mardi 14 mai 2019

" LE BANQUIER ANARCHISTE " par Fernando Pessoa ( 1922 )

Le grand mal, le seul à vrai dire, ce sont les conventions et les fictions sociales, qui se plaquent sur les réalités naturelles – oui, toutes les fictions, depuis la famille jusqu’à l’argent, depuis la religion jusqu’à l’Etat. On naît homme ou femme – je veux dire qu’on naît pour devenir, une fois adulte, homme ou femme ; 

mais on ne naît pas, en bonne justice naturelle, pour être un époux, ou pour être riche ou pauvre, et pas davantage pour être catholique ou protestant, anglais ou portugais. On devient ceci ou cela en vertu des fictions sociales. 


Nous finissions de dîner. En face de moi, mon ami le banquier, commerçant et accapareur notoire, fumait, l’air absent. La conversation était allée en mourant et gisait, maintenant morte, entre nous. Je cherchai à la ranimer et saisis, au hasard, la première idée qui me traversa l’esprit. Je me tournai vers lui en souriant :
– Au fait : on me disait l’autre jour qu’autrefois, vous aviez été anarchiste…
– Que j’ai été, non : je l’ai été et je le suis toujours. Je n’ai pas changé sur ce point. Je suis anarchiste.

– Elle est bien bonne ! Vous, un anarchiste ? Et en quoi donc êtes-vous anarchiste ?
À moins que vous ne donniez à ce mot un sens différent…
– Différent du sens ordinaire ? Pas du tout. Je prends ce mot dans son sens le plus banal.

– Alors vous voulez dire que vous êtes anarchiste au sens où sont anarchistes ces types qu’on voit dans les organisations ouvrières ? Et qu’entre vous et ces types-là, avec leurs bombes et leurs syndicats, il n’y a réellement aucune différence ?
– Enfin, des différences, il y en a, bien sûr… Mais les différences ne sont pas là où vous le croyez. Vous pensez peut-être que mes théories sociales ne sont pas semblables aux leurs ?

– Ah, je vois ! En théorie, vous êtes anarchiste ; mais en pratique…
– En pratique, je suis tout autant anarchiste qu’en théorie. Et quant à la pratique, je le suis beaucoup, mais beaucoup plus que tous ces types dont vous parlez. D’ailleurs, toute ma vie le prouve.
– Hein ?
– Mais oui, toute ma vie le prouve. En réalité, vous n’avez jamais considéré la question avec lucidité. Voilà pourquoi vous avez l’impression que je dis une ânerie, ou bien que je me moque de vous.

– Mon vieux, je n’y comprends plus rien ! Ou alors… alors vous jugez votre existence dissolvante, antisociale, et c’est le sens que vous donnez à l’anarchisme…
– Je vous ai déjà dit que non – enfin, je vous ai dit et répété que je ne donnais pas à ce mot un sens différent de celui qu’on lui donne d’ordinaire.
– Bien, bien… Mais je ne comprends toujours pas. Enfin, mon cher, vous voulez dire qu’il n’existe aucune différence entre vos théories, véritablement anarchistes, et leur mise en pratique dans votre vie – votre vie telle qu’elle est aujourd’hui ? Vous voulez me faire croire que vous menez une vie exactement semblable à celle des gens qu’on appelle communément des anarchistes ?

– Mais non ; il ne s’agit pas de cela ! Ce que je veux dire, c’est qu’entre mes théories et ma pratique quotidienne, il n’y a aucune divergence – mais, au contraire, une conformité absolue. Que je ne mène pas la même vie que ces types férus de bombes et de syndicats, c’est certain. Mais c’est leur vie à eux qui est en contradiction avec l’anarchisme et leurs propres idéaux. Pas la mienne. C’est en moi – oui, en moi le banquier, le grand commerçant, le profiteur si vous voulez – que la théorie et la pratique de l’anarchisme se rejoignent et trouvent leur expression parfaite. 

Vous m’avez comparé à ces imbéciles, ces amateurs de bombes et de syndicats, pour bien me montrer à quel point je suis différent d’eux. Je le suis, bien sûr ; seulement, la différence entre nous, c’est qu’ils ne sont, eux, anarchistes qu’en théorie ; moi, je le suis en théorie et en pratique. Ils sont, eux, anarchistes et stupides ; moi, je suis anarchiste et intelligent. Autrement dit, mon vieux, c’est moi le véritable anarchiste. Ces gens-là, avec leurs bombes et leurs syndicats (j’en ai été, moi aussi, et j’en suis sorti justement à cause de mon anarchisme bien réel), ces gens-là sont le rebut de l’anarchisme, les femelles châtrées de la grande doctrine libertaire. (...)

– Absolument. Il n’y a qu’une seule théorie anarchiste, une seule théorie véritable. Ma théorie d’aujourd’hui est la même qu’à cette époque, quand je suis devenu anarchiste. Vous allez comprendre… Je vous disais qu’étant doté par nature d’un esprit assez lucide, j’étais devenu un anarchiste conscient. Or, qu’est-ce qu’un anarchiste ? C’est un homme révolté contre l’injustice qui rend les hommes, dès la naissance, inégaux socialement – au fond, c’est ça, tout simplement. 

Il en résulte, naturellement, une révolte contre les conventions sociales qui créent cette inégalité. Ce que je vous indique en ce moment, c’est le cheminement psychologique, autrement dit, la façon dont on devient anarchiste ; nous verrons plus tard l’aspect théorique. Pour l’instant, tâchez de bien comprendre la révolte d’un garçon intelligent se trouvant dans ma situation. Que voit-il autour de lui ? Untel naît fils de millionnaire, protégé dès le berceau contre les désagréments – et ils sont légion – que l’argent peut éviter ou atténuer ; un autre naît dans une condition misérable, et ce n’est qu’une bouche de plus à nourrir dans une famille qui en compte déjà trop. 

Untel naît comte ou marquis, et jouit, à ce titre, de la considération générale, quoi qu’il fasse par ailleurs ; un autre naît là où je suis né, et doit marcher au doigt et à l’œil pour avoir, tout au moins, le droit d’être traité comme un être humain. Certains naissent avec la possibilité d’étudier, de voyager, de s’instruire – de devenir, peut-on dire, plus intelligents que d’autres qui, par nature, le sont davantage. Il en va de même en tout et dans tous les domaines…

« Enfin, les injustices de la Nature, passe encore : on ne peut les éviter. Mais celles dues à la société et à ses conventions, pourquoi ne pas tenter d’y échapper ? J’admets (bien obligé d’ailleurs !) qu’un homme me soit supérieur par les dons qu’il a reçus de la Nature – le talent, la force, l’énergie ; mais je n’admets pas qu’il me soit supérieur par des qualités postiches, qui ne sont pas sorties avec lui du ventre de sa mère, mais qui lui sont tombées du ciel, par raccroc, dès qu’il a mis le nez dehors – la richesse, la situation sociale, la vie facile, etc. C’est de cette révolte qu’est né mon anarchisme d’alors – un anarchisme qui, je le répète, est encore le mien aujourd’hui, sans le moindre changement. (...)

– Le grand mal, le seul à vrai dire, ce sont les conventions et les fictions sociales, qui se plaquent sur les réalités naturelles – oui, toutes les fictions, depuis la famille jusqu’à l’argent, depuis la religion jusqu’à l’Etat. On naît homme ou femme – je veux dire qu’on naît pour devenir, une fois adulte, homme ou femme ; mais on ne naît pas, en bonne justice naturelle, pour être un époux, ou pour être riche ou pauvre, et pas davantage pour être catholique ou protestant, anglais ou portugais. On devient ceci ou cela en vertu des fictions sociales. 

Et ces fictions sociales, pourquoi sont-elles mauvaises ? Parce que ce sont des fictions, parce qu’elles ne sont pas naturelles. L’argent ne vaut pas mieux que l’État, et la famille que les religions. S’il existait d’autres fictions à la place de celles-là, elles seraient tout aussi mauvaisesparce que ce seraient encore des fictions, parce qu’elles viendraient à leur tour se plaquer sur les réalités naturelles et les étouffer. Or tout autre système que le pur système anarchiste, qui vise à l’abolition de toutes les fictions, sans exception – tout autre systèmeest lui aussi une fiction. 

Consacrer toute notre énergie, tous nos efforts, toute notre intelligence à implanter, ou essayer d’implanter, une fiction sociale à la place d’une autre, c’est une absurdité, c’est même un crime, car c’est créer un trouble social dans le but avoué de laisser la société telle quelle. Si nous trouvons injustes les fictions sociales, qui écrasent et oppriment le naturel chez l’homme, pourquoi employer notre énergie à remplacer ces fictions par d’autres, alors que nous pouvons employer cette même énergie à les détruire toutes ? (...)

« Fort bien. Une fois défini ce critère, je l’ai toujours gardé présent à l’esprit. Or, au cours de cette campagne de propagande dont je vous ai parlé, j’ai découvert que dans ce groupe – oh, peu nombreux : nous étions une quarantaine, à peu près – apparaissait cependant de la tyrannie.
– De la tyrannie ? Comment cela, de la tyrannie ?
– Vous allez comprendre. L’un de nous se mettait à commander aux autres, et en faisait tout ce qu’il voulait ; ou bien il s’imposait, et obligeait les autres à être tels qu’il les voulait, ou bien il les poussait, par ses manigances, à faire toutes ses volontés. Il ne s’agissait pas de choses importantes – d’ailleurs, il n’y en avait pas. 

Mais le fait est là : cela se répétait tous les jours, et ne concernait pas seulement notre action de propagande, mais aussi des faits sans rapport avec elle, et même les plus petits faits de la vie ordinaire. Certains tendaient insensiblement à devenir des chefs, et les autres des subordonnés. Certains s’imposaient de force, d’autres par de savantes manœuvres. Cela se voyait jusque dans les choses les plus simples. Un exemple : deux garçons du groupe marchaient ensemble dans la rue ; au bout de la rue, l’un devait tourner à droite et l’autre à gauche, selon ce qu’il avait à faire. Mais celui qui se dirigeait vers la gauche disait à l’autre : « Viens donc avec moi », l’autre lui répondait : « Mais non, je ne peux pas (et c’était vrai), je dois aller par là », pour telle ou telle raison ; et en fin de compte, contre sa volonté et son intérêt, il s’en allait à gauche… 

La persuasion, l’insistance, ou tout autre moyen de pression – tout était bon. Mais jamais d’argument logique : il s’agissait toujours, dans cette domination et cette subordination, de quelque chose de spontané, de presque instinctif. Et il en allait ainsi dans les cas les plus simples comme dans les plus importants. Vous voyez ?
– Je vois. Mais qu’y a-t-il de bizarre là-dedans ? Rien de plus naturel.
– Peut-être. Nous verrons cela plus tard. Seulement, remarquez une chose : c’est exactement le contraire de la doctrine anarchiste. 

Car, voyez-vous, cela se passait dans un tout petit groupe, un groupe sans importance, sans influence, qui n’avait à résoudre aucun problème grave, ni à prendre de décision sur aucune affaire capitale. De plus, cela se passait dans un groupe qui s’était formé tout spécialement pour œuvrer au mouvement anarchiste – autrement dit, pour combattre autant que possible les fictions sociales et pour créer, autant que possible, la liberté future. Vous voyez bien ces deux points ?

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