antonio Silvino (1875-1944, chef de bandits de 1896 à 1914), sont surtout célèbres pour leurs bonnes actions, d’autres, comme Rio Preto, pour leur cruauté. Cependant, de façon générale, l’« image » du cangaçeiro combine les deux éléments. 

On peut le voir par exemple à travers les récits d’un des bardes campagnards qui ont chanté le plus célèbre des cangaçeiros, Virgulino Ferreira Da Silva (1898-1938), connu partout sous le nom de « Capitaine » ou de « Lampiao ».

Il naquit, selon la légende (et c’est l’image, plutôt que la réalité, qui nous intéresse pour l’instant), de parents respectables qui faisaient de la culture et de l’élevage au pied des montagnes sur les terres sèches de l’État de Pernambuco, « à une époque où l’arrière-pays était plutôt prospère » ; c’était un intellectuel, donc, selon la légende, un garçon pas particulièrement solide. Il faut bien que les faibles puissent s’identifier au grand bandit.

 Comme l’écrit le poète Zabele

« Là où vit Lampiao
Les vers de terre deviennent braves
Le singe livre bataille au jaguar
Le mouton ne se laisse pas faire. »

Son oncle, Manoel Lopes, voulait qu’il devienne médecin, ce qui faisait sourire les gens, car :

« On n’a jamais vu de docteur
Dans cet immense sertao
On n’y trouve que des vachers
Des bandes de cangaçeiros
Ou des chanteurs de ballades. »

De toute façon, le jeune Virgulino ne voulait pas devenir médecin, mais vaqueiro, bien qu’en trois mois d’école il eût appris l’alphabet ainsi que l’« algorithme romain », et fût expert en poésie. Il avait dix-sept ans quand les Ferreira, accusés à tort de vol, furent chassés de leur ferme par les Nogueira.

 Ainsi débuta la vendetta qui devait faire de lui un hors-la-loi. « Virgulino, lui dit-on, fais confiance à la justice divine. » Il répondit : « L’Évangile commande d’honorer père et mère, et si je ne défendais pas notre nom, je ne serais plus un homme. » 

Donc :
« Il acheta un fusil et un poignard
Dans la ville de Sao Francisco. »

Et, avec ses frères et vingt-sept autres combattants (connus du poète et de leurs voisins sous des surnoms traditionnellement donnés à ceux qui embrassaient la carrière de bandit), il forma une bande pour attaquer les Nogueira dans la Sierra Vermelha.

 Le passage de la vendetta à l’état de hors-la-loi était logique, et même nécessaire vu la supériorité des Nogueira. Lampiao se mit à courir la campagne et devint un bandit encore plus célèbre qu’Antonio Silvino, dont la capture en 1914 avait laissé un vide dans les rangs des héros de l’intérieur.

« Il n’épargnait
Ni soldat ni civil
Il chérissait son poignard
Son fusil faisait toujours mouche.
Des riches il faisait des mendiants
Les braves tombaient à ses pieds
Des hommes quittaient le pays. »

Mais pendant toutes ces années (en fait de 1920 à 1938) où il fit régner la terreur dans le Nordeste, il ne cessa, dit le poète, de pleurer le sort qui avait fait de lui un brigand au lieu d’un honnête travailleur, et lui réservait une mort certaine, qu’il ne jugeait acceptable que s’il avait la chance de périr dans un combat loyal.

Il fut et reste un héros populaire, mais aussi un héros ambigu. Le poète fait état de la « joie dans le Nord » à la mort du grand bandit, mais il se peut que ce coup de chapeau à la morale officielle soit dicté par une prudence bien naturelle. (Les ballades ne présentent pas toutes cette version, loin de là.) 

La réaction d’un habitant de l’intérieur, dans la commune de Mosquito, est sans doute plus typique. Quand les soldats arrivèrent avec les bidons de kérosène dans lesquels ils avaient placé les têtes de leurs victimes pour convaincre tout le monde que Lampiao était vraiment mort, cet homme déclara : « Ils ont tué le Capitaine parce qu’il ne sert à rien de prier dans l’eau. »

 En effet le dernier refuge de Lampiao avait été le lit desséché d’un cours d’eau, et comment expliquer sa chute autrement que par l’échec de sa magie ? Reste que, si c’était un héros, ce n’était pas un bon héros.

Certes il s’était rendu en pèlerinage auprès du père Cicero, le célèbre messie de Juazeiro, pour lui demander sa bénédiction avant de devenir bandit, et le saint, après l’avoir vainement exhorté à abandonner la vie de hors-la-loi, lui avait donné un document qui faisait de lui un capitaine et de ses deux frères des lieutenants. 

Mais, dans la ballade d’où j’ai tiré la plus grande partie de ce récit, rien n’indique qu’il ait redressé des torts (sauf les torts faits à sa bande), qu’il ait pris aux riches pour donner aux pauvres, et qu’il ait rétabli la justice. 

Cette ballade raconte des batailles, des blessures, des raids dans des villes (ou ce que l’on considérait comme des villes dans l’intérieur du Brésil), des hold-up dirigés contre des riches, des aventures avec les soldats et avec des femmes, des histoires de faim et de soif, mais rien qui évoque Robin des Bois. 

Au contraire, elle relate des « horreurs » : comment Lampiao tua un prisonnier bien que sa femme eût payé la rançon, comment il massacra des travailleurs et tortura une vieille femme qui l’avait injurié (elle ignorait à qui elle s’adressait), l’obligeant à danser nue avec un buisson de cactus jusqu’à ce que mort s’ensuive ; comment aussi il tua sadiquement un de ses hommes qui l’avait offensé, lui faisant avaler un litre de sel, etc. Ce bandit est beaucoup plus un homme terrifiant et sans pitié qu’un ami des pauvres.

Pourtant, chose assez curieuse, Lampiao, qui dans la vie réelle était indubitablement capricieux et parfois cruel, se considérait comme un défenseur du bien tout au moins dans un domaine : la moralité sexuelle.

Il faisait châtrer les séducteurs, interdisait à ses hommes de violer les femmes (vu le prestige attaché à leur profession, le besoin s’en faisait rarement sentir) et les membres de la bande étaient en majorité choqués quand ils recevaient l’ordre de tondre une femme et de la renvoyer nue chez elle, même quand elle était coupable de trahison. 

Il semble que tout au moins l’un d’entre eux, Angelo Roque, surnommé Labarêda, qui prit sa retraite pour devenir portier au palais de justice de Bahia ( !), ait eu vraiment les instincts d’un Robin des Bois. Mais ce n’est pas là la caractéristique dominante du mythe.

À vrai dire, la terreur fait partie de l’image de nombreux bandits :

« Toute la plaine de Vich
Tremble quand je passe »,
déclare le héros d’une des nombreuses ballades à la gloire des bandoleros catalans des XVIe et XVIIe siècles, ballades dans lesquelles « on ne trouve pas beaucoup d’allusions à des gestes de générosité » (pour reprendre les termes de l’historien Fuster, qui les a remarquablement étudiées), bien que certains de ces héros populaires soient, par bien des côtés, des bandits « au grand cœur ». 

Ils commencent par une action non criminelle, deviennent des bandoleros, volent les riches et non les pauvres, et doivent demeurer aussi « honorables » qu’au début, c’est-à-dire ne tuer que « pour défendre leur honneur ». 

Quant aux haïdoucs qui, eux non plus, ne donnent pas beaucoup aux pauvres, la terreur, comme nous le verrons, fait aussi partie intégrante de leur image, mêlée, ici encore, à certaines des caractéristiques du bandit « au grand cœur ».



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