jeudi 18 avril 2019

" SPHINX " par Christian Jacq

« Bruce détestait l’air du temps et le mauvais sens qui avait remplacé le bon. Un mot de travers, une pensée incorrecte, et on finissait empalé. Règle de base : « Ça, il ne faut ni le dire ni en parler. » Et le problème débutait là. 

Bruce était le spécialiste des mots de travers et des pensées incorrectes. Imprévisible, incontrôlable, il fouinait partout avec une redoutable efficacité et n’hésitait pas à fouiller dans les poubelles si nécessaire. Quand il partait sur le sentier de la guerre, un bon nombre de faux-culs tremblaient dans leurs pantalons, car les articles de Bruce avaient déjà provoqué de jolis séismes.

Il traçait son chemin avec la puissance d’un taureau et le flair d’un loup. Depuis une petite année, le journaliste avançait sur une piste étrange, humant un parfum inédit. Pendant qu’on enfumait le bon peuple, qui tirait les fils des marionnettes ?

Son dossier devait être en béton. Sinon, la critique fuserait : théorie du complot. Circulez, y a rien à voir ; silence, on continue à tourner.

Au cinquième essai, Bruce enfila ses rangers. Le puzzle s’assemblait, mais il manquait des pièces  »
« majeures. Et une odeur forte se dégageait : celle du danger.
Fallait-il se poser la question : qui dirigeait vraiment notre monde, au risque d’y laisser sa peau ? ». (…)

 « — Où est l’or ?
Le couteau du barbu entailla le cou de Khaled, le sang coula.

— Il n’y a pas d’or à Palmyre.

Palmyre… La cité antique de Syrie où Khaled était né et dont il était devenu le gardien. Passionné par les trésors de cette oasis, il avait suivi des études d’archéologie, scruté chaque monument, chaque pierre, avec la volonté de les préserver et de les léguer à la postérité.

À quatre-vingt-deux ans, auteur de nombreuses publications et reconnu comme le sauveur d’un site unique, le vieil homme n’avait rien perdu de sa superbe. Sa vie durant, il avait ignoré la peur ; et ce n’étaient pas les fanatiques de l’État islamique qui le contraindraient à plier l’échine. »

 « — Avoue, chien, ou je te coupe la tête !
— Toi, vermine, ne me parle pas sur ce ton !
Cette réaction surprit le barbu. D’ordinaire, on le suppliait ; et il tranchait les cous avec d’autant plus de plaisir. Ce bonhomme aux cheveux blancs, incapable de se défendre, lui faisait peur.
— On sait qu’il y a de l’or, ici, et que tu en fabriques ! Si tu veux survivre, dis-moi où tu le caches et comment tu procèdes.

Le regard du prisonnier fut si méprisant que le barbu, fou de rage, faillit transgresser les ordres et le massacrer.
Comprenant qu’il n’aboutirait pas, le bourreau cracha sur sa victime et sortit du temple de Baalshamin où une série d’interrogatoires s’étaient révélés infructueux.
Un moment de répit.

Depuis qu’un commando de l’État islamique l’avait arrêté, Khaled voulait croire à une libération. Célébrité locale et internationale, figure majeure de la tribu Al-Assad, propriétaire de terres et d’immeubles, autorité morale incontestable, Khaled avait refusé de quitter sa ville, malgré les mises en garde de sa famille et de ses proches. Pourtant, il ne sous-estimait pas la dangerosité de l’armée islamiste, volontiers appelée Daesh, décidée à instaurer un califat qui comprendrait d’abord la « Syrie et l’Irak, avant de s’étendre à la totalité du Proche-Orient.
Fuir, se mettre en sécurité, jouir d’une vieillesse paisible auprès de ses petits-enfants… C’eût été la pire des lâchetés, un renoncement insupportable ! On traitait Khaled d’entêté, mais il donnait toujours la même réponse : « Même s’ils doivent me tuer, je ne partirai pas. »

Sans lui, il en était certain, l’État islamique détruirait sa chère Palmyre qu’il ressuscitait depuis quarante ans.
Palmyre, reine du désert syrien à 230 kilomètres de Damas et 220 de l’Euphrate, un site malheureusement considéré comme stratégique. Qui se serait installé ici, s’il n’y avait eu une source garantissant la prospérité d’une palmeraie ? Au IIIe siècle après Jésus-Christ, une reine, Zénobie, avait osé affirmer son pouvoir contre Rome, la puissance totalitaire de l’époque. Un succès temporaire, une parenthèse de « prospérité et de bonheur avant que les légions d’Aurélien, en 272, ne brisent les reins de la révoltée, déportée à Rome pour y être exhibée comme une bête curieuse. » « Le pire restait à venir ; l’invasion arabe de 634 et le ravage de la cité païenne. Par bonheur, les barbares s’étaient lassés, abandonnant à l’oubli un champ de ruines.

 Fasciné dès l’enfance par les colonnades et les sanctuaires encore debout, sensible aux variations de lumière chaque saison et chaque jour, Khaled avait résolu de rendre à Palmyre une partie de sa splendeur, déclenchant les foudres des islamistes qui refusaient toute expression culturelle antérieure au Coran. À leurs yeux, l’archéologue était un impie et un criminel.

Après la destruction des statues conservées au musée de Mossoul, du monastère et de la bibliothèque des Dominicains, Khaled avait eu la naïveté de croire que la fameuse « communauté internationale » protégerait Palmyre.
Espoir déçu.
Palmyre, c’était nulle part ; et personne n’avait envie de mourir pour nulle part. (…)

« Des fourmis courant dans tous les sens, des nuées de bagnoles répandant leur boucan et leur pollution, des tours horribles conçues par des cinglés qu’encensaient des critiques formés dans les mêmes asiles d’aliénés, c’était super, les villes modernes.

Môme, Bruce avait bien rigolé à Hyde Park en écoutant les névrosés prédire l’apocalypse, et sur les docks, en jouant à la roulette russe avec des clandestins. Aujourd’hui, il s’amusait moins.

Le point fort, avec les Anglais, c’est qu’ils restaient anglais. Une île, ça n’avait pas que du mauvais ; malgré l’Europe et le tunnel sous la Manche que Bruce aurait volontiers fermé, le British gardait ce brin de dinguerie que détestait le si sérieux couple franco-allemand. Et le dernier gag en date, le Brexit, valait le détour.

Bruce ciblait les véritables centres de pouvoir, les groupes d’influence agissant dans une ombre plus ou moins épaisse. Club de Rome, G20, G7, G occulte à géométrie variable, Forum économique de Davos, Club Bilderberg réunissant têtes couronnées, chefs d’État, ministres, banquiers, leaders intellectuels, espions de tout poil. Passionnant, le Club Bilderberg, fondé en 1954 par le prince Bernhard des Pays-Bas et David Rockefeller. « Quand vous êtes au Bilderberg, affirmait « The Economist, vous êtes arrivé. » 

Pas de site Internet, téléphone sur répondeur permanent, huis clos imposé lors de réunions réservées aux happy few, interdiction de prendre des notes, aucun contact avec les médias, silence absolu des participants, et préparation des mutations politiques, sociales et économiques de la planète.

Et le Club Bilderberg n’était pas le seul du genre. De la Harvard Business School au Council of Foreign Relations en passant par une jolie brochette d’ONG, le monde ne manquait pas de cercles de décideurs.
Bruce les avait passés au crible. Pas avec un regard de midinette effarouchée, mais avec un sabre laser genre Guerre des étoiles. En recoupant les participations des astucieux à tel ou tel organisme réellement influent, l’Écossais avait dressé un superbe palmarès.
De quoi composer une belle une ! Bruce voulait davantage, la vérité qui lui servait de dopant. Et parmi tous les clubs scannés, l’un d’eux lui avait tapé dans l’œil : Sphinx.

Comme Bilderberg, aucun moyen de le contacter. Juste une citation ici ou là, et un seul représentant officiel : Massoud Mansour, un homme d’affaires afghan. Pourquoi son nom apparaissait-il dans des réunions où le fric était roi, pourquoi fréquentait-il des requins « de la finance et de hauts fonctionnaires indéboulonnables ?
Réponse évidente : corruption. »

Bruce se méfiait des évidences, celle-là  excitait son flair. Et il avait un correspondant qui lui défricherait le terrain.
Ils se rencontrèrent à l’entrée de la cathédrale Saint-Paul où s’engouffraient des hordes de touristes ; chauve, vêtu d’une veste noire à col Mao et d’un pantalon vert d’eau, Baltimore Schumak était un informaticien de première bourre. Mère texane, père slovaque, matheux précoce, bisexuel, il drivait une bonne dizaine de députés, de droite comme de gauche, en leur apprenant à réguler leurs réseaux sociaux.
Baltimore avait un souci. Il était tellement écoeuré par son boulot gluant d’assistant parlementaire qu’il avait eu envie de tout cracher sur le Net ; au terme d’un concours de buveurs de bière à  dix-sept degrés, Bruce l’avait convaincu de ne pas se flinguer. Son éjaculation médiatique ne lui procurerait que dix secondes de plaisir, puis on l’écraserait. Seule solution : se confesser à un professionnel consciencieux, Bruce par exemple. Discret, séduisant, Baltimore avait le don du contact social. Aussi appartenait-il à une dizaine de clubs huppés, d’accès rarifié. Talon d’Achille : les voitures de luxe, avec une préférence marquée pour Ferrari. Et c’est là que Bruce entrait en piste. Lui, il alignait les livres sterling, et Baltimore causait.

http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Christian+Jacq&criteria=&language=French&format=

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