Je venais tout juste d’atteindre mes dix-huit ans, lorsqu’un soir, après boire, la main d’un ami guida la mienne pour signer un engagement d’une année sur un galion.
Mes souvenirs relatifs à ce qui devait être le départ d’une aventure effroyable sont très vagues, pour ne pas dire nuls. En fait, je ne repris vraiment contact avec la réalité que le lendemain matin. Ma surprise fut grande, alors, de me retrouver couché de tout mon long sur la dure, accueilli par le bleu du ciel profond.
J’aperçus ensuite des voiles que gonflait doucement un vent léger, puis les petites taches blanches de la mer en mouvement se multipliant jusqu’au bout de l’horizon. Au comble de l’étonnement, je regardai autour de moi, quantité de cordages s’y trouvaient lovés, des cordages pareils à ceux que j’avais vus si souvent sur les ponts des navires en escale. Une forte odeur de goudron planait par-dessus le tout.
Un pas retentit. Je refermai aussitôt les yeux, faisant semblant de dormir. Cela ne m’évita en rien le dur contact d’un pied lancé dans mon côté, tandis qu’une voix aboyait :
— Allez, ouste, le mousse ! Faut qu’on nettoie le gaillard d’arrière ! Bouge-toi plus vite que ça, si tu veux pas qu’on t’accroche au bout-dehors !
Et le pied reprit durement contact avec mon corps. (...)
Le marin entreprit de fixer solidement le bout de corde qu’il tenait après celui qui m’entourait déjà la taille, et je me retrouvai de la sorte au milieu des deux lance-amarres réunis. Rempli de panique, je ne pouvais que jeter des regards suppliants autour de moi ; mais, si je voyais naître la pitié dans quelques rares visages, une joie sadique éclatait dans la majorité des autres.
Indifférente à ce qui se préparait, la mer bleue moutonneuse faisait fleurir aux cimes de ses lames courtes son écume blanche, légère comme de la dentelle, tandis que le mât de hune semblait caresser, de toutes ses voiles dehors, le ciel haut en couleur.
— Allez, basculez-le ! hurla la voix de mon persécuteur.
Plusieurs poignes me saisirent, et des rires grossiers s’élevèrent en même temps qu’on me passait par-dessus bord. Fou de terreur, je fermai les yeux, me raidissant, dans l’attente du contact de l’eau froide. Mais c’était sans compter avec le raffinement de mes bourreaux. Ils me descendaient le plus lentement possible vers l’abîme liquide. J’essayai de me retenir à la coque de bois usée par la mer. Je ne réussis qu’à m’écorcher cruellement les doigts. Les rires des hommes me parvenaient mêlés au bruit tout proche de la mer en mouvement. Mes pieds touchèrent soudain l’eau. Et, fait inattendu, je me sentis en même temps envahi par un calme étrange.
Je savais qu’il me faudrait à tout prix éviter de respirer, une fois complètement immergé. Aussi j’attendis l’extrême limite, c’est-à-dire d’avoir l’eau au menton, pour aspirer le plus d’air possible et retenir ma respiration. Mais, malgré cette précaution, je ne tardai guère à sentir ma poitrine se comprimer atrocement. On me tirait maintenant de l’autre côté, tout aussi lentement qu’on m’avait descendu. Je ne pouvais plus y tenir. Il me fallait de l’air. J’ouvris les yeux dans l’espoir de voir au-dessus de moi le jour libérateur. Je n’eus qu’une effroyable vision qui me fit oublier le contact cuisant du sel. Je me trouvais sous la coque. Et le navire, dans la lumière verdâtre, irréelle des lieux sous-marins, ressemblait à un énorme monstre sombre. Je dus à ce moment-là m’évanouir, car je ne me souviens plus de ce qui se passa après. J’appris seulement, par la suite, que le commandant attiré par le tapage que menait sur le pont son équipage était arrivé, qu’il avait immédiatement compris ce qui se passait et qu’aussitôt l’ordre avait été donné de me remonter. Sans son intervention, il est probable que j’eusse péri noyé.
… J’étais étendu dans un hamac qui se balançait au rythme du roulis. Par un hublot m’apparut la ligne d’horizon. Sous l’oscillation du galion, elle plongeait dans la mer et refaisait surface. Cela me remit d’un coup en mémoire mon affreux supplice, et, soit de peur, soit d’épuisement, je perdis de nouveau connaissance.
… Des sons rauques me parvenaient. J’ouvris les yeux. Il faisait nuit. Non loin de moi se balançait une lampe tempête. La figure toute ridée que je vis bientôt se pencher au-dessus de ma tête me fit aussitôt penser à ces pommes que la mère laisse vieillir sur la grande cheminée de la cuisine. L’homme me fixait de ses petits yeux noirs, sans gentillesse, mais sans haine non plus. Il me dit tout en mâchonnant une chique qui empestait son haleine :
— Tu te réveilles enfin, le mousse ? Lève-toi donc. Faut pas que tu restes plus longtemps le ventre vide.
Je lui demandai :
— Ça fait combien de temps que je dors, Monsieur ?
— Trois jours, petit. Et apprends qu’ici y a pas de Monsieur ! Je suis le vieux Toine ; le cuistot. J’ai justement besoin d’un aide. Si ça te chante, je te prends. J’ai ni bon cœur, ni mauvais cœur. Mais, avec moi, tu mangeras toujours à ta faim ; et, dans la vie, manger c’est le principal.
— Mais où allons-nous ? demandai-je encore.
—Quoi, t’es pas au courant ? T’as pourtant bien signé un engagement en bonne et due forme, non ?
Hochant la tête, il continua :
— On va chercher de l’or au Pérou pour les Espagnols. Bien sûr, si les Anglais ou les Hollandais nous coulent pas avant !
— Alors, on est des pirates ? demandai-je subitement intéressé.
— Mais non, des affréteurs ! répondit-il en haussant les épaules.
Puis, voyant à mon air que je ne comprenais pas, il cracha un long jet de salive noirâtre, et, changeant sa chique de joue, fit d’une voix redevenue bourrue :
— Allons, viens manger. Ta figure a un air de famille avec la mort ! (...)
Au bout de quarante jours de cette immobilité forcée, les pommes de terre – unique denrée ayant résisté au désastre – avaient germé, de telle sorte que la cale qui les contenait se trouvait transformée en un véritable monde végétal d’où s’échappait une odeur épouvantable. C’est cette odeur qui finit par décider le commandant à noyer les précieux tubercules. Cette fois, cependant, il se heurta à l’opposition d’une partie de l’équipage. Rien ne put faire entendre raison à ces hommes devenus menaçants et qui objectaient que de la nourriture pourrie valait mieux que pas de nourriture du tout. De guerre lasse, le commandant leur abandonna les pommes de terre. Ils les mangèrent telles quelles, sans même prendre la peine de les faire cuire, tant la faim les torturait. Ils moururent quelques heures plus tard dans d’atroces souffrances, sous les yeux : horrifiés de leurs camarades, qui se gardèrent bien de protester lorsque les derniers sacs de pommes de terre furent jetés à la mer.
Pendant ce temps, Toine et moi nous nourrissions d’un peu de farine demeurée à peu près intacte, que le cuisinier avait mise de côté. J’avais honte de cela, mais Toine m’affirmait que toute notre provision ne pourrait suffire à un seul repas de tous les hommes réunis. « De plus, ajouta-t-il, crois-tu que, si l’un de ces lascars possédait quoi que ce soit, il ferait un geste pour empêcher son meilleur camarade de crever devant lui ? Tu oublies un peu vite, petit, que ce sont ces mêmes gars qui n’ont pas hésité à te donner le bain de la mort ! »
C’est ce dernier argument, je dois l’avouer, qui eut raison de mes remords. Au fond, je ne demandais que cela ; l’homme est avant tout un lâche souvent préoccupé de trouver une excuse à sa lâcheté. (...)
Juste à cet instant, il y eut un cri effroyable. Nous nous précipitâmes sur nos hublots, et nous assistâmes alors à la scène la plus hallucinante qu’il soit donné de voir. Des hommes surexcités, à l’aspect d’outre-tombe, se tenaient face à face, leurs couteaux en main. Bien que tout juste portés par leurs jambes, ils tentaient avec des gestes maladroits de s’entr’égorger. Animalisés, ils ne songeaient plus qu’à tuer après avoir pleuré pour vivre.
D’abord horrifié, je finis par être subjugué par ces odieux combats. Oui, à ma grande honte, je trouvais passionnants ces criminels en puissance.
Il y eut un moment d’arrêt quand apparut le commandant armé de deux pistolets. Mais il fut de courte durée : un coutelas adroitement lancé vint le frapper en pleine gorge. Le sang jaillit aussitôt. Le malheureux tituba, puis s’écroula en déchargeant ses deux pistolets en direction des mutins. L’un d’eux, atteint par une balle, s’écroula à son tour en se tenant le ventre.
Les hommes, que la vue du sang avait rendus fous furieux, se saisirent du commandant et s’apprêtèrent à le passer par-dessus bord, lorsqu’une voix hurla :
— Et si on le bouffait ? (...)
À ce moment précis, le rouleau à pâtisserie qui était posé sur la table se mit à osciller. Toine me saisit brusquement par le bras.
— Tu as vu, petit ? Tu as vu ?
Et, comme je n’avais pas l’air de comprendre l’importance qu’il donnait à ce fait, il continua d’un ton joyeux :
— Le courant ! Tu entends ? Le courant ! C’est le vent qui arrive. D’ici demain, il sera levé !
Dieu soit loué ! Ainsi, nous touchions à la fin de notre effroyable cauchemar ! Je ne parvenais pas à y croire.
Et, d’un coup, ma joie éclata : je riais et pleurais tout à la fois. Toine me regardait en hochant la tête, l’air presque attendri ; il finit par me dire :
— Te réjouis quand même pas trop tôt, mon gars ; les emmerdements sont pas tout à fait terminés.
— Mais qui va commander, maintenant ? lui demandai-je.
— La peur ! me répondit-il, tandis qu’un long frisson me parcourait l’échine. (...)
Un piétinement se fit subitement entendre, comme si un millier de petites pattes se fussent mises à courir sur le pont. Toine bondit littéralement de son hamac, en hurlant des mots que je ne comprenais pas. Il courut vers un hublot, puis, après avoir regardé à l’extérieur, il revint vers moi, en disant avec un large sourire que je ne lui avais encore jamais vu :
— Tu n’entends pas, petit ? C’est la vie qui nous tombe du ciel. La pluie ! Enfin, on va pouvoir boire tout son saoul !
Il alla à la porte, qu’il déverrouilla rapidement, et sortit. Je le rejoignis presque aussitôt, et pourtant je le trouvai déjà allongé sur le pont, la bouche largement ouverte, happant avidement les larmes du ciel. Je me laissai tomber à ses côtés, et, à mon tour, offrant mon visage à ce ruissellement inespéré, je me mis à boire, à boire jusqu’à l’essoufflement. En même temps, je me roulais avec volupté dans cette eau céleste, finissant par devenir la proie d’un véritable délire.
Toine y mit un terme en me frappant sur l’épaule :
— Allez, petit, ça suffit comme ça, maintenant. Viens, on va donner un coup de main aux hommes.
Je me relevai à regret et le suivis. À quelques mètres de là, l’équipage, en nombre tout à fait restreint, était occupé à déplier les grandes voiles. Comme ils faisaient cela sans les hisser, ils avaient toutes les peines du monde à les maintenir face au ciel ; la pluie s’y déversant les rendait d’un poids tout juste supportable.
Toine et moi joignîmes nos efforts à ceux des matelots. Je dois avouer que, pour ma part, je ne le fis pas sans une certaine répugnance. Les effroyables scènes auxquelles ces hommes nous avaient fait assister étaient trop présentes à mon esprit. Toine, par contre, leur parlait presque amicalement. J’en fus sur le moment étonné, puis j’appris par a suite, à mes dépens, que l’homme est vulnérable devant la souffrance, comme devant la joie. (...)
Le maître d’équipage ouvrit encore une fois la bouche, puis, semblant se raviser, il tourna brusquement le dos et sortit sans dire un mot.
— Et voilà ! fit Toine lorsqu’il fut certain que l’autre ne pouvait plus l’entendre. Sûr que c’est dans la poche ! Et maintenant, je vais te dire, petit : c’est tout juste si je suis capable de faire la différence entre la Grande Ourse et la Croix du Sud !
— Mais alors, fis-je catastrophé, qu’allons-nous devenir ?
Toine haussa les épaules, puis me répondit, mâchonnant toujours sa chique :
— Je me le demande ! Mais, d’abord, faut que quelqu’un reprenne en main ces brutes. On va s’arranger pour ramasser les armes. Ensuite, ma foi, à la grâce de Dieu !
C’était bien la première fois que je l’entendais parler de Dieu. Et, je ne saurais dire pourquoi, cela me fut désagréable. Peut-être était-ce parce que j’avais laissé Dieu avec mon enfance ? Je n’eus pas le loisir de m’interroger davantage ; le maître d’équipage revenait déjà.
— C’est d’accord, le cuistot, fit-il d’un ton de défi ; ils t’ont nommé commandant. Mais ils veulent pas que je sois tout seul second ; ils en veulent deux !
— C’est bon, dit Toine en plissant ses petits yeux. Alors, tu vas leur dire qu’ils naviguent pour le moment avec le vent, et tu vas leur dire aussi que, si je suis commandant, je reçois pas d’ordre !
L’autre parut stupéfait de la réponse ; mais il franchit une nouvelle fois le seuil de la porte sans dire un mot. (...)
Je retrouvai Toine assis sur sa couchette. Grâce à Dieu, il avait repris connaissance. En deux mots, je le mis au courant de ce qui venait de se passer là-haut, et du tourbillon dans lequel il me semblait que nous étions pris.
Cette dernière information parut davantage l’ébranler. Il dit en se passant la main sur son visage fatigué :
— On est tombés dans l’âme même du cyclone. Comme le Hollandais-Volant. T’es sûr qu’il reste plus que nous, à bord ?
— Oui, sûr ! dis-je.
— Alors, petit, tant pis ! Faut qu’à nous deux on se débrouille pour relever le navire, s’il n’est pas trop tard !
Il s’était mis debout en disant cela, et se retenait à l’un des montants des couchettes. « Il n’arrivera même pas jusqu’au pont ! » pensai-je.
C’était bien mal le connaître ! Non seulement il arriva jusqu’au pont, mais encore nous finîmes par nous retrouver – après bien des difficultés, il faut l’avouer – tous les deux, bien entiers, à la barre.
Nous étions entourés d’un véritable mur liquide circulaire. Et nous tournions à une vitesse vertigineuse. La masse liquide formait des milliers de cercles, qui nous renvoyaient la couleur blême du ciel crépusculaire. Toine s’empara de la barre, mais l’abandonna aussitôt.
— Trop tard, dit-il. Même la force de cent hommes réunis ne suffirait pas pour résister à cette attraction.
Le galion était irrésistiblement attiré par le centre du gouffre. Il tournait de plus en plus vite, et nous dûmes nous étendre sur le dos. Bientôt, la force centrifuge devint telle, du fait de la vitesse constamment croissante de la rotation, que nous nous trouvâmes littéralement collés au pont. Et celui-ci se tenant pour ainsi dire à la verticale, nous avions l’effroyable impression d’assister à notre supplice debout, au garde-à-vous. Le ciel, au-dessus de nos têtes, ne nous apparaissait guère plus large qu’une paire de mains. Nous enfoncions dans le profond puits. (...)
La chaleur était tout aussi intolérable que la veille, et nous étions maintenant victimes de mirages. Des montagnes se présentaient à nous, puis des plages, des voiliers faisant cap sur nous. Le dernier ne s’effaça pas rapidement comme les autres ; au contraire, il persistait d’une façon troublante. C’était une formidable chaîne de montagnes, d’origine volcanique, rouge, grimpant vers le ciel comme une tour de Babel. Nous nous attendions à tout moment à la voir disparaître ; mais, à la fin de la journée, elle était toujours là. L’espoir se mit alors à naître dans nos cœurs. Puis notre joie éclata. Terre, nous allions toucher terre ! Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, pleurant comme des enfants.
Un léger courant nous poussait vers ces montagnes, qui, plus nous nous en approchions, nous paraissaient être une immense muraille rocheuse dégageant une désagréable impression d’écrasement.
— Pourvu qu’on y trouve de quoi manger, dit Toine ; on n’a pas vu un seul oiseau voler dans les parages.
— Bah !nous pourrons toujours pêcher, lui répondis-je, tout à la pensée de ce sol ferme qui bientôt nous accueillerait.
— Oui, dit Toine avec une pointe de réticence. La nuit vint nous surprendre alors que nous n’étions plus qu’à quelques milles de la côte. Pour moi, cette nuit promettait d’être euphorique ; je ne m’étais jamais, depuis bien longtemps, senti le cœur aussi léger. Pour Toine, il ne semblait pas en être de même. À plusieurs reprises, je l’entendis murmurer : « un monde à l’envers ; oui, c’est un monde à l’envers ». J’eus même l’impression, avant de céder au sommeil, que ce vieux loup de mer, pour la première fois, se mettait à prier. (...)
Je devinai qu’il préférait me cacher le fond de sa pensée, et je n’insistai pas, ne voulant pas pour l’instant gâter mon plaisir.
Autour de nous, la roche avait cette même couleur rouge qui dominait partout dans ces lieux inconnus. Le sable, à nos pieds, était extraordinairement fin, pareil à une poussière légère. J’en ramassai une poignée. Il était pour ainsi dire impalpable, et filait entre mes doigts qui avaient peine à le contenir. Je m’en débarrassai en le lançant vers la mer. Instantanément, l’endroit où il tomba se colora d’un rouge sang. Vivement impressionné, je me tournai vers Toine. Lui aussi avait vu. Je fus glacé par l’expression de son visage. Nous restâmes un long moment silencieux devant la tache qui maintenant disparaissait. Puis Toine se détourna, haussant les épaules.
— Faut à présent qu’on se mette en route, pour reconnaître les lieux avant la nuit.
— Et surtout pour trouver de quoi manger, lui dis-je.
Il nous fallut bien une heure pour arriver au sommet des roches qui nous entouraient. Car si elles n’étaient pas très élevées, elles étaient par contre d’une extrême friabilité. Et, pour un mètre de gagné, nous devions souvent en redescendre trois l’instant d’après, au milieu d’une poussière rouge aveuglante et suffocante.
Une fois en haut, nous vîmes se dresser devant nous la formidable chaîne de montagnes qui la veille nous avait donné une si pénible sensation d’écrasement. Elle se trouvait bien éloignée de plusieurs dizaines de milles. Malgré cela, nous pouvions distinguer des taches sombres – sans doute des bois – s’étendant à son pied, comme fertilisés par son ombre. Pour parvenir jusqu’à elle, nous allions devoir traverser un véritable désert rouge et aride. (...)
Rassasiés comme nous ne l’avions plus été depuis bien longtemps, nous nous mîmes à visiter le minuscule village. Nous en eûmes vite fait le tour. Dans chaque hutte se retrouvaient ces mêmes statues de personnages ou d’animaux de toutes sortes. Seules les poses différaient. Les expressions étaient partout affreusement torturées, à l’exception toutefois des enfants, qui eux conservaient leurs traits à peu près normaux. Et, toujours, au milieu de ces mystérieux musées, gisaient des objets de bois, de pierre ou d’os grossièrement façonnés. Ni Toine ni moi-même n’avions d’expérience particulière en matière de comparaison artistique, et pourtant nous étions extrêmement troublés devant cet incroyable contraste. De plus, dans chaque hutte, l’emplacement du foyer était chargé de cendres éteintes, et, à terre, des gamelles de bois remplies d’aliments desséchés. Comme si un malheur subit avait à jamais figé les habitants de ce village. Pourtant, il n’y avait nulle part trace de combat, pas plus qu’il n’y avait présence de lave volcanique. Toine ne cessait de répéter :
— Pas possible ; on dirait qu’ils sont vitrifiés, et qu’ils se sont rendu compte qu’ils le devenaient !
Je finis par lui demander ce qu’il voulait dire au juste, et il m’expliqua : — Tu te souviens de la pierre que j’avais ramassée ce matin pour couper la liane ? Eh bien, elle avait été vitrifiée. Probablement par la chaleur d’un volcan en éruption.
— Mais alors, dis-je, c’est peut-être en effet ce qui s’est passé ici ?
— Non. On le dirait, mais c’est pas possible. Tu penses, si une coulée de lave était passée par là, on aurait seulement trouvé un renouveau de monde végétal, et encore, ajouta-t-il, à condition que le pollen et sa semence aient pu prendre le vent.
Je ne comprenais rien à cette histoire de vie végétale qui s’engendre par-dessus les mers. Toine ne chercha pas à me l’expliquer davantage. Il posa simplement une fois de plus sa main sur mon épaule, et son visage s’illumina d’un sourire qui se répétait d’une façon comique dans chacune de ses rides. Puis, comme l’horizon commençait de s’embraser, il ramassa par terre deux curieuses pierres, et se mit à les frotter vivement l’une contre l’autre. Une pluie d’étincelles jaillit. Toujours frottant, Toine s’approcha du sac ayant contenu les patates, et, après quelques instants de réelle patience, réussit à l’enflammer.
Nous courûmes alors chercher dans les différentes cases du village de quoi alimenter notre feu, et bientôt les flammes dansèrent un véritable ballet. Dans l’obscurité maintenant totale de la hutte, les lueurs qu’elles jetaient en se tordant rendaient plus impressionnantes encore les statues grimaçantes qui nous entouraient. Véritablement, celles-là se mouvaient.
Nous nous allongeâmes sur le sol, près du feu. À ce moment, au milieu du crépitement des braises, nous pûmes à nouveau distinguer le battement sourd et rythmé qui semblait monter du cœur de la terre.
À tour de rôle, nous nous levions pour ranimer le feu. C’était plus pour conserver de la lumière que pour nous réchauffer. Je finis par sombrer dans un lourd sommeil. (...)
Du centre d’un roc gigantesque, lisse comme une muraille, jaillissaient des eaux tumultueuses, qui se laissaient retomber en une somptueuse gerbe de mousse blanche, laquelle s’éparpillait et scintillait dans la lumière comme une poussière de diamant. La rivière arrivait de la sorte à faire un bond de plus d’une centaine de mètres. Les rives nourries de fraîcheur étaient agrémentées de fleurs géantes aux couleurs chaudes. La plus petite devait facilement faire deux fois ma taille. L’herbe était généreuse, d’un beau vert. Je m’approchai de l’une de ces fleurs d’espèce inconnue. Elle était blanche, curieusement dentelée de mauve, et son cœur était jaune. À mon approche, elle se referma très lentement.
J’acquis soudain la certitude qu’elle s’avançait vers moi. Pris de panique, je reculai précipitamment. Il était temps. Après s’être rouverte brusquement, elle s’inclina vivement, et, comme un filet de pêche, se plaqua au sol à l’endroit même où je me trouvais seulement quelques secondes plus tôt. Il y eut alors un affreux bruit de succion, puis la fleur se referma à nouveau et reprit très lentement sa position première. De l’endroit qu’elle avait un instant couvert de ses pétales, il ne restait plus rien, que la terre. Sous mes yeux horrifiés, elle avait tout aspiré : l’herbe, et l’arbrisseau qui s’y trouvait. Comme elle l’aurait certainement fait de moi-même, si je ne m’étais écarté à temps. Je sentis une sueur froide couler le long de mon dos, tandis que je regardais avec épouvante l’énorme tige transparente commencer son travail de digestion.
J’étais comme hypnotisé. Je réussis enfin à m’arracher à l’horrible spectacle et m’enfuis à grandes enjambées. L’extraordinaire beauté du lieu, qui m’avait tout d’abord émerveillé, me faisait maintenant frissonner de dégoût. Je dis de dégoût, car la peur n’avait même plus de place en moi. Je finissais par comprendre pourquoi les âmes qui séjournent en enfer y demeurent sans révolte apparente. Le dégoût n’est-il pas le commencement de l’acceptation ? Si l’acceptation est fatale aux gens normaux, elle est logique pour ceux qui restent muets aux questions qui pourraient les sauver.
http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Michel+Bernanos&criteria=&language=French&format=
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