samedi 6 avril 2019

" Le Nouveau monde amoureux " par Charles Fourier (1816)



Je vais établir régulièrement cette thèse au moyen de laquelle toute femme tant soit peu exercée en raisonnement, pourra confondre les docteurs aux 400 000 volumes et leur prouver que s'ils n'ont pu, en 3000 ans, rien découvrir sur les propriétés de la plus belle des passions qui est l'amour, ils ont dû manquer de même la théorie de toutes les autres passions.







... On est bien ingénieux à accréditer des illusions de toute espèce pour organiser le pillage et le massacre, mais on en n'imagine aucune pour le bonheur du grand nombre. Loin de là, on a couvert de ridicule la plus brillante, celle de céladonie. Il n'est rien de plus méprisé parmi nous que le céladonisme ou amour sentimental, dégagé de désir sensuel. 

Afficher un tel amour c'est s'exposer à la risée des hommes et des femmes; il a pourtant le plus magnifique rôle dans l'harmonie où l'on sait tirer parti des passions de toute espèce ; mais la céladonie telle ne nous la connaissons n'est qu'un diamant brut. C'est une gemme informe dont il eût fallu découvrir les emplois. Bien qu'elle doive sembler ridicule dans l'état actuel il n'est pas moins vrai que, si l'on méprise [... *] le diamant brut, on ne parviendra pas à avoir de diamant brillant.

Plaisanterie à part, les harmoniens seraient bien maladroits s'ils ne savaient pas mettre en œuvre le germe de tant d'illusions romantiques et romanesques ; loin de les dédaigner, ils sauront faire naître des jouissances sublimes d'une source d'où nous ne tirons que des fumées de [... *] confinées dans les romans et chez eux l'amour sentimental ne sera plus plaisir d'illusion mais plaisir réel.
L’amour, le sentiment, sujet bien rebattu va-t-on me dire ! et que pourrez- vous nous débiter de neuf ? Tout, car vous ne savez pas même l'alphabet de la science, l'échelle des genres en simple, en composé, en puissanciel, en omnimode, en ambigu. Ah ! quel grimoire effrayant ! Oubliez-vous qu'il faut mettre les discussions d'amour à portée du beau sexe et ce que Diderot recommande. Je sais tout cela, mais ces orateurs fleuris qui, selon l'avis de Diderot, trempent leur plume dans l'arc-en-ciel et poudrent leurs écrits avec la poussière des ailes du papillon ; ces beaux parleurs ont-ils satisfait aucun des deux sexes ? Ont-ils procuré des amours brillantes à ceux qui en sont privés ?


Ont-ils fourni de nouvelles illusions à ceux qui se plaignent de satiété ? Non sans doute. Concevez donc qu'il vous faut au lieu de phrases aux couleurs de l'arc-en-ciel des inventions qui vous procurent les plaisirs dont vous manquez...
Fixons d'abord leur attention sur les deux connaissances qui leur manquent en théorie et en pratique d'amour ; celle du mode véridique ou fibre, et du mode noble ou sentimental. N'en déplaise aux chevaliers du monde galant, il est certain que la civilisation ne régit les amours qu'en sens opposé à la vérité et à la noblesse. Précisons ces deux accusations.

1° Absence de vérité. L’ordre amoureux n'est parmi nous qu'une conjuration générale, filles trompant leurs pères, femmes trompant leurs maris, amants et amantes se trompant régulièrement...

2° Absence de noblesse. Il suffirait de la première accusation pour fonder la deuxième, car je ne vois guère ce qu'il peut y avoir de noble dans un régime où tout n'est qu'astuce et duperie. Mais je veux établir le délit de mœurs abjectes sur un vice positif qui est l'absence de céladonie ou amour sentimental. Il est ridicule et impraticable en civilisation...

C'est par l'exposé des amours d'harmonie qu'on pourra estimer l'immense fausseté des amours de civilisation...(...)


Si ma théorie se conciliait avec les coutumes et préventions existantes, elle ne créerait pas de nouvelles sources de plaisir, elle ne ferait que farder les privations connues. Ce ne serait pas satisfaire les vœux secrets ; [...*] c'est vraiment en matière d'amour qu'on peut récuser le bel esprit qui court les rues et ne produit rien de neuf ; tant de brillants écrivains, qui n'ont su traiter que du genre d'amour connu, ne donnent pas le moyen d'innover en jouissance amoureuse ni de rendre ce genre de plaisir à celui qui l'a perdu – ainsi tous les candidats en amour, tant du jeune âge que du vieux, s'accordent à vouloir qu'on leur ouvre quelque nouvelle carrière qui assure aux jeunes gens la variété d'illusions et aux vieillards le nécessaire d'illusions qu'ils ne trouvent pas dans l'ordre civilisé où les constitutions, les religions, prétendent qu'un vieillard, homme ou femme, n'a plus besoin d'illusion amoureuse. La nature en décide autrement et les vieillards pensent avec raison qu'ils devraient obtenir en amour d'autant plus de plaisirs d'illusion qu'ils ont moins de plaisirs sensuels. Les jeunes gens ont aussi une foule d'autres prétentions qui ne sont nullement remplies dans l'ordre civilisé et qu'il faut contenter si l'on veut élever le genre humain au bonheur.


Pour satisfaire les vœux des divers âges, pour leur procurer en amour des jouissances entièrement neuves, il faut que je contredise en tous points les préventions civilisées dont il ne résulte qu'un ordre de choses incapable de contenter les divers goûts. C'est donc au lecteur à souhaiter que je m'arme contre lui-même, que je l'arrache à ses préjugés, que je l'emporte dans un monde nouveau où des coutumes inouïes produisent des plaisirs neufs pour tous les âges d'un et d'autre sexe. Je le répète, c'est au lecteur à m'intimer cette condition. Je la remplirai.

C'est surtout en matière d'amour qu'il faut éviter le ton dogmatique. Cependant on a tellement embrouillé le sujet, les amalgames de superstition et de philosophie ont mis en crédit tant d'erreurs, qu'il faudra des efforts pour ramener les esprits à la nature. Au reste, j'attaquerai des préjugés dont chacun est l'ennemi secret puisque leur chute procurerait à chacun les biens qu'il désire. À ces conditions tout lecteur doit incliner d'avance pour ma doctrine et souhaiter sa propre défaite...

L’amour matériel n'est que le second, quant au rang, mais c'est un vizir plus puissant que le sultan. Ce n'est pas là le but de la nature, elle veut une balance équitable entre les deux éléments de l'amour, entre le sensuel et le sentimental. Nous allons exposer les lois de cet équilibre plus intéressantes que celles de tant d'équilibres imaginaires dont nous étourdit la politique sans en établir aucun.
Le sujet paraît frivole à des civilisés qui relèguent l'amour au rang des inutilités et en font, sur l'autorité de Diogène, l'occupation des paresseux. 

Aussi ne l'admettent-ils qu'à titre de plaisir constitutionnel sanctionné par le mariage ; il n'en est pas de même en harmonie où les plaisirs devenant affaire d'État et but spécial de politique sociale, on doit nécessairement donner une haute importance à l'amour qui tient, en effet, le premier rang parmi les plaisirs ; la cabale gastronomique, autre plaisir d'harmonie, tient bien le premier rang en titre, mais l'amour le tient en réalité. Il s'agit ici d'assurer aux personnes de tout âge le charme de l'amour aussi [...*] qu'on peut le trouver aujourd'hui au bel âge. La solution de ce bizarre problème exigera quelque raisonnement. (...)


Débutons par une définition abrégée des 5 ordres d'amour...

1° l'ordre simple ou radical (composé du matériel simple ou du sentimental simple) ;
2° l'ordre composé ou balance (qui comprend les 2 éléments d'amour) ;
3° l'ordre polygame, ou transcendant qui applique à plusieurs unions l'amour composé ;
4° l'ordre omnigame ou unitaire (comprenant les orgies composées, chose inconnue en civilisation ou orgie crapuleuse) ;
5° l'ordre ambigu ou mixte multiple bâtard qui comprend des genres aujourd'hui tombés en désuétude. (...)


Dès lors l'accusation comprenant l'espèce entière n'incrimine que les discoureurs inconséquents qui articulent comme grief contre l'humanité ce qui est nature de l'homme ; accuser le genre humain [les femmes] d'inconstance, c'est comme si l'on accusait la biche d'aimer le séjour des forêts ; ne doit-elle pas les aimer puisqu'elle est faite pour les habiter ?... L’inconstance est donc par le fait naturel au genre humain ; il doit l'aimer non seulement comme destinée générale (sauf les exceptions) mais, en outre, comme le gage des plus sublimes vertus. Il sera démontré dans cette 4partie que l'inconstance amoureuse devient, en harmonie, le gage des plus sublimes vertus sociales.

Je vais établir régulièrement cette thèse au moyen de laquelle toute femme tant soit peu exercée en raisonnement, pourra confondre les docteurs aux 400 000 volumes et leur prouver que s'ils n'ont pu, en 3000 ans, rien découvrir sur les propriétés de la plus belle des passions qui est l'amour, ils ont dû manquer de même la théorie de toutes les autres passions.(...)


Qu'il suffise, pour le moment, d'avoir établi le principe, d'avoir démontré par la coutume de l'adultère ou cocuage dont le copartageant tire vanité, qu'il est faux que le cœur humain ne puisse trouver son bonheur que dans la possession exclusive de la personne aimée.

Mais ce n'est pas sur la civilisation que nous allons spéculer ; c'est sur un ordre de choses où les moindres des hommes seront riches, polis, sincères, aimables, vertueux et beaux, sauf l'extrême vieillesse, un ordre où nos coutumes de mariage et autres étant oubliées, leur absence donnera lieu à une foule d'innovations amoureuses, dont nous ne saurions nous former une idée et qui attacheront dans divers cas des charmes à ce partage odieux aujourd'hui, sans exclure pour cela l'amour égoïste qui sera l'une des variétés et dont l'usage sera loisible à chacun. (...)


On voit dès à présent que les femmes, dans leur état de liberté de perfectibilité comme celles de Paris, ont beaucoup de penchant au saphisme. Les journaux de Paris se sont plaints quelquefois que ce goût se généralisait parmi les jeunes personnes de la capitale ; ce sexe est plus que l'autre enclin à la monosexie. 

Or, dans [...*] un nouvel ordre où cesseront toutes les défiances et inimitiés féminines, où le mécanisme des séries des ralliements et autres équilibres passionnels aura fait disparaître toutes les jalousies actuelles des femmes et [...*], il ne sera pas surprenant qu'elles s'adonnent toutes, ou presque toutes, à une privauté qu'on voit déjà si commune dans les lieux où elles sont plus policées. En conséquence de ce penchant, j'ai supposé les femmes comme les hommes amoureuses collectivement de l'héroïne, genre d'amour d'autant plus intéressant qu'elles peuvent s'adjoindre des prosaphiens, et je les ai fait accepter en masse, chacune d'elles étant libre de ne pas réclamer ses droits.

Passage mangé par les souris.

http://classiques.uqac.ca/classiques/fourier_charles/nouveau_monde_amoureux/fourier_nouveau_monde_amoureux.pdf


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