mercredi 15 mai 2019

" Le Château " par Franz Kafka ( 1922 )

Il était tard lorsque K. arriva. Le village était enfoui sous la neige. On ne voyait rien de la colline, brouillard et ténèbres l’entouraient, pas la plus faible lueur non plus qui indiquât le grand château. 

Longtemps K. resta debout sur le pont de bois qui menait de la route au village regardant l’espace là-haut, apparemment vide. Puis, il alla chercher un endroit pour la nuit. 

À l’auberge on ne dormait pas encore. L’aubergiste n’avait pas de chambre à louer mais, extrêmement surpris et troublé par ce client tardif, il voulut le faire coucher sur un sac de paille dans la salle d’auberge. K. s’en trouva d’accord. Il y avait encore quelques paysans à boire de la bière mais il ne voulait s’entretenir avec personne, alla lui-même chercher la paillasse au grenier et se coucha à proximité du poêle. Il faisait chaud, les paysans gardaient le silence, il les examina encore un peu de ses yeux fatigués, puis il s’endormit.

Mais peu de temps après on le réveilla. Un jeune homme, en costume de ville avec un visage d’acteur, les yeux étroits, les sourcils fournis se tenait debout à côté de lui en compagnie de l’aubergiste. Les paysans étaient encore là eux aussi, quelques-uns avaient retournés leurs chaises pour mieux voir et mieux entendre. Le jeune homme s’excusa très poliment d’avoir réveillé K., se présenta comme le fils du régisseur du château et dit :
– Ce village est propriété du château, quiconque vit ou passe la nuit ici, habite ou passe en quelque sorte la nuit au château. Personne n’en a le droit sans l’autorisation comtale. Mais vous, vous n’avez pas une telle autorisation ou du moins vous ne l’avez pas montrée.

K. s’était à demi redressé, s’était lissé les cheveux, il leva les yeux vers ces gens et dit :
– Dans quel village suis-je venu m’égarer ? Y a-t-il donc un château ici ?
– En effet, dit le jeune homme lentement, pendant que çà et là quelqu’un secouait la tête, le château de Monsieur le Comte Westwest.
– Et il faut avoir l’autorisation de passer la nuit ? demanda K. comme s’il voulait se convaincre de n’avoir pas rêvé ce qu’on venait de lui communiquer.
– L’autorisation, il la faut, fut la réponse pleine d’un grand dédain pour K. Le jeune homme, bras étendu, interrogea aubergiste et clients : – Ou bien pourrait-on par hasard ne pas l’avoir, cette autorisation ?
– Donc, il va falloir que j’aille la chercher cette autorisation, dit K. en bâillant, et il repoussa sa couverture comme pour se lever.
– Et chez qui donc ? demanda le jeune homme. – Chez Monsieur le Comte, dit K., il ne me reste rien d’autre à faire.

– Maintenant à minuit, aller chercher l’autorisation chez Monsieur le Comte ? s’écria le jeune homme en reculant d’un pas.
– N’est-ce pas possible ? demanda K. tranquillement. Alors pourquoi m’avez-vous réveillé ?
Cette fois, le jeune homme fut hors de lui :
– Voilà des manières de vagabond ! s’écria-t-il. J’exige le respect pour l’administration comtale ! Je vous ai réveillé pour vous faire savoir que vous devez quitter le territoire du comté.

– Ça suffit cette comédie, fit K. à voix étonnamment basse, il se coucha et ramena la couverture sur lui. – Vous allez un peu trop loin jeune homme et demain j’aurai l’occasion de revenir sur votre comportement. L’aubergiste et ces messieurs sont témoins pour autant que j’aie besoin de témoins. Mais pour le reste, sachez que je suis l’arpenteur que le comte a fait venir. Mes aides arrivent demain en voiture avec le matériel. 

Je ne voulais pas manquer le trajet à travers la neige, mais malheureusement j’ai perdu mon chemin à plusieurs reprises, c’est pourquoi je suis arrivé si tard, trop tard pour m’annoncer au château, je le savais déjà avant que vous ne me l’appreniez. Je me suis donc contenté de cette botte de paille pour mon repos que vous avez eu l’impolitesse – pour ne pas dire plus – de troubler. Voilà pour les explications. Bonne nuit messieurs. (...)

Puis, ce fut le silence, Fritz se renseignait là-bas et ici on attendait la réponse. K. resta comme il était, il ne se retourna pas, il ne semblait pas même curieux et regardait droit devant lui. Le récit de Schwarzer dans son mélange de méchanceté et de prudence lui donnait un aperçu du savoir diplomatique dont au château même de petites gens comme Schwarzer disposaient avec aisance. Et on n’y manquait même pas de zèle ; le secrétariat central avait un service de nuit. Et de toute évidence, il faisait réponse très vite car Fritz rappelait déjà. Ce rapport lui sembla, il est vrai, très bref car aussitôt Schwarzer furieux rejeta l’écouteur. 

 –Je le disais bien ! criait-il. Pas de trace d’arpenteur, un vulgaire vagabond menteur, vraisemblablement quelque chose de pire encore.
Un instant K. pensa que tous, Schwarzer, les paysans, l’aubergiste et sa femme allaient se jeter sur lui. Pour au moins éviter le premier assaut, K. se blottit complètement sous sa couverture. 

À cet instant le téléphone sonna une nouvelle fois et à ce qu’il parut à K. particulièrement fort. Il ressortit lentement la tête. Bien qu’il fût invraisemblable que cela le concernât encore, tout le monde resta en arrêt et Schwarzer retourna à l’appareil. Il y écouta une assez longue explication et puis il dit doucement :
– Donc une erreur ? Cela m’est fort désagréable. Le chef de bureau a téléphoné lui-même ? Étrange, étrange. Comment dois-je expliquer cela à Monsieur l’Arpenteur ?

K. dressa l’oreille. Le château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté cela lui était défavorable car cela montrait qu’au château on savait de lui tout ce qu’il fallait savoir, qu’on avait estimé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’un autre côté c’était favorable aussi, car à son avis cela prouvait qu’on le sous-estimait et qu’il aurait davantage de liberté qu’il n’aurait pu l’espérer dès l’abord. Et si on s’imaginait le maintenir dans la crainte en lui reconnaissant la qualité d’arpenteur avec cet air de condescendance intellectuelle, alors on se trompait ; cela le faisait légèrement frissonner, mais c’était tout. (...)

Il voyait, maintenant, le château se détacher nettement là-haut dans l’air clair souligné encore par la neige mince qui reproduisait toutes les formes. D’ailleurs en haut sur la montagne, il semblait y avoir beaucoup moins de neige qu’ici au village, où K. n’avançait pas moins péniblement qu’hier sur la route. Ici la neige allait jusqu’aux fenêtres des masures et pesait sur les toits bas, mais en haut sur la montagne tout de dressait libre et léger, tout au moins le semblait-il, vu d’ici. Dans l’ensemble, le château, dans le lointain, répondait à ce que K. en avait attendu.

 Ce n’était ni un vieux château fort, ni un nouveau bâtiment d’apparat mais un ensemble étendu composé de quelques constructions à deux étages et de beaucoup d’autres basses, étroitement serrées ; si l’on n’avait pas su que c’était un château on aurait pu le tenir pour une petite ville. K. ne vit qu’une seule tour et il était impossible de savoir si elle appartenait à un bâtiment d’habitation ou à une église. Des vols de corneilles l’entouraient. (...)

De nouveau K. se tint immobile comme si cela lui donnait davantage de force de jugement. Mais il fut dérangé. Derrière l’église du village, près de laquelle il s’était arrêté – ce n’était en fait qu’une chapelle, agrandie à la manière d’une grange, pour pouvoir accueillir les fidèles – se trouvait l’école. Un long bâtiment bas, réunissant curieusement les caractères du provisoire et du très ancien, qui se trouvait au fond d’un jardin clôturé, en ce moment un champ de neige. Les enfants sortaient justement en compagnie de l’instituteur. 

Ils formaient un groupe compact autour du maître d’école, ils levaient tous les yeux vers lui, leurs bavardages jaillissaient de tous les côtés à la fois. K. ne comprenait pas du tout leur parler rapide. L’instituteur, un jeune homme petit aux épaules étroites mais sans ridicule, très droit, avait déjà repéré K. de loin, il est vrai qu’à part son groupe, K. était le seul être humain qu’il y eût à la ronde. K. salua en premier, puisqu’il était l’étranger, ce petit homme autoritaire.

– Bonjour, Monsieur l’Instituteur ! dit-il.
Les enfants se turent d’un seul coup.
Ce silence soudain préludant à ses paroles devait plaire à l’instituteur.
– Alors, vous regardez le château ? demanda-t-il avec plus de douceur que K. ne s’y était attendu, mais comme s’il n’approuvait pas ce que K. faisait là.
– Oui, fit K. Je ne suis pas d’ici, je ne suis là que depuis hier soir.
– Le château ne vous plaît pas ? demanda l’instituteur très vite.
– Comment ? interrogea K. à son tour, un peu étonné, et il répéta la question sous une forme plus atténuée. – Si le château me plaît ? Pourquoi supposez-vous qu’il ne me plaît pas ?

– Il ne plaît à aucun étranger, dit l’instituteur.
Pour ne rien dire de désagréable K. détourna la conversation et demanda :
– Vous connaissez sûrement le comte ?
– Non, dit l’instituteur qui voulut s’écarter, mais K. ne céda pas et demanda encore une fois :
– Comment ? vous ne connaissez pas le comte ?
– Comment le connaîtrais-je ? dit l’instituteur à voix basse, et à voix haute il ajouta en français :
– Faites attention, il y a là des enfants innocents.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire