Durant la Seconde Guerre mondiale, apparurent aux Etats-Unis de nombreux agitateurs fascistes. Férocement anticommunistes et antisémistes, parfois parsemés de critiques de la finance et de l’administration étatique, leurs discours partage un air de famille avec ceux diffusés par la Alt-right contemporaine. Ce sont les mécanismes rhétoriques, psychanalytiques et sociaux de ces discours que Leo Löwenthal (sociologue et critique littéraire) et Norbert Guterman (traducteur et collaborateur d’Henri Lefebvre) analysent dans cette étude, publiée pour la première fois en 1948. Ils le font en s’inscrivant dans la continuité des travaux de l’Ecole de Francfort (dont Löwenthal en particulier est un membre important), notamment ceux portant sur la « personnalité autoritaire »
Comme tout avocat du changement social, l’agitateur tient l’ennemi pour responsable des souffrances qu’endurent ses sympathisants. Toutefois, alors que dans les autres mouvements politiques vaincre l’ennemi n’est qu’un moyen pour parvenir à une fin – qui serait une nouvelle société ou une société réformée d’une manière ou d’une autre –, dans l’agitation, c’est une fin en soi. L’ennemi n’est pas conçu comme un groupe qui se met en travers d’un certain objectif, mais comme un super-oppresseur, un prince démoniaque, presque biologiquement déterminé, absolument mauvais et destructeur. C’est un corps étranger, incompatible avec la société dans laquelle il n’occupe aucune fonction utile ou productive. Impossible de lui faire entendre raison, pas même en théorie. L’ennemi ne peut franchir le pont qui le conduirait à la repentance.
Il est de l’autre côté, pour toujours, faisant le mal pour le mal. L’agitateur puise la matière première d’un tel portrait dans les stéréotypes préexistants. Ses cibles sont innombrables. Il les désigne comme les « communistes », « les nazis, les fascistes et les Japs », « les (soi-disant) amis de la démocratie », les « internationalistes », les « bureaucrates du New Deal », « Walter Winchell », les « journaux communistes et procommunistes », avant de préciser que « cette liste n’est pas exhaustive. Nous pourrions nommer encore cent autres espèces d’ennemis mais celles qui sont citées ici indiquent à quels adversaires nous faisons face.
NOUS SOMMES FIERS DE NOS ENNEMIS. C’EST UN HONNEUR D’ÊTRE HAÏS PAR DE TELLES PERSONNES ET DE TELLES ORGANISATIONS ». (...)
NOUS SOMMES FIERS DE NOS ENNEMIS. C’EST UN HONNEUR D’ÊTRE HAÏS PAR DE TELLES PERSONNES ET DE TELLES ORGANISATIONS ». (...)
L’agitateur fait feu de tous les clichés antirévolutionnaires. Il évoque « la bête bolchevique, le profanateur du divin, le tueur de chrétiens » ; il prévient son public :
Telle une peste bubonique, le bolchevisme parcourt la surface de la Terre, brûlant les églises, massacrant les serviteurs de Dieu, ridiculisant ce que nous tenons pour sacré, désignant la religion comme l’opium du peuple, attisant le mécontentement.
Pourtant, l’agitateur, qui veut passer pour l’ennemi le plus acharné de la révolution, occupe une position pour le moins ambiguë. En effet, les extrémistes ne sont pas simplement ses ennemis ; ce sont ses concurrents. Comme eux, il cherche à rallier les masses à sa cause ; comme eux, il promet non pas les remèdes palliatifs, incomplets, du réformateur mais bien une solution définitive aux maux de son public. L’agitateur doit donc faire valoir que ses rivaux lui sont inférieurs, qu’ils sont moins fiables ; mais il doit aussi rassurer les puissants de ce monde : les passions allumées par ses invectives ne se retourneront pas contre eux.
C’est pourquoi il dénonce le communisme avec une telle virulence. Il lui faut montrer qu’il hait les ennemis de la propriété privée plus encore que ses représentants et ses bénéficiaires les plus fortunés.
Dès qu’il le peut, l’agitateur emprunte le vocabulaire et les idées de ce qui est communément tenu pour respectable. Ce faisant, il apparaît comme un citoyen honnête et digne de confiance. Le meilleur exemple en est la manière dont il détourne à ses propres fins la peur si fréquente du communisme. Beaucoup de ses déclarations sur les « Rouges » pourraient se trouver dans la bouche d’un véritable conservateur, voire d’un progressiste. (...)
L’agitateur associe les communistes aux Juifs : « Ceux qui soutiennent […] le communisme n’échapperont pas à notre hostilité même s’ils cherchent refuge sous la bannière de leur prétendue race ou religion en se lamentant d’être injustement attaqués. »
Si l’identification du communiste au Juif est un procédé bien connu, l’utilisation qu’en fait l’agitateur l’est moins. Lorsqu’il décrit les communistes comme des Juifs, il les fait passer d’un groupe de personnes qui pourraient éventuellement rallier sa cause à un groupe définitivement irrécupérable. Il introduit également une connotation de faiblesse chez l’ennemi. Combattre Staline est peut-être une lourde tâche, mais une fois que ses conseillers sont identifiés comme ces Juifs qui « cherchent refuge sous la bannière de leur prétendues race ou religion », ils deviennent des proies faciles.
Le fait qu’ils se plaignent d’être « injustement attaqués » suffit à le démontrer. Le fantôme du communisme n’est ainsi largement exagéré que pour être plus facilement dégonflé ; les peurs qu’on a attisées en parlant de sa puissance sont finalement démasquées et se révèlent ridicules. Les dirigeants communistes sont exclusivement juifs : « Qui sont les chefs de file du communisme ? Des JUIFS ! Est-ce que vous pouvez nommer ne serait-ce qu’un Irlandais, un Hollandais, un Italien, un Grec ou un Allemand qui soit un grand leader communiste ? »(...)
Lorsque les nazis accusaient la République de Weimar d’être incapable de régler les problèmes économiques ou de briser le diktat de Versailles, ils profitaient d’une crise profonde où la faillite du système démocratique était flagrante aux yeux des masses. C’était à peu près la même chose en Italie quand les fascistes s’emparèrent du pouvoir. En outre, les deux pays avaient connu des mouvements socialistes forts qui, durant des décennies, avaient persuadé les masses, et notamment les ouvriers, que les gouvernements n’étaient pas « leurs » gouvernements, mais de simples instruments aux mains des exploiteurs. Aussi bien les nazis que les fascistes ont tiré parti de cette méfiance générale vis-à-vis des gouvernements en place. Ils ont détourné les réactions d’une « conscience de classe » de la ligne socialiste.
La situation aux États-Unis est quelque peu différente. Nulle longue tradition antigouvernementale ou anticapitaliste à récupérer pour l’agitateur. L’influence des différents groupes radicaux a été et reste négligeable. Même la révolte populiste du xixesiècle, dont l’agitateur tente à maints égards d’exploiter la tradition, est principalement intervenue contre des abus particuliers de différents groupes financiers plutôt que contre le gouvernement en tant que tel. Au sein des masses américaines, le sentiment que ce gouvernement n’est pas le leur ne prévaut pas.
Quels que puissent être leurs griefs, ils se rapportent à une situation à laquelle on peut remédier (les « bureaucrates », les « trusts », les « députés et sénateurs antisyndicaux », les « socialistes partisans du New Deal »). Ces griefs ne traduisent cependant pas un rejet de l’ordre social ou du système politique en vigueur. Pour l’agitateur, c’est une entrave considérable qui l’oblige à certaines précautions dans sa manière de critiquer le gouvernement. Il souligne ainsi que Washington est le terrain d’une lutte perpétuelle entre les forces de la désagrégation et celles de l’unité nationales : « Washington est remplie d’escrocs contre lesquels certains de nos représentants, parmi les plus patriotiques, ont du mal à lutter. » (...)
Dans le portrait que l’agitateur dresse de l’ennemi, son caractère étranger reste un trait saillant. Le ploutocrate ou le banquier est « international » ; l’administration est sous l’emprise de « monopoles internationaux ». Parce que la menace d’un encerclement étranger serait peu plausible aux États-Unis, l’agitateur met plutôt en garde contre un enchevêtrement étranger. Il trouve ici un équivalent pour l’immigration de ce qu’était le motif de l’espace vital chez les nazis. Il dénonce des plans qui viseraient, selon lui, à laisser entrer de nouveaux immigrés dans le pays :
Une fois débarqués sur nos côtes, ils vont virer manu militari les Américains de leurs boulots et de leurs commerces. Ces « pionniers » ne vont pas bâtir de nouvelles fermes, de nouvelles mines, de nouvelles entreprises comme l’ont fait nos aïeux. Ils n’ont ni les tripes ni l’endurance pour innover ; avec leurs méthodes d’usuriers et de presseurs d’or, ils vont plutôt prendre ce que des Américains ont construit.
Dans le portrait ci-dessus, l’étranger semble être un dangereux concurrent, un prédateur lié aux « banquiers internationaux ». Mais, en parallèle, il est associé au communisme :
Des quatre coins du monde des étrangers arrivent dans notre pays pour s’accaparer nos ressources. Ce sont des loups déguisés en agneaux, rompus au crime et à la propagande […] les pays d’outre-mer ont envoyé d’habiles propagandistes, qui dévastent tout par une agitation séditieuse.
Contre ce banquier communiste étranger, l’agitateur évoque le « bon vieux temps » où les allogènes « ne s’affairaient pas chez les Américains avec leurs -ismes venus d’ailleurs ». L’allogène est associé aux aspects inquiétants de la vie contemporaine, tandis que l’image nostalgique du « bon vieux temps » évoque une ère de tranquillité, pure et immaculée.
http://www.contretemps.eu/prophetes-mensonge-lowental-guterman/#_ftnref11
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