samedi 11 mai 2019

Quelques réflexions de Philip K. Dick sur « Portrait de l’artiste en jeune fou. »

 Cet homme capable de pardonner, de juger objectivement (dans son analyse finale) le cœur et les actes de ses semblables m’apparaît comme une sorte de héros romantique ;

 je songeais certainement à moi-même lorsque j’ai écrit ce livre et maintenant que je le relis après tant d’années, je suis satisfait de mon modèle intérieur, mon alter ego, Jack Isidore de Séville, Californie : plus désintéressé que je ne le suis, plus humain, et profondément meilleur.  »


« Quand j’ai écrit « Portrait de l’artiste en jeune fou. », j’envisageais de créer un personnage totalement idiot, ignare, dénué de tout sens commun, un symposium ambulant de croyances et d’opinions débiles… un paria de notre société, un être complètement marginal qui voit tout de l’extérieur et doit par conséquent se contenter de deviner ce qui se passe.

 Durant le Haut Moyen Âge, un certain Isidore de Séville, en Espagne, écrivit la plus courte encyclopédie qui ait jamais existé : environ trente-cinq pages, si je me souviens bien. Je ne me rendis compte du degré d’ignorance régnant à cette époque qu’en constatant que l’encyclopédie d’Isidore de Séville avait été considérée pendant je ne sais combien de temps comme un chef-d’œuvre de savantes compilations.

  Du coup, vers les années 50, j’en vins à me demander : Et si je créais un Isidore des temps modernes, celui-ci de Séville en Californie, et lui faisais écrire une sorte de témoignage sur notre époque, comme cet Isidore de Séville, en Espagne ? Quel serait son homologue ? Manifestement un être schizoïde, un solitaire, comme le héros de mon roman. Mais, avant tout, au fond de moi-même, je voulais démontrer que cet outsider ignorant était, lui aussi, un homme, comme nous le sommes tous ; il a le même cœur que nous et parfois c’est un type bien.

  En relisant le roman maintenant, je suis, à ma grande surprise, plus convaincu encore que Jack Isidore de Séville, Californie, n’est pas un abruti ; je suis sidéré de voir que, sous le flot d’insanités qu’il débite en permanence, il possède une sorte de subconscient perspicace, peut-être capable d’appréhender en profondeur les événements… et merde, en finissant cette fois la lecture du roman, j’ai pensé avec stupeur :  « Il a raison, ma foi, ce vieux Jack Isidore ! Peut-être qu’il ne voit pas simplement les   choses comme nous, mais, fait incroyable, beaucoup mieux à sa façon ».

» En d’autres termes, j’avais de la sympathie pour lui quand j’ai écrit ce livre dans les années 50, mais j’en ai encore davantage maintenant, je pense, comme si le temps s’était chargé d’apporter sa revanche à Jack Isidore. Les opinions auxquelles il est si douloureusement parvenu sont dénuées, d’une certaine façon à la fois étrange et admirable, de ces préconceptions qui fixent pour nous, quoi qu’il arrive, la frontière entre le vrai et le faux. 

Jack Isidore n’a aucune idée préconçue, il puise ses renseignements partout où il peut les trouver et débouche sur des conclusions bizarres mais curieusement authentiques. Tel un observateur d’une autre planète, il représente parmi nous une sorte de sociologue du ruisseau. Je l’aime bien ; je l’approuve. Je me demande si, d’ici à une vingtaine d’années, ses opinions ne paraîtront pas encore plus valables. À bien des égards, c’est un être supérieur.

 À la fin, par exemple, quand il comprend qu’il s’est trompé, que le monde n’approche pas de sa fin, il parvient à survivre à cette prise de conscience pour lui extraordinaire ; il s’ajuste. Je me demande si nous nous en tirerions aussi  plus important que tout peut-être, comme Jack lui-même le fait observer, n’avons-nous pas vu tous les êtres humains normaux, ceux qui sont sains d’esprit, instruits, équilibrés, se détruire eux-mêmes atrocement ?

 Et n’avons-nous pas vu Jack, d’un bout à l’autre, s’abstenir pratiquement de toute mauvaise action ? Si son sens commun, son jugement pratique sur les choses ou sur ce qu’il peut faire ou pas, déraille complètement, que dire de son refus de se laisser entraîner à des actes criminels et néfastes ? Il demeure libre ; d’un point de vue réaliste, il est condamné et damné, mais d’un point de vue moral, ou spirituel si vous voulez, il est vierge de toute souillure… et c’est certainement là sa victoire, et l’indice de sa sagacité, de s’en rendre compte et de le souligner.

 Jack a donc une perception aiguë de lui-même et du monde qui l’entoure. Ce n’est pas un abruti. Du strict point de vue de la survie, il devrait s’en tirer et s’en tirera peut-être. Peut-être, tout comme Claude, l’empereur de Rome, comme L’idiot, est-il l’un des simples d’esprit aimés de Dieu ; il est peut-être un authentique avatar de Parsifal, « l’innocent des légendes médiévales… 

Si c’est le cas, nous avons besoin de lui et de bien d’autres comme lui.  Cet homme capable de pardonner, de juger objectivement (dans son analyse finale) le cœur et les actes de ses semblables m’apparaît comme une sorte de héros romantique ; je songeais certainement à moi-même lorsque j’ai écrit ce livre et maintenant que je le relis après tant d’années, je suis satisfait de mon modèle intérieur, mon alter ego, Jack Isidore de Séville, Californie : plus désintéressé que je ne le suis, plus humain, et profondément meilleur.  »


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