vendredi 26 avril 2019

" LE TESTAMENT DE MELVILLE " Penser le bien et le mal avec Billy Budd par Olivier Rey

Un autre aspect de l'œuvre, qu'une focalisation excessive sur le débat entre un Melville « acceptant » ou « résistant » empêche d'apprécier, est sa dimension esthétique. Melville s'est qualifié lui-même d'« homme méditatif » — et, de fait, ses ouvrages sont toujours profondément médités. 

Il n'en reste pas moins que Melville n'a pas écrit des essais, ou des traités philosophiques, mais des nouvelles et des romans. Près de son bureau, collé sur un pan de mur dissimulé, un papier portait la phrase de Schiller : « Reste fidèle aux rêves de ta jeunesse. »   


Le scientifique militant, le rationaliste sans concession, une chose qui lui tourne les sangs, c'est qu'il y a encore des créationnistes. Non seulement il en reste, mais il y en aurait même de plus en plus, une résurgence ! Un siècle et demi après Darwin ! 

Il essaye d'en rire, de hausser les épaules, d'orienter ses pensées vers des sujets plus plaisants mais c'est plus fort que lui, ça le reprend, ça l'obsède, il ne peut pas laisser passer. 

Quatre siècles de science moderne, des réalisations sans nombre, époustouflantes, qui facilitent la vie à un point incroyable, des découvertes ultra-convaincantes sur le lointain passé de la terre et sur l'évolution, la datation au spectromètre de masse, les os de dinosaures… Et puis voilà. Toujours des créationnistes. Ça le dépasse. C'est trop d'imbécillité bornée, trop d'ingratitude. À vous désespérer de sortir l'humanité des ténèbres.


La cause des créationnistes, il faut l'avouer, n'est pas brillante. Pour s'en tenir au versant chrétien : même les Pères de l'Église lisaient les premiers versets de la Bible de manière allégorique. Voici qu'une quinzaine de siècles plus tard, des « fidèles » admettent les lois de la radioactivité quand elles servent à produire de l'électricité pour leurs besoins domestiques, ou à construire des bombes qui tiennent leurs ennemis en respect, mais pas quand elles induisent qu'une roche volcanique date de trois cents millions d'années. Et si c'était là le plus grave : mais cet attachement à la lettre, concernant les origines du monde, signale chez ceux qui s'en réclament un aveuglement déconcertant quant aux enjeux véritables de la religion qu'ils prétendent défendre. 

Pour les prophètes de l'Ancien Testament, comme pour le Christ des Évangiles, la terre aurait bien pu être âgée de quelques milliers ou de quelques milliards d'années, les espèces que nous connaissons et l'être humain lui-même avoir été d'emblée présents ou être le résultat d'une évolution, cela n'était d'aucune importance pour leur message. Être attentif à ce message, ce n'est certainement pas se tétaniser sur la vérité factuelle du récit de la création.

L'affaire est-elle donc entendue ? Oui. Enfin, oui et non. La position des scientifiques intransigeants, des rationalistes chasseurs d'illusions n'est elle-même pas sans défauts. Voici des personnes qui, apparemment, ne mesurent jamais la responsabilité qui est la leur dans le phénomène qui les révolte. Or, telle est la réalité : c'est, en partie au moins, parce que des partisans de la science font de celle-ci une idéologie, selon laquelle la seule manière sérieuse de traiter une question est l'approche scientifique — et une question dont on ne peut traiter scientifiquement n'est pas sérieuse —, que des fractions importantes de la population sont tentées d'en rejeter, de façon idéologique, les enseignements.

La pratique scientifique, à l'époque moderne, s'est développée en supposant que dans l'étude du monde les sensations, les impressions, la tradition et les considérations d'ordre moral soient écartées au profit du seul exercice de l'entendement et des mesures. Une telle attitude a permis d'engranger un savoir considérable, d'obtenir des résultats spectaculaires. Pour autant, ces postulats de base interdisent constitutionnellement à la science de prendre en charge l'intégralité de l'expérience et du questionnement humains. Il est des physiciens qui, lors de conférences publiques, aiment à désorienter leurs auditeurs en leur apprenant que le temps n'est rien d'autre qu'une dimension géométrique de l'espace-temps, etqu'à ce titre son écoulement est une illusion. 

Mais cette contradiction entre la théorie physique et le vécu de chacun signale moins, en l'occurrence, une idiotie du profane, que l'incapacité de la science à rejoindre une expérience personnelle et collective qui fait corps avec la vie même — d'où l'incongruité de ladite théorie lorsqu'elle entend épuiser ce qui est. Quant à la question essentielle et permanente, pour chacun et pour tous, de l'orientation qu'il convient de donner à l'existence, on voit mal comment une discipline de pensée qui tient pour principe que son objet doit être considéré hors de tout jugement de valeur pourrait être érigée en guide et en arbitre. 

Malgré cela, les populations n'ont cessé d'être soumises, depuis un siècle et demi, à un discours exalté annonçant la prise en charge intégrale de toutes les questions par la science, un discours dont seules les modulations ont varié d'une époque à l'autre pour s'adapter à la mode du temps. « La barbarie est vaincue sans retour parce que tout aspire à devenir scientifique », assenait Ernest Renan aux lycéens de la IIIeRépublique commençante. 

Le XXesiècle serait mirifique, pour ainsi dire un Éden retrouvé. À la veille du premier conflit mondial, Jean Perrin déduisait de la mise en évidence expérimentale des atomes : « Le Destin vaincu semble permettre enfin un Espoir sans limites. » À la veille de la Seconde Guerre mondiale il exprimait le souhait, après une visite du palais de la Découverte récemment inauguré, « que dans chaque village on remplaçât l'église par un palais de la Découverte en miniature ». 

Et aujourd'hui, un biologiste de l'évolution comme Richard Dawkins, au seuil de son livre sur la logique des gènes, écrit avec jubilation : « Nous n'avons plus à nous en remettre à la superstition pour affronter les grandes questions : la vie a-t-elle un sens ? Pour quoi sommes-nous faits ? Qu'est-ce que l'homme ? » Non, le néodarwinisme donnerait désormais toutes les réponses. Qui ne voit, dans ce genre d'affirmation, une absurdité symétrique à celle des créationnistes ? Et, notons-le, une absurdité encore plus funeste. 

Car si les textes dont se réclament les créationnistes, pris au pied de la lettre, égarent sur le plan scientifique, du moins sont-ils capables d'orienter dans la vie ceux qui les lisent (même si on peut légitimement s'inquiéter de la manière dont ils sont entendus). Rien de tel avec le darwinisme (quand bien même certains ont prétendu, à tort, en tirer des préceptes recommandant une lutte farouche entre groupes ou individus, et condamnant la pitié). 

Bien sûr, les tenants du tout-science allèguent que, pour ce qui les concerne, la science suffit à combler l'intégralité de leurs besoins intellectuels et spirituels. Mais c'est faux : ils ont besoin, un besoin vital, de leurs opposants — les lumières scientifiques ne parviennent à donner un sens à leur vie qu'en tant qu'elles servent à affoler ceux qui se cramponnent à des cadres surannés. Le jour où ces affolés disparaîtraient, le sens disparaîtrait également.

D'aucuns diront qu'un Richard Dawkins, qui imagine que le darwinisme répond à la question « qu'est-ce que l'homme ? », n'est qu'un cas marginal. La série impressionnante d'honneurs, prix et autres distinctions que lui ont valu, auprès d'un nombre considérable d'institutions, non pas ses travaux strictement scientifiques mais les positions qu'il défend dans ses livres grand public, tend à indiquer le contraire. Reste, il est vrai, que beaucoup de ceux qui s'insurgent contre le créationnisme ne campent pas sur des positions aussi extrêmes. Tout ce qu'ils demandent, c'est que chaque chose soit à sa place. Ni plus ni moins. 

Que la religion ne vienne pas s'immiscer sur le terrain scientifique, comme la science laisse chacun libre sur le plan religieux. Pas de plus juste revendication ! Les choses, cependant, ne sont pas aussi simples. Car il ne s'agit pas seulement de ne pas confondre les ordres, il s'agit aussi de savoir quelle place, quelle importance accorder à chacun. Et de ce point de vue la réponse est claire : le mieux est que la religion demeure enfermée dans l'église, avec défense d'en sortir. Elle est tolérée à condition qu'elle soit une affaire purement privée, qu'il n'est pas décent d'invoquer dans la conduite des affaires publiques. La paix générale serait à ce prix. Mais dans ce cas, les questions auxquelles la religion s'efforçait de répondre, comment vont-elles, sinon être prises en charge, du moins trouver une petite place dans la réflexion collective ? (...)

La réflexion philosophique estampillée telle en effet, en laquelle on aurait pu placer les plus grands espoirs, semble avoir à l'époque contemporaine largement délaissé les réflexions sur la sagesse et la vie bonne. Comme impressionnée par l'énorme rameau scientifique qui s'est détaché d'elle, elle a eu tendance à abandonner ces anciennes préoccupations pour se concentrer sur des questions moins compromises avec le « soin de l'âme ». De cette évolution, ceux qu'on persiste à appeler philosophes ne sont que très partiellement responsables : les concepts avec lesquels ils s'efforcent de penser le monde et la vie leur sont pour une large part suggérés et fournis par une organisation sociale, économique, politique où la question des fins se voit plus ou moins expulsée du domaine de la raison par une rationalité instrumentale qui ne se préoccupe jamais que de l'agencement optimal de moyens. 

Le mouvement de « scientifisation » au sein de la philosophie a été encore accentué par une spécialisation disciplinaire sans cesse plus accusée, amenant le discours philosophique à prendre des formes très techniques qui en réduisent la réception à des espaces très restreints. Gardons-nous, cependant, d'exagérer la portée de ce grief : sur bien des sujets, et particulièrement lorsqu'il s'agit de la vie morale, la complexité des analyses est d'abord imposée par l'extrême complexité du sujet lui-même. Nulle part ailleurs, peut-être, on ne se trouve aussi violemment confronté à la triste alternative entre des idées simples et fausses, et des idées complexes que leur complexité, quand elle réussit à capter quelque chose de la vérité, condamne à l'impotence, dans un domaine où la dimension pratique est essentielle.

Si l'on entend être fidèle à la complexité sans être happé par elle, ne reste que la possibilité d'une saisie plus synthétique par l'intuition. Sur ce terrain, la littérature paraît mieux adaptée que la philosophie et, à vrai dire, elle constitue à ce jour un des meilleurs instruments d'exploration de la vie psychique dont nous disposions. Il s'en faut, pourtant, que notre époque en tire le parti qui conviendrait. Oh, certes, personne ne songe à la mettre en cause ! Au XVIIesiècle, les écrivains étaient une espèce suspecte ; de nos jours on les considère avec faveur, on encourage leur production, on les encense volontiers.

 Néanmoins, l'opinion favorable dont la littérature est l'objet est d'autant plus facilement accordée qu'elle n'engage à rien, et représente même une forme de compensation au statut très subalterne qu'on lui reconnaît. Telle serait la meilleure façon de la neutraliser : « la combler d'honneurs et faire en même temps en sorte qu'elle n'exerce aucune influence sérieuse sur le traitement des questions réellement importantes ». Les références littéraires, dans une argumentation, sont perçues au pire comme déplacées, au mieux comme des figures de rhétorique, des enjolivements.

 La littérature, il faut l'admettre, souffre de graves handicaps. Le premier tient à la prégnance des critères de vérité scientifiques, à l'aune desquels il sembleque toute connaissance authentique doive être appréciée. Parce que les enseignements que la littérature est à même de délivrer sont d'un autre ordre — il s'agit d'aiguiser l'attention, de nourrir l'imagination, d'éduquer la sensibilité et le raisonnement pratique, d'élargir les possibilités de vie —, elle apparaît dans l'espace public comme peu sérieuse. (...)

Il y a aussi que l'humain vit immergé dans le symbolique. Ce qui signifie, conformément à l'étymologie : on ne voit que ce qui s'emboîte dans les pensées qui nous habitent, installées par la nature, le langage, l'apprentissage, les récits. Rarement la connaissance excède la reconnaissance. De là la pauvre moisson de tant de voyages, de tant de rencontres. La littérature à la hauteur de sa vocation enrichit le répertoire symbolique, elle fait connaître ce qui pourra ensuite être reconnu — ce sur quoi, sans elle, on serait passé sans rien voir, ce à quoi, par elle, nous est accordée la grâce de faire attention. (...)

Renan (1823-1892) et Melville (1819-1891), de part et d'autre de l'Atlantique, sont des contemporains presque parfaits. Le premier affirme, dans L'Avenir de la science : « Le grand règne de l'esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l'homme. » Le second écrit, dans Moby-Dick : « Quelle que soit la vanité que le bébé-homme tire de sa science et de son habileté, et quels que soient les progrès qu'ils se flatte de leur faire accomplir dans le futur, toujours, jusqu'au jour du Jugement, la mer l'outragera, l'écrasera, réduira en miettes la frégate la plus robuste et la plus majestueuse qu'il puisse construire. » Melville ne met pas en cause les insuffisances des constructions navales, mais ce qu'il y a de principiellement vicié dans une promesse comme celle de Renan. 

Il est insensé de croire que soumettre le monde matériel permettra le règne de l'esprit, quand ce désir de soumission totale de la nature va de pair avec une soumission non moins totale à la nature — la nature à l'intérieur de soi. Le capitaine Achab de Moby-Dick est, à sa manière, un gnostique, qui trouve que le monde est fort mal fait. Cependant, alors que les gnostiques anciens cherchaient le bien hors de ce monde, abandonné aux forces mauvaises, et se tournaient vers le Dieu qui les en libérerait, Achab, en moderne qu'il est malgré son nom biblique et ses tirades shakespeariennes, entend purger ce monde-ci de tout ce qui résiste à la maîtrise, à l'emprise — résistance dont la baleine blanche est pour lui l'emblème. Il est l'homme des solutions radicales, définitives, et qui embarque l'humanité entière, dont l'équipage bigarré de son navire est le représentant, dans sa folle entreprise. (...)

En leur temps, les grands livres de Melville sont restés largement ignorés. Ce que, du reste, il prévoyait : « Quand bien même j'écrirais les Évangiles en ce siècle, je finirais dans le caniveau », écrivait-il à Hawthorne à l'époque où il travaillait à Moby-Dick. À son éditeur londonien Bentley il confiait : « Notre pays et presque toutes ses affaires sont gouvernés par de vigoureux défricheurs de forêts — d'assez nobles types, mais pas littéraires pour un sou, et qui se soucient comme d'une guigne de tous les auteurs, à l'exception de ceux qui écrivent dans ce qu'il y a de plus vendable aujourd'hui — je veux dire les journaux et les magazines. » (...)

Mais si, comme le pensait Simone Weil, « il est inévitable que le mal domine partout où la technique se trouve soit entièrement soit presque entièrement souveraine », on comprend qu'il soit à même de prospérer sous l'avalanche de programmes qu'on lui oppose. Finalement, peut-être l'incapacité criante des sociétés contemporaines à porter remède aux maux qui les accablent, au point qu'elles semblent devoir les subir comme une fatalité, alors même que la modernité entendait donner aux hommes la maîtrise de leur destin, trouve-t-elle sa source ultime dans la mise à l'écart de la question du mal. (...)

Un autre aspect de l'œuvre, qu'une focalisation excessive sur le débat entre un Melville « acceptant » ou « résistant » empêche d'apprécier, est sa dimension esthétique. Melville s'est qualifié lui-même d'« homme méditatif » — et, de fait, ses ouvrages sont toujours profondément médités. Il n'en reste pas moins que Melville n'a pas écrit des essais, ou des traités philosophiques, mais des nouvelles et des romans. Près de son bureau, collé sur un pan de mur dissimulé, un papier portait la phrase de Schiller : « Reste fidèle aux rêves de ta jeunesse. »   


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