vendredi 3 mai 2019

" Nana " par Émile Zola



- Et Nana, l’étoile nouvelle, qui doit jouer Vénus, est-ce que tu la connais ?

- Allons, bon ! ça va recommencer ! cria Fauchery en jetant les bras en l’air. Depuis ce matin, on m’assomme avec Nana. J’ai rencontré plus de vingt personnes, et Nana par-ci, et Nana par-là ! Est-ce que je sais, moi ! est-ce que je connais toutes les filles de Paris !... est une invention de Bordenave. Ça doit être du propre !

Il se calma. Mais le vide de la salle, le demi-jour du lustre, ce recueillement d’église plein de voix chuchotantes et de battements de porte l’agaçaient.
- Ah ! non, dit-il tout à coup, on se fait trop vieux, ici. Moi, je sors... Nous allons peut-être trouver Bordenave en bas. Il nous donnera des détails. (...)


- On m’a dit, recommença-t-il, voulant absolument trouver quelque chose, que Nana avait une voix délicieuse.
- Elle ! s’écria le directeur en haussant les épaules, une vraie seringue !
Le jeune homme se hâta d’ajouter :
- Du reste, excellente comédienne.
- Elle !... Un paquet ! Elle ne sait où mettre les pieds et les mains. La Faloise rougit légèrement. Il ne comprenait plus.
-Il balbutia : - Pour rien au monde, je n’aurais manqué la première de ce soir. Je savais que votre théâtre...
- Dites mon bordel, interrompit de nouveau Bordenave, avec le froid entêtement d’un homme convaincu. (...)


Mignon écoutait, les paupières baissées, faisant tourner nerveusement à son doigt un gros diamant. Il avait compris qu’il s’agissait de Nana. Puis, comme Bordenave donnait de sa débutante un portrait qui mettait une flamme dans les yeux du banquier, il finit par intervenir.
- Laissez donc, mon cher, une roulure ! Le public va joliment la reconduire... Steiner, mon petit, vous savez que ma femme vous attend dans sa loge.

Il voulut le reprendre. Mais Steiner refusait de quitter Bordenave. Devant eux, une queue s’écrasait au contrôle, un tapage de voix montait, dans lequel le nom de Nana sonnait avec la vivacité chantante de ses deux syllabes. Les hommes qui se plantaient devant les affiches l’épelaient à voix haute ; d’autres le jetaient en passant, sur un ton d’interrogation ; tandis que les femmes, inquiètes et souriantes, le répétaient doucement, d’un air de surprise. Personne ne connaissait Nana. D’où Nana tombait-elle ? 

Et des histoires couraient, des plaisanteries chuchotées d’oreille à oreille. C’était une caresse que ce nom, un petit nom dont la familiarité allait à toutes les bouches. Rien qu’à le prononcer ainsi, la foule s’égayait et devenait bon enfant. Une fièvre de curiosité poussait le monde, cette curiosité de Paris qui a la violence d’un accès de folie chaude. On voulait voir Nana. Une dame eut le volant de sa robe arraché, un monsieur perdit son chapeau. (...)


A ce moment, les nuées, au fond, s’écartèrent, et Vénus parut. Nana, très grande, très forte pour ses dix-huit ans, dans sa tunique blanche de déesse, ses longs cheveux blonds simplement dénoués sur les épaules, descendit vers la rampe avec un aplomb tranquille, en riant au public. Et elle entama son grand air :

Lorsque Vénus rôde le soir...

Dès le second vers, on se regardait dans la salle. Etait-ce une plaisanterie, quelque gageure de Bordenave ? Jamais on n’avait entendu une voix aussi fausse, menée avec moins de méthode. Son directeur la jugeait bien, elle chantait comme une seringue. Et elle ne savait même pas se tenir en scène, elle jetait les mains en avant, dans un balancement de tout son corps, qu’on trouva peu convenable et disgracieux. 

Des oh ! oh ! s’élevaient déjà du parterre et des petites places, on sifflotait, lorsqu’une voix de jeune coq en train de muer, aux fauteuils d’orchestre, lança avec conviction :
-Très chic!
Toute la salle regarda. C’était le chérubin, l’échappé de collège, ses beaux yeux écarquillés, sa face blonde enflammée par la vue de Nana. Quand il vit le monde se tourner vers lui, il devint très rouge d’avoir ainsi parlé haut, sans le vouloir. 

Daguenet, son voisin, l’examinait avec un sourire, le public riait, comme désarmé et ne songeant plus à siffler ; tandis que les jeunes messieurs en gants blancs, empoignés eux aussi par le galbe de Nana, se pâmaient, applaudissaient.
- C’est ça, très bien ! bravo !

Nana, cependant, en voyant rire la salle, s’était mise à rire. La gaieté redoubla. Elle était drôle tout de même, cette belle fille. Son rire lui creusait un amour de petit trou dans le menton. Elle attendait, pas gênée, familière, entrant tout de suite de plain-pied avec le public, ayant l’air de dire elle-même d’un clignement d’yeux quelle n’avait pas de talent pour deux liards, mais que ça ne faisait rien, quelle avait autre chose. Et, après avoir adressé au chef d’orchestre un geste qui signifiait : " Allons-y, mon bonhomme ! " elle commença le second couplet :

A minuit, c’est Vénus qui passe..


C’était toujours la même voix vinaigrée, mais à présent elle grattait si bien le public au bon endroit, quelle lui tirait par moments un léger frisson. Nana avait gardé son rire, qui éclairait sa petite bouche rouge et luisait dans ses grands yeux, d’un bleu très clair. A certains vers un peu vifs, une friandise retroussait son nez dont les ailes roses battaient, pendant qu’une flamme passait sur ses joues. Elle continuait à se balancer, ne sachant faire que ça.

 Et on ne trouvait plus ça vilain du tout, au contraire ; les hommes braquaient leurs jumelles. Comme elle terminait le couplet, la voix lui manqua complètement, elle comprit quelle n’irait jamais au bout. Alors, sans s’inquiéter, elle donna un coup de hanche qui dessina une rondeur sous la mince tunique, tandis que, la taille pliée, la gorge renversée, elle tendait les bras.

 Des applaudissements éclatèrent. Tout de suite, elle s’était tournée, remontant, faisant voir sa nuque où des cheveux roux mettaient comme une toison de bête ; et les applaudissements devinrent furieux. (...)

Elles sortaient vivement, en jetant un regard sur le lit. Mais, comme Lucy, Blanche et Caroline étaient encore là, Rose donna un dernier coup d’oeil pour laisser la pièce en ordre. Elle tira un rideau devant la fenêtre ; puis, elle songea que cette lampe n’était pas convenable, il fallait un cierge ; et, après avoir allumé l’un des flambeaux de cuivre de la cheminée, elle le posa sur la table de nuit, à côté du corps. Une lumière vive éclaira brusquement le visage de la morte. Ce fut une horreur. Toutes frémirent et se sauvèrent.

- Ah ! elle est changée, elle est changée, murmurait Rose Mignon, demeurée la dernière. 


Elle partit, elle ferma la porte. Nana restait seule, la face en l’air, dans la clarté de la bougie. C’était un charnier, un tas d’humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l’autre ; et, flétries, affaissées, d’un aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l’on ne retrouvait plus les traits.

 Un oeil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le bouillonnement de la purulence ; l’autre, à demi ouvert, s’enfonçait, comme un trou noir et gâté. Le nez suppurait encore. Toute une croûte rougeâtre partait d’une joue, envahissait la bouche, qu’elle tirait dans un rire abominable. Et, sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les beaux cheveux, gardant leur flambée de soleil, coulaient en un ruissellement d’or. Vénus se décomposait. Il semblait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait de lui remonter au visage et l’avait pourri.

La chambre était vide. Un grand souffle désespéré monta du boulevard et gonfla le rideau.

- A Berlin! à Berlin! à Berlin!

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