vendredi 10 mai 2019

" Ubik " par Philip K. Dick

La porte avait raison ; le paiement pour son ouverture et sa fermeture faisait partie des charges et n’avait rien de facultatif.
— Vous avez pu voir que je ne me trompais pas, dit la porte avec une certaine suffisance.
Joe Chip sortit un couteau en acier inoxydable du tiroir à côté de l’évier 

il s’en munit et entreprit systématiquement de démonter le verrou de sa porte insatiable.
— Je vous poursuivrai en justice, dit la porte tandis que tombait la première vis.

Les amis, tout doit disparaître !
Nous soldons la totalité
de nos Ubiks électriques, silencieux,
à des prix défiant toute concurrence.
Oui, nous liquidons l’ensemble de nos articles.
Et n’oubliez pas que tous les Ubiks de notre stock
ont été utilisés conformément au mode d’emploi.


À 3 h 30 du matin la nuit du 5 juin 1992, le principal télépathe du système solaire disparut de la carte dans les bureaux de Runciter Associates à New York. Aussitôt les vidphones se mirent à sonner. La firme Runciter avait perdu la trace de trop de Psis de Hollis au cours des deux derniers mois ; cette disparition supplémentaire faisait déborder la coupe.

— Mr Runciter ? Désolé de vous déranger. (Le technicien qui était de service de nuit dans la chambre des cartes toussota nerveusement en voyant ta grosse tête massive de Glen Runciter envahir l’écran du vidphone.) Un de nos neutralisateurs nous a alertés. Attendez que je regarde. (Il fouilla dans l’amas des bandes sorties du transmetteur.) C’est une femme, miss Dorn ; comme vous le savez, elle l’avait suivi jusqu’à Green River, dans l’Utah, où…

Runciter grogna d’une voix ensommeillée :
— Qui donc ? Si vous croyez que je me souviens en permanence des neutralisateurs qui pistent tel ou tel télep ou précog. (Il passa la main dans ses cheveux gris en broussaille, pareils à de la paille de fer.) Épargnez-moi les détails et dites-moi le nom de l’employé de Hollis qui est porté manquant.
— S. Dole Melipone, dit le technicien.
— Quoi ? Melipone a disparu ? C’est une blague ?

— Hélas non, assura le technicien. Edie Dorn et deux autres neutraliseurs l’ont suivi jusqu’à un motel nommé les Liens de l’Expérience Érotique Polymorphe, une construction souterraine de soixante unités d’habitation, destinée aux hommes d’affaires qui veulent bénéficier de divertissements privés. Edie et ses collègues ne pensaient pas qu’il était en activité, mais pour plus de sûreté nous avons envoyé sur place un de nos propres télépathes, Mr G.G. Ashwood, pour qu’il sonde sa pensée. Ashwood s’est heurté à un circuit de brouillage qui entourait l’esprit de Melipone ; il n’a donc rien pu faire. Il est reparti à Topeka, dans le Kansas, où il est actuellement sur les traces d’une recrue possible.

Runciter, maintenant mieux réveillé, avait allumé une cigarette ; il appuyait son menton sur sa main d’un air sombre, tandis que la fumée dérivait devant le scruteur situé de son côté du circuit bi-canaux.
— Vous êtes sûr que le télep était bien Melipone ? Apparemment personne ne connaît son aspect ; il doit changer de canevas physiognomonique tous les mois. Et son aura ?
— Nous avons demandé à Joe Chip de se rendre là-bas pour mesurer l’amplitude du champ psi émis au motel des Liens de l’Expérience Érotique Polymorphe. Chip dit que ses appareils ont enregistré, au plus haut niveau, une aura télépathique de 68,2 unités blr, chiffre que Melipone est le seul des télépathes connus à pouvoir atteindre. (Le technicien acheva :) C’est donc à ce point de la carte que nous avons fixé le signal d’identification de Melipone. Et maintenant, plus de signal.

— Vous avez regardé par terre ? Derrière la carte ?
— Plus de signal au sens électronique. L’homme qu’il représentait n’est plus sur Terre ni, autant qu’on puisse en juger, sur un monde-colonie.
— Je vais consulter ma défunte femme, déclara Runciter.
— Nous sommes en pleine nuit. Les moratoriums sont fermés.
— Pas en Suisse, dit Runciter avec un sourire grimaçant, comme si un répugnant fluide nocturne avait filtré à travers sa gorge vieillie. Bonne nuit.
Runciter raccrocha.

En tant que propriétaire du Moratorium des Frères Bien-Aimés, Herbert Schoenheit von Vogelsang, bien sûr, venait toujours travailler avant ses employés. En cet instant où la bâtisse glaciale et sonore commençait juste à s’animer, un individu à la mine soucieuse et à l’allure d’employé de bureau, avec des lunettes aux verres presque opaques, une veste en peau de chat et des souliers jaunes pointus, attendait à la réception, un bon de consultation à la main. Manifestement, il était là pour rendre à un parent la visite de circonstance. Le Jour de la Résurrection – jour férié au cours duquel on honorait publiquement les semi-vivants – approchait ; bientôt ce serait la ruée. (...)

En pyjama à rayures bariolé style costume de clown, Joe Chip s’assit à la table de sa cuisine, alluma une cigarette et, après avoir inséré une pièce de monnaie, manœuvra le cadran de la machine à homéojournal récemment louée pour lui. Ayant la gueule de bois, il dédaigna nouvelles interplanétaires, resta en suspens sur informations courantes, puis finalement sélectionna la rubrique potins.

« Oui, monsieur, annonça jovialement la machine. Voici les potins ! Devinez ce que Stanton Mick, le reclus célèbre, le spéculateur et financier universellement connu, s’apprête en ce moment à faire. » Les rouages crissèrent et un rouleau de papier imprimé sortit d’une fente ; le rouleau qui venait d’être éjecté, un document en quadrichromie, gravé en creux avec une encre brillante, roula sur la surface de la table de néo-teck avant de rebondir sur le plancher. La tête martelée par la migraine, Chip le ramassa et l’étala devant lui.

MICK TAPE DE DEUX MIL
LA BANQUE MONDIALE.

Londres (A.P.). Qu’est-ce que Stanton Mick, le spéculateur et financier universellement connu, peut bien s’apprêter à faire ? Telle est la question qu’on se pose dans le monde des affaires à la suite des bruits qui courent à propos du magnat de l’industrie, aussi connu pour son impétuosité que pour son excentricité. Stanton Mick, qui avait proposé un jour de faire construire gratuitement une flotte spatiale permettant à Israël de coloniser les déserts de Mars et de les fertiliser, aurait demandé (et, paraît-il, obtenu) un prêt ahurissant, d’un montant sans précédent, pour 

— Ce n’est pas des potins, dit Joe Chip à la machine. C’est de la spéculation sur des transactions financières. Aujourd’hui je veux savoir quelle vedette de la TV couche avec la femme droguée de qui. (...)

Il coupa la communication. Et abandonna l’espoir de faire pénétrer – par menace ou par ruse les robots nettoyeurs dans son conapt en pagaille. À la place il se traîna jusqu’à la chambre à coucher pour s’habiller ; ça au moins, il pouvait le faire sans personne pour l’aider.

Après avoir revêtu une robe de chambre d’un marron pourpre éclatant, enfilé des chaussons en forme de poulaines, et s’être coiffé d’un bonnet de feutre avec un pompon, il se livra à des investigations dans la cuisine, dans l’espoir de trouver du café. Rien. Il concentra son attention sur le living et découvrit alors, près de la porte qui menait à la salle de bains, sa cape de sortie de la veille au soir, étalée dans toute sa largeur bleu moucheté, et un sac de plastique contenant une demi-livre de café du Kenya, un produit de luxe, qu’il n’avait pu acheter qu’en état d’ébriété avancée, considérant sa déplorable (et habituelle) situation financière.

Revenu dans la cuisine, il fouilla ses poches pour trouver une pièce de dix cents et s’en servit pour mettre la cafetière en marche.
Tout en reniflant l’odeur pour lui insolite, il observa à nouveau sa montre et vit qu’un quart d’heure avait passé ; il se dirigea d’un pas décidé vers la porte du conapt et appuya sur le bouton commandant la libération du verrou.

La porte refusa de s’ouvrir et déclara :
— Cinq cents, s’il vous plaît.
À nouveau il chercha dans ses poches. Plus de pièces ; plus rien.
— Je vous paierai demain, dit-il à la porte. (Il essaya une fois de plus d’actionner le verrou, mais celui-ci demeura fermé.) Les pièces que je vous donne, continua-t-il, constituent un pourboire ; je ne suis pas obligé de vous payer.
— Je ne suis pas de cet avis, dit la porte. Regardez dans le contrat que vous avez signé en emménageant dans ce conapt.

Il trouva le contrat dans le tiroir de son bureau ; depuis que le document avait été établi, il avait eu besoin maintes et maintes fois de s’y référer. La porte avait raison ; le paiement pour son ouverture et sa fermeture faisait partie des charges et n’avait rien de facultatif.
— Vous avez pu voir que je ne me trompais pas, dit la porte avec une certaine suffisance.
Joe Chip sortit un couteau en acier inoxydable du tiroir à côté de l’évier ; il s’en munit et entreprit systématiquement de démonter le verrou de sa porte insatiable.
— Je vous poursuivrai en justice, dit la porte tandis que tombait la première vis.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire