mardi 30 avril 2019

" Station atomique " par Halldór Laxness

— FAUT-IL servir la soupe ? dis-je.
— Oui, au nom du ciel ! répond la cuisinière, un peu dure d’oreille – une des plus grandes pécheresses de ce temps, mais elle a accroché au mur, au-dessus de l’évier en acier, une image de notre Sauveur. 

La benjamine, une petite bonne femme de six ans, Thorgunnur, qu’on appelle Didi, ne la quitte pas d’un pouce. Elle la regarde avec vénération, les mains jointes quelquefois, elle mange avec elle dans la cuisine, elle dort avec elle la nuit. 

De temps en temps, l’enfant me jette un regard jaloux, presque accusateur, à moi qui suis la nouvelle bonne.



Je prends mon courage à deux mains et j’entre dans la salle à manger, portant la soupière. La famille n’est pas encore à table, mais la fille aînée, quinze ans, entre dans la pièce. Elle a un teint de lait et elle serait belle sans ses lèvres peintes et ses ongles faits, d’un rouge sombre. D’une main légère, elle arrange ses épaisses boucles blondes tire-bouchonnées.

Je dis : « Bonsoir », mais elle me regarde d’un air distant, s’assied à table et continue de feuilleter un journal de mode.
Puis Madame entre à petits pas pressés, exhalant un froid parfum – pas à vrai dire un parfum lourd, mais dense, capiteux, rayonnant. Son bracelet tinte. Elle ne me regarde pas, mais, en s’asseyant, elle dit :
— Eh bien ! ma fille, avez-vous appris à vous servir de la cireuse ?
Puis elle montre sa fille du doigt :
— Voici Dudu et ce garçon qui vient, là-bas, c’est mon Bobo. Nous avons aussi un grand fils, qui est en classe de philosophie. Ce soir, il s’amuse au-dehors.
— Comment une pauvre fille qui débarque de sa province pourrait-elle se rappeler ces noms de sauvages ? dit une voix derrière moi.

C’est un homme grand, élancé. Il a une belle tête qui commence à grisonner sur les tempes, un nez en bec d’aigle. Il enlève ses lunettes d’écaille et se met à en essuyer les verres. Son sourire n’est pas forcé, mais un peu las et distant à la fois. C’est mon député, le député de notre district du Nord. C’est chez lui, chez le négociant, docteur Bui Arland, que je suis placée.

Quand il a fini d’essuyer les verres de ses lunettes et qu’il m’a assez longtemps regardée, il me tend la main et dit :
— C’est gentil de votre part d’avoir fait tout ce chemin, depuis le Nord, pour venir nous aider ici, dans le Sud.

Et sur ce, j’ai le cœur battant, la sueur me prend et naturellement je ne peux articuler un mot. Il marmotte mon nom : « Uggla », et poursuit : — Un oiseau savant. La nuit est son heure. Mais comment vont mon cher vieux Falur d’Austerdalur, ses chevaux et son église ? J’espère que nous réussirons à soutirer un peu d’argent à ce parlement de mécréants, à la prochaine session. Comme ça, les vents pourront dire la messe dans la vallée, quand elle sera tout à fait déserte. Alors, les chevaux en liberté pourvoiront à leurs besoins comme dans les fables, car les maquignons allemands sont kaput.

Comme j’étais heureuse qu’il continuât à parler : j’avais le temps de me ressaisir. C’était la première fois que je sentais mes genoux fléchir en parlant à un homme. Je lui dis que je voulais apprendre à jouer de l’harmonium et que j’étais venue dans le Sud pour cela. Nous ne voulions pas que le vallon devienne un désert.

Je n’avais pas eu le temps de remarquer Bobo, un gros garçon resplendissant de santé. Il me regardait avec des yeux ronds, tandis que je parlais avec son père et que Madame versait la soupe dans les assiettes. Tout à coup, il pouffa de rire : ses joues se gonflaient, il n’en pouvait plus, il explosa. Sa sœur cessa de regarder le journal de mode américain et explosa à son tour. Dans la porte qui donnait sur la cuisine, le petit ange avait oublié sa piété et riait. Elle dit à sa mère nourrice, pour expliquer la gaieté inattendue de la famille :
— Elle veut apprendre l’harmonium !
Madame sourit en les regardant. Mais le père leva la main gauche, secoua la tête, me regarda dans les yeux, tout à la fois, sans rien dire. Il se mit à manger.

C’est seulement quand je fus habituée à voir la fille aînée s’asseoir devant le piano à queue et jouer du Chopin à tort et à travers comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, que je compris combien c’était drôle d’entendre une grosse fille du Nord dire, dans un foyer cultivé, qu’elle allait apprendre l’harmonium.
— Ça, c’est bien d’une provinciale de bavarder avec le monde ! dit la cuisinière, quand je revins à la cuisine.
Alors la révolte s’éveilla en moi et je répondis :
 — Je suis du monde, moi aussi.

On avait apporté ma malle et l’harmonium, que j’avais acheté de tout l’argent que j’avais gagné dans ma vie, – et ça n’avait même pas suffi. Ma chambre était tout en haut, au second. Je n’avais pas le droit de m’exercer quand il y avait des invités, mais à part ça, je pouvais le faire quand j’avais un moment. Mon travail consistait à tenir la maison en ordre, à envoyer les enfants à l’école, à aider la cuisinière et à servir à table. La maison était bien plus merveilleuse que ce paradis des cartes de Noël dorées sur tranche, que toutes les ménagères au nez de travers s’efforcent de gagner, pour l’autre vie. Tout marchait à l’électricité. On branchait des machines toute la journée. Il n’y avait pas de feu : la chaleur sortait des profondeurs de la terre et les bûches rougeoyantes, dans la cheminée, étaient en verre.

Quand je revins avec l’entrée, on avait fini de rire. La fille parlait à son père et le petit gros restait seul à me regarder. Madame dit qu’elle et son mari devaient « sortir ». Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire ; Jona, la cuisinière, allait à une assemblée religieuse.
— Vous allez garder la maison et attendre que Bubu revienne. Vous tiendrez son dîner au chaud.
— Bu… ? pardon, dis-je.
— Un sauvage de plus, répond Monsieur. On dirait qu’ils sortent du Tanganyika, du Kenya ou d’un de ces pays où l’on tresse ses cheveux en queues de rat. En réalité, il s’appelle Arngrimur.
— Mon mari n’a pas beaucoup d’imagination, dit Madame. Il aurait voulu appeler le garçon Grimsi. Mais notre temps est plein d’imagination. Il faut que tout ait son style.

Monsieur dit :
— Vous êtes du Nord, de l’inoubliable vallée d’Austerdalur. Vous êtes la fille de Falur, l’éleveur de chevaux qui veut bâtir son église. Soyez assez bonne pour rebaptiser les enfants.
— J’aimerais mieux me laisser hacher en petits morceaux que de me faire appeler Gunsa, dit la fille aînée.
— En réalité, elle s’appelle Gudny, dit le père, mais ils ne pouvaient s’en tirer à moins. Il leur fallait la plus noire Afrique.
Alors, Madame regarda son mari d’un air décidé et dit :
— Tu ne vas pas tenir conversation avec cette fille.
Et à moi :
— Enlevez les assiettes, s’il vous plaît.

Je n’ai pas peur d’elle.Je n’ai pas eu peur d’elle du tout. Pas davantage quand je suis entrée dans sa chambre, apportant ses souliers d’argent, dans mes pantoufles achetées à l’épicier du coin. Elle était assise, à peu près nue, devant un grand miroir, un autre miroir derrière elle et, en chantonnant, elle peignait ses orteils. Elle était plus grosse que je n’aurais cru, une fois dévêtue, mais sa chair ne semblait pas amollie, en aucune place. Quand j’eus déposé les chaussures, comme j’allais sortir, elle s’arrêta de chantonner, me chercha des yeux dans le miroir devant elle, et me dit, le dos tourné :
— Quel âge avez-vous, au fait ?
—Vingt et un ans.
— Vous n’avez pas d’instruction ?
— Non, répondis-je.
— Vous n’avez jamais quitté la maison, jusqu’ici ?
— J’ai passé un hiver dans une école de filles, dans le Nord.
Elle se retourna et me dévisagea :
— Une école de filles ? Et qu’est-ce que vous avez appris ?
— Oh ! presque rien, dis-je.

Elle me regarda :
— Vous n’avez pas l’air tout à fait sans instruction. Une fille comme il faut ne doit jamais avoir l’air cultivé. Je ne peux pas supporter qu’une femme ait l’air cultivé. C’est du communisme ! Regardez-moi : je suis bachelière, mais personne ne s’en aperçoit. La femme doit être féminine. Faites voir vos cheveux, s’il vous plaît, ma fille.

Je m’approchai et elle examina mes cheveux. Je lui demandai si elle croyait que je les avais achetés ou si j’avais des poux. Elle toussota d’un air digne et répondit, en me repoussant :
— Vous êtes la bonne, ici !
Je voulais sortir sans mot dire, mais elle eut pitié de moi et, pour me consoler :
— Vous avez les cheveux épais, d’un jaune sale. Vous pourriez mieux les laver.
Je lui dis ce qui était : que je les avais lavés l’avant-veille, avant de quitter la maison.
— Dans du purin ?
— Avec du savon noir.
— Vous pourriez mieux les laver, je vous assure.

Comme j’allais passer la porte, elle me rappela :
— Quelles sont vos opinions ?
— Mes opinions, à moi ? Je n’en ai pas.
— C’est bien, ma chère, dit-elle. J’espère que vous n’êtes pas de celles qui sont toujours penchées sur un livre. 
— Mais j’ai veillé plus d’une nuit, pour lire.
— Dieu vous vienne en aide ! dit Madame et elle me regarda anxieusement. Qu’avez-vous lu ?
— Un peu de tout.
— Un peu de tout ?
— À la campagne, on lit de tout : on commence par les sagas, et on continue avec tout le reste.

— Pas le journal communiste, pourtant ? s’écria-t-elle.
— À la campagne, nous lisons les journaux qui ne nous coûtent rien, dis-je.
— Faites attention de ne pas devenir communiste, dit Madame. J’ai connu une fille du peuple qui lisait de tout et qui est devenue communiste. Elle a échoué dans une cellule.
— Je veux être organiste, dis-je.
— Oui, vous venez vraiment du fond de nos provinces… Allons, vous pouvez sortir, ma fille.
Non, je n’avais pas du tout peur d’elle, bien qu’elle fût proche parente du gouverneur et moi la fille du vieux Falur qui veut bâtir pour Dieu et laisse ses chevaux partir à l’étranger. Bien qu’elle fût de porcelaine et moi d’argile.

http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Halldór+Laxness&criteria=&language=French&format=

" L'Espion qui venait du froid " par John le Carré





L’Américain tendit à Leamas une nouvelle tasse de café.
— Allez donc vous recoucher, dit-il. S’il arrive, nous vous passerons un coup de fil.
Leamas, qui observait la rue déserte par la fenêtre du poste frontière, ne répondit pas.
— Vous ne pouvez pas l’attendre indéfiniment, insista l’autre. Peut-être viendra-t-il une autre fois. Nous nous arrangerons pour que la police contacte l’Agence. De toute façon, vous pouvez revenir ici en moins de vingt minutes.
— Non, répondit Leamas. Il fait presque nuit, maintenant.




— Mais enfin, vous ne pouvez pas continuer à attendre comme ça ! Il a déjà neuf heures de retard.
— Si vous voulez vous en aller, libre à vous. Vous avez été très chic, ajouta Leamas. Je dirai à Kramer que vous avez été bougrement chic.
— Mais vous comptez attendre encore longtemps ?
— Jusqu’à ce qu’il arrive. (Leamas se dirigea vers la fenêtre de guet et se planta entre les deux policiers immobiles, leurs jumelles braquées sur le poste frontière est-allemand.) Il attend la nuit, murmura-t-il, je connais ça.
— Ce matin même, vous disiez qu’il passerait avec les ouvriers ?
— Les agents secrets ne sont pas des avions. Ils n’ont pas d’horaire fixe. Il est brûlé, il se sauve et il a peur. Mundt est à ses trousses, à l’heure qu’il est. Il a juste une petite chance de s’en sortir. Laissez-lui au moins choisir son heure.

Le jeune Américain hésita. Il avait envie de partir, mais ne trouvait pas d’occasion propice. Un timbre résonna à l’intérieur du poste. Ils attendirent, tous les sens en éveil.
— Opel Rekord noire, immatriculée en Allemagne de l’Ouest, annonça un policier en allemand.
— Il dit ça au jugé, murmura l’Américain. Il fait trop sombre pour y voir d’aussi loin. (Après réflexion, il ajouta :) Comment Mundt a-t-il pu savoir ?
— Taisez-vous ! lança Leamas de la fenêtre.
Un des policiers quitta le poste et s’avança vers l’abri de sacs de sable érigé tout contre la ligne blanche de démarcation qui coupait la route comme la ligne de fond d’un court de tennis. L’autre attendit que son collègue se soit accroupi derrière le télescope installé dans le blockhaus, puis il abaissa ses jumelles, décrocha son casque noir du portemanteau et l’ajusta avec soin sur sa tête. Subitement, au-delà du poste frontière, les projecteurs à arc se déclenchèrent et leurs faisceaux illuminèrent la route à la façon d’une scène de théâtre. Le policier reprit son commentaire. Leamas le connaissait par cœur :
— La voiture s’arrête au premier point de contrôle. Un seul occupant. C’est une femme. On l’escorte jusqu’au poste des Vopos pour vérification d’identité.

Ils attendirent en silence.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda l’Américain. (Sans daigner répondre, Leamas s’empara de la paire de jumelles de réserve et la braqua sur les postes de contrôle de Berlin-Est.) Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Vérification terminée. On l’admet au deuxième point de contrôle.
— C’est lui, monsieur Leamas ? s’enquit avec insistance l’Américain. Je devrais peut-être appeler l’Agence.
— Un instant.
— Où est passée la voiture ? Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ?
— Contrôle des devises, douanes ! aboya Leamas.
Il observait intensément la voiture. Deux Vopos s’étaient plantés devant la portière du conducteur : l’un d’eux tenait le crachoir, l’autre attendait un peu en retrait. Un troisième se mit à rôder autour du véhicule. Il s’immobilisa devant le coffre, revint vers le conducteur, demanda les clefs, ouvrit le coffre, l’examina, le referma et lui rendit les clefs. Puis il parcourut une trentaine de mètres sur la route et s’arrêta à égale distance des deux postes frontière, devant une sentinelle est-allemande, silhouette solitaire, trapue, bottée et mal fagotée dans un pantalon flottant. Ils échangèrent quelques paroles, un peu gênés sous la lumière crue des projecteurs.

D’un geste négligent, les deux premiers Vopos firent signe à la voiture de passer. Elle repartit et, arrivée à hauteur des deux sentinelles qui se tenaient au milieu de la route, elle s’arrêta de nouveau. Les deux hommes en firent le tour, s’écartèrent et reprirent leur conversation. Finalement, comme à regret, ils la laissèrent franchir la ligne et pénétrer en secteur allié.
— Vous attendez bien un homme, n’est-ce pas, Leamas ? demanda l’Américain.
— Oui, un homme.
Leamas remonta le col de sa vareuse, sortit dans le vent glacé d’octobre et s’avança vers la voiture.
— Où est-il ? demanda-t-il à la conductrice.
— Ils sont venus le chercher et il s’est sauvé. À vélo. Ils ne savent probablement rien de moi.
— Et où est-il allé ?
— Nous avions une chambre près de la porte Brandebourg, au-dessus d’un café. Il y gardait quelques affaires, de l’argent, des papiers. Je pense qu’il a dû y aller. Ensuite il va s’amener et va essayer de passer.
— Ce soir ?
— C’est ce qu’il a dit. Tous les autres se sont fait pincer : Paul, Vierek, Ländser et Salomon. Il va falloir qu’il se presse.
Leamas la regarda un moment sans mot dire, l’air ébranlé :
— Ländser aussi ?
— Hier soir.

Un policier les avait rejoints.
— Il faudrait bouger de là, dit-il. Interdit de bloquer le poste frontière.
Leamas se retourna à demi.
— Va te faire foutre ! dit-il brutalement.
L’Allemand se raidit.
— Montez, dit la femme. On va aller jusqu’au carrefour.
Il prit place à côté d’elle et, à faible allure, ils gagnèrent le premier virage.
— J’ignorais que vous aviez une voiture, dit-il.
— C’est celle de mon mari. Karl ne vous a pas dit que j’étais mariée, je suppose ? (Leamas garda le silence.) Mon mari et moi, nous travaillons pour une maison d’appareils d’optique. On nous laisse passer pour le travail. Karl ne vous a donné que mon nom de jeune fille. Il ne voulait pas que j’aie des ennuis… avec vous.
Leamas tira une clef de sa poche.
— Il va falloir habiter quelque part, déclara-t-il d’un ton neutre. Il y a un appartement qui vous attend dans l’Albert-Dürerstrasse, à côté du musée. Le 28 A. Vous y trouverez tout ce qu’il faut. Je vous téléphonerai dès qu’il sera là.

—Non. Je reste avec vous.
— Mais moi, je ne reste pas ici. Allez à l’appartement. Je vous appellerai. Il n’y a aucune raison d’attendre.
— Mais puisque je vous dis qu’il passera la frontière ici même !
Leamas la considéra d’un air surpris :
— Il vous l’a dit ?
— Oui. Il connaît un des Vopos, le fils de son propriétaire. Ça peut être utile. Et c’est pourquoi il a décidé de passer par ici.
— Et il vous l’a dit, à vous ?
— Il a confiance en moi, il m’a tout raconté.
— Eh ben, merde alors !
Il lui tendit la clef et réintégra le poste frontière, à l’abri du froid. Quand il entra, les policiers conversaient à voix basse. Le plus grand lui tourna ostensiblement le dos.
— Excusez-moi de vous avoir houspillé, lui dit Leamas.
Ouvrant une serviette de cuir tout élimée, il farfouilla dedans et finit par trouver ce qu’il cherchait : une demi-bouteille de whisky. Le plus âgé accepta d’un signe de tête, prit la bouteille, versa une bonne rasade de whisky dans les tasses et les remplit de café.

— Où est passé l’Américain ? s’enquit Leamas.
— Qui ?
— Le type de la C.I.A. Celui qui était avec moi.
— Coucouche panier ! fit le vieux.
Ils s’esclaffèrent. Leamas posa sa tasse :
— Dans quelle mesure avez-vous le droit de tirer pour couvrir un homme qui passe la frontière ? S’il est poursuivi ?
— On ne peut ouvrir le feu pour le couvrir que si les Vopos tirent dans notre secteur.
— Autrement dit, il faut qu’il ait déjà passé la ligne ?
— Nous, on ne peut pas couvrir sa fuite, monsieur… ?
— Thomas, déclina Leamas. Thomas.
Ils échangèrent une poignée de main, chacun d’eux marmonnant son nom.
— Nous ne pouvons pas ouvrir le feu pour le couvrir, reprit le plus âgé. C’est le règlement. Sinon, c’est la guerre, à ce qu’on nous a dit.
— J’ai un type qui passe ce soir, déclara carrément Leamas.
— Ici ?
— Il faut le tirer de là à tout prix. Il a les hommes de Mundt à ses trousses.
— Il y a encore des coins où l’escalade est possible, dit le plus jeune.
— Ce n’est pas son genre. Il passera au bluff. Il a des papiers, dans la mesure où ils sont encore valables. Il est à vélo.

Le poste n’était éclairé que par une lampe de bureau munie d’un abat-jour vert, mais le clair de lune artificiel des projecteurs emplissait la pièce. La nuit était tombée, et avec elle le silence. Ils parlaient à voix basse comme s’ils craignaient des oreilles indiscrètes. Leamas alla se poster à la fenêtre et attendit. Devant lui s’allongeait la route. De part et d’autre courait le mur, affreux magma de parpaings sales et de barbelés qui, sous l’effet d’une pitoyable lumière jaunâtre, faisait décor de camp de concentration. De chaque côté du mur s’étendait le Berlin non reconstruit, monde de ruines en deux dimensions, vestige désolé de la guerre.

« La foutue bonne femme ! pensa Leamas. Et quel idiot, ce Karl, de m’avoir menti ! Menti par omission, bien sûr, comme tous les agents secrets du monde. On leur apprend à tricher, à effacer leurs traces, et ils se paient votre fiole. » Karl ne lui avait montré cette fille qu’une fois, après le dîner à la Schürzstrasse, l’année précédente. Karl venait de réussir une magnifique razzia de tuyaux et Control en personne avait demandé à le voir. Control tenait à être là pour la distribution des lauriers. Ils avaient dîné ensemble, Leamas, Control et Karl, ce dernier frétillant comme un poisson dans l’eau. Il s’était amené astiqué comme un gosse pour l’école du dimanche, briqué comme un sou neuf, faisant des tas de politesses, ôtant son chapeau, respectueux en diable. Control lui avait serré la main durant cinq bonnes minutes :
— Je tiens à ce que vous sachiez à quel point nous sommes contents de vous, Karl. Vraiment très contents.

Leamas les observait : « Ça va encore nous coûter deux cents livres par an », songeait-il. À la fin du dîner, Control leur secoua vigoureusement la main une fois de plus et leur fit comprendre, avec un hochement de tête significatif, qu’il devait partir, qu’il lui fallait encore aller risquer sa vie dans un autre secteur. Après quoi, il monta dans sa voiture où l’attendait son chauffeur. Alors Karl éclata de rire, et Leamas l’imita. Ils avaient depuis longtemps fini le champagne qu’ils riaient encore. Ensuite, sur l’insistance de Karl, ils se rendirent à l’Alter Fass et y retrouvèrent Elvira, une blonde d’une quarantaine d’années, à l’air coriace.

— Mon petit vieux, lui dit Karl, je te présente mon secret le plus intime et le mieux gardé !
Leamas était furieux. Ils eurent un peu plus tard une sérieuse prise de bec.
— Qu’est-ce qu’elle sait, au juste ? Et d’abord, qui est-ce ? Comment l’as-tu connue ?
Karl, renfrogné, refusait de répondre. Par la suite, les choses s’envenimèrent. Leamas voulut modifier la routine habituelle, changer les lieux de rendez-vous, les mots de passe, mais cela déplaisait à Karl. Il savait ce que sous-entendaient ces exigences et n’appréciait pas.
— Même si tu n’as pas confiance en elle, c’est trop tard, trancha-t-il.
Leamas se le tint pour dit et la boucla. Mais dès lors il se montra prudent, se confia moins à Karl et eut davantage recours aux astuces classiques des techniciens de l’espionnage.

Et maintenant elle était là, dans sa voiture, au courant de tout, connaissant le réseau de A à Z et même la planque la plus sûre ; tout. Pour la énième fois, Leamas se jura que jamais plus il ne ferait confiance à un agent secret.
Il alla au téléphone et composa le numéro de son appartement.
Frau Martha lui répondit.
— Nous avons des invités à la Dürerstrasse, annonça-t-il, un homme et une femme.
— Mariés ? lui demanda Frau Martha au bout du fil.
— Presque !
Il l’entendit rire de son rire affreux. Comme il raccrochait, l’un des policiers se tourna vers lui :
— Vite, Herr Thomas !
Leamas se précipita à la fenêtre de guet.
— Un homme, Herr Thomas, murmura le jeune policier. Un homme à vélo !
Leamas prit les jumelles.

Karl. Pas d’erreur possible, même à pareille distance. C’était bien sa silhouette, couverte d’un vieil imperméable de la Wehrmacht, poussant une bicyclette. « Il a réussi, se dit-il, c’est sûr, maintenant. Il a passé la vérification d’identité. Plus que les devises et la douane. » Il le regarda adosser son vélo à la barrière et se diriger d’une allure désinvolte vers le poste de douane. « N’en remets pas trop », souffla Leamas, angoissé. Karl sortit enfin, salua gaiement le garde-barrière, et le poteau strié de rouge et blanc s’éleva lentement dans les airs. Il était passé, il venait vers eux, il avait réussi. Plus que le Vopo, au milieu de la route, la ligne à traverser et il serait à l’abri.

À cet instant précis, il lui sembla que Karl percevait un bruit suspect et pressentait un danger. Jetant derrière lui un regard inquiet, il se courba sur le guidon et se mit à pédaler furieusement. Il ne restait plus maintenant sur le pont que la sentinelle solitaire. Elle se retourna vers Karl et le regarda venir. Et tout à coup, inopinément, les projecteurs s’allumèrent et leurs faisceaux d’un blanc incandescent le prirent au piège, tel un lapin fasciné par des phares d’auto. Une sirène déclencha son hurlement de scie mécanique et un tumulte de commandements affolés retentit. Devant Leamas, les deux policiers tombèrent à genoux, collèrent l’œil aux meurtrières aménagées entre les sacs de sable et armèrent vivement le levier de tir en rafale de leurs fusils automatiques.

La sentinelle est-allemande ouvrit le feu, soucieuse de ne pas tirer hors de son secteur. Le premier coup sembla projeter Karl vers l’avant et le second l’arrêter dans sa course. Pourtant il continuait à pédaler et dépassait la sentinelle qui continuait à tirer sur lui. Et brusquement, il s’affaissa et roula par terre, et Leamas perçut distinctement le fracas métallique de la bicyclette heurtant le sol. Il pria le ciel que Karl fût bien mort.

http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=John+le+Carré&criteria=&language=French&format=

" Jusqu’à Raqua " par André Hébert

Sous le pseudonyme de André Hébert, un jeune révolutionnaire français parti en 2015 combattre aux côtés des kurdes, au sein des YPG (les « Unités de Défense du Peuple »), publie aujourd’hui son journal de guerre, Jusqu’à Raqua.


André Hébert est le pseudonyme d’un jeune Français parti combattre durant quinze mois l’État islamique aux côtés des Kurdes de Syrie. Dans Jusqu’à Raqqa, lieu de la dernière bataille menée avec ses camarades du YPG, « les Unités de Défense du Peuple », dans la capitale des djihadistes, il livre le premier témoignage, essentiel, sur ce conflit. À la lecture de ce journal de guerre, on plonge dans la vie quotidienne, âpre, de ceux qui mènent la lutte contre Daech et dans la férocité des combats qui les opposent. Mais Jusqu’à Raqqa est aussi un manifeste politique. Celui de ce militant internationaliste qui choisit en 2015 de risquer sa vie pour ses idées : « Je m’exprime en tant qu’activiste révolutionnaire, internationaliste, marxiste, soutenant la cause kurde. »
Ils sont 700 volontaires venus du monde entier – dont une trentaine de Français – à vouloir reproduire au Kurdistan syrien le combat des Brigades internationales en Espagne et c’est aussi à eux qu’André Hébert veut rendre hommage. Une poignée de soldats au milieu d’une armée composée de Kurdes, d’Arabes, de Kurdes yézidis et de Turcs. Beaucoup meurent dans une guerre où les voitures piégées, les kamikazes, les mines artisanales font autant de ravages que les armes classiques.
Après avoir été brièvement emprisonné à Erbil, au Kurdistan irakien, ce sont les policiers de la DGSI qui le cueillent à son domicile parisien alors qu’il va repartir en Syrie participer à l’hallali contre Daech. Déterminé, André Hébert poursuit en justice l’État français et parvient à rejoindre une deuxième fois la zone des combats. Jusqu’à Raqqa. Dans ses ruines, il participe aux derniers et furieux affrontements contre des djihadistes qui n’ont plus rien à perdre et vont faire payer chèrement leur défaite.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
André Hébert : C’est d’abord pour rendre hommage à mes camarades tués par Daech et l’armée turque. Ensuite, pour promouvoir le modèle du Rojava démocratique, socialiste et féministe pour lequel nous nous sommes battus. Je trouvais aussi intéressant d’expliquer d’un point de vue personnel les mécanismes qui m’ont poussé à partir en Syrie, parce qu’il est difficile de comprendre cette démarche, qui peut paraître complètement folle au premier abord. En ce moment, le Rojava est à nouveau menacé d’extermination par l’armée turque, je voudrais aussi que les gens prennent conscience que les Kurdes et leurs alliés nous ont rendu un grand service et qu’on a une dette envers eux. (...)
À la fin de la bataille de Raqqa, vous avez rejoint une unité composée de Yézidis. Pourquoi ?

J’ai combattu au sein d'une unité de Kurdes yézidis et ce fut un honneur. Ce peuple a été victime de très nombreux génocides dans son histoire dont le dernier qui fut commis par l’État islamique en 2014. Aujourd’hui, ces crimes ne doivent pas tomber dans l'oubli. Il faut créer un tribunal international, sur le modèle de celui de Nuremberg, pour juger les crimes des djihadistes. Les États d’où sont issus les membres étrangers de Daech devraient réunir des fonds pour enquêter sur ces massacres, recueillir des preuves et la parole des survivants afin de pouvoir condamner l’ensemble des hommes et des femmes qui ont appartenu à Daech pour crime contre l’humanité. Cela serait aussi une façon de tous les enfermer à vie s’ils reviennent en Europe, sans avoir à prouver leur implication individuelle et sans les voir tous sortir de prison au bout de cinq ans. J’insiste là-dessus, on ne doit pas oublier ce génocide Yézidi. Les djihadistes doivent être punis, au nom de l’humanité dont les principes ont été bafoués.
Est-ce qu'on peut dire que le califat est aujourd'hui définitivement enterré ? 
Bien sûr que non. La dernière poche de résistance des djihadistes est en train d’être conquise par les Forces démocratiques syriennes. D’après les familles de combattants qui en sortent, il y a des cellules dormantes prêtes à passer à l’action partout en Irak et en Syrie. Si demain les Turcs attaquent le Rojava, je suis persuadé qu’on assistera à un retour du califat en quelques mois. Sans parler de l’Afghanistan, du Yémen, du Nigeria et des Philippines où des groupes non moins barbares ont prêté allégeance à Daech. On pourra voir demain l’émergence de nouveaux califats dans d’autres régions du monde.
Quel rôle les volontaires étrangers ont-ils joué dans la guerre contre Daesh ?

Il y a eu plusieurs centaines de volontaires étrangers qui se sont battus pour le Rojava. Des Américains, des Turcs, une trentaine de Français, des Basques, des Espagnols, des Italiens, des Chinois, un Japonais, un Brésilien, un Péruvien…. Nous étions utiles aux Kurdes pour leur communication, mais aussi sur le plan militaire après quelques mois d’expérience au front. Ce sont aussi des volontaires étrangers qui ont été à l’origine des premières unités d’infirmiers de combat du YPG et qui ont permis de sauver de nombreuses vies.
Quel tribut ont-ils payé ?

Beaucoup de volontaires sont tombés en martyrs au Rojava depuis la bataille de Kobanê. Parmi eux, trois Français : Frédéric Demonchaux, un ancien légionnaire qui a passé de longs mois sur le front contre l’État islamique avant d’être tué à Raqqa ; Olivier Le Clainche, un anarchiste et indépendantiste breton qui est tombé à Afrin lors d’une contre-offensive visant à enrayer l’invasion turque ; et Farid Medjahed qui était un militant écologiste mort dans la province de Deir ez-Zor en défendant sa position contre un assaut de Daech. Je voulais aussi parler d’Ebu Firat, une jeune Toulousaine d’origine kurde qui est partie en 2014 combattre l’État islamique à Kobané. Alors qu’elle était en chemin pour rejoindre la France, elle a été arrêtée par les autorités turques et condamnée à 5 ans de prison. Aujourd’hui on la laisse croupir dans une cellule de 4m2. L’État français doit exiger sa libération. On ne peut pas permettre qu’une femme qui s’est battue contre les ennemis jurés de notre pays soit traitée comme une terroriste par la dictature turque.
Comment percevez-vous le soutien de l’opinion française au Kurdistan syrien ?

Je trouve qu’en France, il n’y a pas eu d’hommages suffisants aux camarades qui sont tombés en combattant Daech, pour l’intérêt général. Ils sont morts contre ceux qui ont tué tant de personnes dans notre pays. Cette cause paraît injustement lointaine. Certains médias ont contribué à rendre invisibles les premiers acteurs de la lutte contre Daech, notamment en affirmant que « la coalition internationale a libéré Raqqa avec le soutien de ses alliés au sol ». C’est une manière de réécrire l’histoire. Ce ne sont pas les pilotes des avions de la coalition ou les membres des forces spéciales occidentales qui sont tombés par milliers dans le combat contre Daech. Cette victoire nous la devons aux hommes et femmes, kurdes, arabes et volontaires internationaux qui se sont battus contre la barbarie djihadiste et pour le confédéralisme démocratique.
Quel futur pour le Kurdistan syrien ? 

Je pense qu'on a tout pour être optimiste sur sa révolution. Son modèle continue à se perfectionner. Même si tout n’est pas parfait, les peuples de la région apprennent à vivre en harmonie pour la première fois depuis des décennies. Mais la menace d’une intervention militaire turque est très inquiétante. Ils ont notamment recyclé des djihadistes d’Al Nosra et de Daech pour attaquer le canton d’Afrin début 2018. Ils y pratiquent un véritable nettoyage ethnique. Expropriation des Kurdes, racket, viol, kidnapping...Les droits humains sont bafoués chaque jour. Ça fait mal cœur lorsque l'on sait qu'Afrin était aussi le véritable laboratoire politique du confédéralisme démocratique et qu'aujourd’hui la charia y a été réintroduite. Les membres de la coalition, dont la France, doivent protéger l’intégrité du territoire du Rojava contre les Turques pour éviter de le voir remplacé par un Califat bis protégé par l’OTAN.
  Le modèle politique du Kurdistan syrien peut-il servir de modèle pour le reste de la région ?
Si le confédéralisme démocratique fonctionne aussi bien, c’est que c’est le remède du « diviser pour mieux régner » mis en place par tous les pouvoirs du Moyen-Orient pour asseoir leur autorité. Les Kurdes syriens se sont détournés du nationalisme pour un projet de démocratie directe qui englobe tout le monde dans une région, jusque-là, rongée par la haine communautariste et religieuse. L’Europe, qui est aujourd'hui confrontée au retour du nationalisme, devrait s'en inspirer. 
Comment est-ce qu’un militant politique comme vous perçoit les événements qui secouent actuellement la France ?

En France, ces derniers mois, on a vu une vraie aspiration du peuple à prendre son destin en main et avoir une prise sur la politique du pays dans son ensemble. Cette aspiration à la démocratie directe pourrait être satisfaite en s’inspirant des communes du Rojava.
Le retour en France n’a pas été trop dur ? 

Ce n’est jamais évident. La chose qui m’a choqué le plus en rentrant c’est le peu de respect et de considération que les gens ont pour les autres en Occident. Les gens sont bien plus respectueux et bienveillants concernant le Rojava. En un mot, ils sont bien plus civilisés que nous.
Au terme de votre engagement syrien, est-ce que votre idéal révolutionnaire est intact ?

Je dirais qu’il est même renforcé. En partant au Rojava, ça m’a donné l’opportunité d’être acteur d’une révolution, de voir les choses changer radicalement sous mes yeux. Ça m’a montré que c’était possible de construire un autre système et ça m’a redonné une très forte confiance dans l’action collective. La révolution que je ne connaissais que dans les livres d’histoire, je l’ai enfin vécue pour de vrai.

dimanche 28 avril 2019

" Les détectives sauvages " par Roberto Bolaño


2 novembre

J’ai été cordialement invité à faire partie du réalisme viscéral. Évidemment, j’ai accepté. Il n’y a pas eu de cérémonie d’initiation. C’est mieux comme ça.


3 novembre

Je ne sais pas très bien en quoi consiste le réalisme viscéral.


 J’ai dix-sept ans, je m’appelle Juan García Madero, je suis en premier semestre du cursus de droit. Je voulais faire des études de lettres, pas de droit, mais mon oncle a insisté et au bout du compte j’ai fini par m’incliner. Je suis orphelin. Je serai avocat. C’est ce que j’ai dit à mon oncle et à ma tante et ensuite je me suis enfermé dans ma chambre et j’ai pleuré toute la nuit. Ou du moins une bonne partie. Puis, avec une résignation de façade, j’ai fait mon entrée à la glorieuse faculté de droit, mais au bout d’un mois je me suis inscrit à l’atelier de poésie de Julio César Álamo, à la faculté de philosophie et de lettres, et c’est comme ça que j’ai connu les réal-viscéralistes, ou les viscerréalistes ou même vicerréalistes comme ils aiment parfois s’appeler. 

Jusque-là j’avais assisté quatre fois à l’atelier et il ne s’était jamais rien passé, ce qui est une façon de parler, car tout bien considéré, il se passait toujours quelque chose : nous lisions des poèmes et Álamo, selon l’humeur du jour, les portait aux nues ou les mettait en pièces ; quelqu’un lisait, Álamo critiquait, quelqu’un d’autre lisait, Álamo critiquait, un autre encore reprenait la lecture, Álamo critiquait. Quelquefois Álamo s’ennuyait et nous demandait (à nous qui ne lisions pas à ce moment-là) de critiquer aussi, et alors nous critiquions et Álamo se mettait à lire le journal.

La méthode était parfaite pour que personne ne soit l’ami de personne ou pour que les amitiés se scellent dans la maladie et la rancune.

D’un autre côté je ne peux pas dire qu’Álamo était un bon critique, même s’il parlait sans cesse de la critique. Maintenant je crois qu’il parlait pour parler. Il savait ce qu’était une périphrase, pas très bien, mais il le savait. Il ne savait pas, cependant, ce qu’était un pentamètre (qui est, comme tout le monde le sait, un système de cinq pieds dans la métrique classique), il ne savait pas non plus ce qu’était un vers nicarquien (qui est un vers qui ressemble au vers phalécien), ni ce qu’était un tétrastiche (qui est une strophe de quatre vers). Comment j’ai su qu’il ne le savait pas ? Parce que j’ai commis l’erreur, le premier jour d’atelier, de le lui demander. Je ne sais pas à quoi je pouvais penser. 

Le seul poète mexicain qui sache par cœur ce genre de choses est Octavio Paz (notre grand ennemi), les autres n’en ont même pas une idée, c’est du moins ce que m’a dit Ulises Lima quelques minutes après que j’ai rallié les rangs du réalisme viscéral et y ai été amicalement accepté. Le fait de poser ces questions à Álamo a été, comme je n’ai pas tardé à le vérifier, une preuve de mon manque de tact. Au début j’ai imaginé qu’il y avait de l’admiration dans le sourire qu’il m’a adressé. Ensuite j’ai compris que c’était plutôt du mépris. Les poètes mexicains (les poètes en général, je suppose) détestent qu’on leur rappelle leur ignorance. 

Mais moi je ne me suis pas démonté et comme il venait de mettre en pièces deux de mes poèmes au cours de la deuxième séance à laquelle j’assistais, je lui ai demandé s’il savait ce qu’était un rispetto. Álamo a pensé que j’exigeais du respect pour mes poèmes et il s’est lancé dans un discours sur la critique objective (pour changer), qui est un champ de mines par où doit passer tout jeune poète, et cetera, mais je ne l’ai pas laissé poursuivre et, après lui avoir bien expliqué que jamais au cours de ma courte vie je n’avais sollicité de respect pour mes pauvres créations, j’ai reposé la question, cette fois-ci en essayant d’articuler avec la plus grande clarté possible.
— Ne me fais pas chier avec des conneries, a dit Álamo.
— Un rispetto, cher maître, est un type de poésie lyrique, amoureuse, pour être plus exact, semblable au strambotto, qui a six ou huit hendécasyllabes, les quatre premiers en forme de sirventès et les suivants construits en distiques. Par exemple…

Et je m’apprêtais déjà à lui donner un ou deux exemples lorsque Álamo s’est levé d’un bond et a mis un terme à la discussion. Ce qui est arrivé ensuite est confus (même si j’ai bonne mémoire) : je me souviens du rire d’Álamo et des rires des quatre ou cinq camarades de l’atelier, saluant probablement une plaisanterie à mes dépens. Un autre, à ma place, n’aurait pas remis les pieds dans l’atelier, mais malgré mes souvenirs malheureux (ou mon absence de souvenirs, pour le coup, aussi malheureuse sinon plus que leur conservation mnémotechnique) la semaine suivante, j’étais là, ponctuel comme toujours.

Je crois que c’est le destin qui m’a fait revenir. C’était ma cinquième séance dans l’atelier d’Álamo (mais ça aurait pu être aussi bien la huitième ou la neuvième, j’ai remarqué dernièrement que le temps se contracte et s’étire à sa guise) et la tension, le courant alternatif de la tragédie était palpable dans l’air, sans que personne ait réussi à expliquer à quoi ça tenait. Pour commencer, nous étions tous là, les sept apprentis poètes inscrits au départ, chose qui n’était pas arrivée au cours des séances précédentes. Et aussi : nous étions nerveux. Álamo lui-même, d’habitude si calme, ne semblait pas dans son assiette. 

Un instant, j’ai imaginé qu’il s’était peut-être passé quelque chose à l’université, un échange de coups de feu sur le campus dont je n’aurais pas été au courant, une grève-surprise, l’assassinat du doyen de la faculté, l’enlèvement d’un des professeurs de philosophie ou quelque chose dans ce genre. Mais rien de tel n’était arrivé et la vérité était qu’il n’y avait pas de raison d’être nerveux. Objectivement, du moins, personne n’avait de raison. Mais la poésie (la vraie poésie) est comme ça : elle se laisse deviner, elle s’annonce dans l’air, comme les tremblements de terre que pressentent, à ce qu’on dit, certains animaux spécialement doués pour cela. (Ces animaux sont les serpents, les vers de terre, les rats et certains oiseaux.) Ce qui s’est passé ensuite a été précipité mais pourvu d’un caractère que, au risque d’être ridiculement kitsch, j’oserais qualifier de merveilleux. 

Deux poètes réal-viscéralistes sont arrivés et Álamo, à contrecœur, nous les a présentés même s’il ne connaissait personnellement que l’un d’eux, l’autre il le connaissait par ouï-dire, ou bien son nom ne lui était pas inconnu, ou bien quelqu’un lui avait parlé de lui, mais quoi qu’il en soit, il nous l’a présenté.

Je ne sais pas ce qu’ils cherchaient dans ces parages. Leur visite paraissait de nature ouvertement belliqueuse, et cependant non dénuée de visées propagandistes et prosélytes. Au début, les réal-viscéralistes se sont tenus cois, ou sur la réserve. Álamo, lui aussi, a adopté une attitude diplomatique, légèrement ironique, d’attente des événements, mais peu à peu, devant la timidité des étrangers, il a repris du poil de la bête, et au bout d’une demi-heure, l’atelier d’écriture était déjà redevenu le même que d’habitude.

 Alors la bataille a commencé. Les réal-viscéralistes ont mis en cause le système critique dont usait Álamo ; celui-ci, à son tour, a traité les réal-viscéralistes de surréalistes de pacotille et de faux marxistes, secondé dans l’attaque par cinq membres de l’atelier, c’est-à-dire par tous sauf un gars très maigre qui se promenait toujours avec un livre de Lewis Carroll, qui ne parlait presque jamais, et moi, attitude qui très franchement m’a laissé bouche bée, car ceux qui appuyaient Álamo avec tant d’ardeur étaient ceux-là mêmes qui recevaient stoïquement ses critiques implacables et qui maintenant se révélaient (chose qui m’a paru surprenante) ses plus fidèles défenseurs. 

C’est à ce moment-là que j’ai décidé de mettre mon grain de sable, et j’ai accusé Álamo de ne pas avoir idée de ce qu’était un rispetto ; les réal-viscéralistes ont reconnu publiquement qu’eux non plus ne savaient pas ce que c’était, mais mon observation leur a paru pertinente et ils l’ont dit ; l’un d’eux m’a demandé mon âge, j’ai dit que j’avais dix-sept ans et j’ai essayé de nouveau d’expliquer ce qu’était un rispetto ; Álamo était rouge de rage ; les membres de l’atelier m’ont accusé d’être pédant (l’un d’eux a dit que j’étais scolaire) ; les réal-viscéralistes m’ont défendu ; une fois lancé, j’ai demandé à Álamo et à l’atelier en général si au moins ils se souvenaient de ce qu’était un vers nicarquien, ou un tétrastiche. Personne n’a su me répondre. 

La prise de bec ne s’est pas terminée, contrairement à ce que j’attendais, par un cassage de gueule généralisé. Je dois reconnaître que ça m’aurait enchanté. Et même si l’un des membres de l’atelier d’écriture a promis à Ulises Lima qu’un de ces jours il allait lui casser la gueule, au bout du compte il ne s’est rien passé, je veux dire rien de violent, même si j’ai réagi à l’avertissement (qui, je le répète, ne m’était pas adressé) en assurant le type menaçant qu’il m’avait à son entière disposition dans n’importe quel coin du campus, à l’heure et au jour qu’il voudrait.

La fin de la soirée a été surprenante. Álamo a mis au défi Ulises Lima de lire un de ses poèmes. Celui-ci ne s’est pas fait prier et a tiré d’une poche de sa veste des morceaux de papier sales et froissés. Quelle horreur, j’ai pensé, ce taré s’est jeté lui-même dans la gueule du loup. Je crois que j’ai fermé les yeux de honte pour lui. Il y a un temps pour réciter des poèmes et un temps pour boxer. Pour moi c’était le moment de boxer. J’ai fermé les yeux, comme je l’ai déjà dit, et j’ai entendu Lima tousser. J’ai entendu le silence (si la chose est possible, ce dont je doute) un peu gêné qui s’est fait peu à peu autour de lui. 

Et finalement j’ai entendu sa voix qui lisait le meilleur poème que j’aie jamais entendu. Ensuite Arturo Belano s’est levé et a dit qu’ils cherchaient des poètes qui voudraient participer à la revue qu’eux, les réal-viscéralistes, pensaient sortir. Ils auraient tous aimé s’y inscrire, mais après l’altercation ils se sentaient un peu coincés et personne n’a ouvert la bouche. À la fin de l’atelier (plus tardivement que d’habitude), je suis allé avec eux jusqu’à l’arrêt de bus. Il était trop tard. Les bus ne passaient plus, alors nous avons décidé de prendre ensemble un taxi collectif, un pesero, jusqu’à l’avenue Reforma et de là nous sommes allés à pied jusqu’à un bar de la rue Bucareli où nous sommes restés très tard à parler de poésie.
Je n’ai pas tiré grand-chose au clair.

 D’une certaine manière, le nom du groupe est une plaisanterie et d’une autre, il est à prendre complètement au sérieux. Je crois qu’il y a des années a existé un groupe d’avant-garde mexicain appelé les réal-viscéralistes, mais je ne sais pas s’il s’agissait d’écrivains ou de peintres ou de journalistes ou de révolutionnaires. Ils ont été actifs, je n’en ai pas non plus une idée très claire, au cours des années vingt ou trente. Inutile de dire que je n’avais jamais entendu parler de ce groupe, mais on peut mettre cela sur le compte de mon ignorance en matière littéraire (tous les livres du monde attendent que je les lise). 

D’après Arturo Belano, les réal-viscéralistes se sont perdus dans le désert de Sonora. Ensuite ils ont mentionné une certaine Cesárea Tinajero ou Tinaja, je ne me souviens pas, je crois qu’à ce moment-là j’étais en train d’essayer de commander à pleins poumons quelques bouteilles de bière à un serveur, et ils ont parlé des Poésies du comte de Lautréamont, de quelque chose dans les Poésiesen rapport avec cette Tinajero, et ensuite Lima a fait une assertion mystérieuse.

 D’après lui, les réal-viscéralistes actuels se déplaçaient à reculons. Comment ça, à reculons ? ai-je demandé.
— En reculant, en fixant un point, mais en nous en éloignant, en ligne droite vers l’inconnu.
J’ai dit que marcher comme ça me paraissait parfait, quoique, en réalité, je n’y aie rien compris.

 Et à bien y réfléchir, c’est la pire façon de marcher.

Plus tard, d’autres poètes sont arrivés, certains réal-viscéralistes, d’autres non, et c’est devenu le bazar complet. J’ai pensé un moment que Belano et Lima m’avaient oublié, occupés qu’ils étaient à discuter avec chacun des personnages bizarres qui s’approchaient de notre table, mais alors que le jour pointait, ils m’ont demandé si je voulais faire partie de la bande. Ils n’ont pas dit « groupe » ou « mouvement », ils ont dit bande, et ça m’a plu. 

Évidemment, j’ai dit que oui. Ça a été très simple. L’un d’eux, Belano, m’a serré la main, a dit que j’étais désormais l’un des leurs, après quoi on s’est mis à chanter une ranchera.Ça a été tout. Les paroles de la chanson évoquaient les villages paumés du nord et les yeux d’une femme. 

Avant de me mettre à vomir dans la rue, je leur ai demandé s’il s’agissait des yeux de Cesárea Tinajero. Belano et Lima m’ont regardé et ont dit qu’il n’y avait pas de doute que j’étais un réal-viscéraliste et qu’ensemble nous allions changer la poésie latino-américaine. À six heures du matin j’ai pris un autre pesero, cette fois-ci seul, qui m’a emmené jusqu’à la colonia Lindavista, le quartier où je vis. Aujourd’hui je ne suis pas allé à l’université. J’ai passé toute la journée enfermé dans ma chambre à écrire des poèmes.

http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=Roberto+Bolaño&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All 


Un moment charnière de la vie de Bolaño, mentionné dans plusieurs de ses ouvrages, survient en 1973, lorsqu'il quitte Mexico pour le Chili, pour « aider à construire le socialisme » en appuyant Salvador Allende. Après le coup d'État de Pinochet qui renverse Allende, Bolaño est arrêté, soupçonné de terrorisme, et passe huit jours en détention. 

Il est sauvé par deux anciens camarades de classe, devenus gardiens de prison. Bolaño décrit cette expérience dans Détectives, tiré du recueil Appels Téléphoniques. D'après la version qu'il donne des faits, il n'est ni torturé ni tué, comme il s'y attendait, mais « au petit matin, j'entendais les cris des personnes qu'ils torturaient ; je ne pouvais plus dormir.

 Je n'avais rien à lire, à part une revue en anglais qui traînait par là. Le seul article intéressant concernait une maison qui avait autrefois appartenu à Dylan Thomas... Je suis sorti de ce trou grâce à deux détectives avec lesquels j'avais été au lycée, à Los Angeles ». Il reste encore quelques mois au Chili et évoque le temps de « l'humour noir, de l'amitié et du danger de la mort ».

Pour l'essentiel de sa vie jusqu'à la fin des années 1980, Bolaño vit en vagabond, entre le Chili, le Mexique, le Salvador, la France et l'Espagne.
Dans les années 1970, Bolaño devient trotskiste et membre fondateur de l'infraréalisme, mouvement poétique mineur. Il se complaît à parodier les attitudes du mouvement dans Les Détectives sauvages.

Après avoir passé un moment au Salvador en compagnie du poète Roque Dalton et des guérilleros du Front Farabundo Martí de libération nationale, il revient à Mexico, mène une vie de poète bohème et d'enfant terrible de la littérature - « un provocateur professionnel redouté par toutes les maisons d'édition, même s'il n'a rien à voir avec elles, faisant irruption pendant les conférences littéraires et les séances de lecture », déclare Jorge Herralde, son éditeur. Son comportement erratique est dû tant à un idéal gauchiste qu'à un mode de vie chaotique.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Roberto_Bolaño

" UNE NOTE DE LA DGSI RÉVÈLE QUE LE PARTI IMAGINAIRE SERAIT EN RÉALITÉ UN MOUVEMENT LITTÉRAIRE "


vendredi 26 avril 2019

" LE TESTAMENT DE MELVILLE " Penser le bien et le mal avec Billy Budd par Olivier Rey

Un autre aspect de l'œuvre, qu'une focalisation excessive sur le débat entre un Melville « acceptant » ou « résistant » empêche d'apprécier, est sa dimension esthétique. Melville s'est qualifié lui-même d'« homme méditatif » — et, de fait, ses ouvrages sont toujours profondément médités. 

Il n'en reste pas moins que Melville n'a pas écrit des essais, ou des traités philosophiques, mais des nouvelles et des romans. Près de son bureau, collé sur un pan de mur dissimulé, un papier portait la phrase de Schiller : « Reste fidèle aux rêves de ta jeunesse. »   


Le scientifique militant, le rationaliste sans concession, une chose qui lui tourne les sangs, c'est qu'il y a encore des créationnistes. Non seulement il en reste, mais il y en aurait même de plus en plus, une résurgence ! Un siècle et demi après Darwin ! 

Il essaye d'en rire, de hausser les épaules, d'orienter ses pensées vers des sujets plus plaisants mais c'est plus fort que lui, ça le reprend, ça l'obsède, il ne peut pas laisser passer. 

Quatre siècles de science moderne, des réalisations sans nombre, époustouflantes, qui facilitent la vie à un point incroyable, des découvertes ultra-convaincantes sur le lointain passé de la terre et sur l'évolution, la datation au spectromètre de masse, les os de dinosaures… Et puis voilà. Toujours des créationnistes. Ça le dépasse. C'est trop d'imbécillité bornée, trop d'ingratitude. À vous désespérer de sortir l'humanité des ténèbres.


La cause des créationnistes, il faut l'avouer, n'est pas brillante. Pour s'en tenir au versant chrétien : même les Pères de l'Église lisaient les premiers versets de la Bible de manière allégorique. Voici qu'une quinzaine de siècles plus tard, des « fidèles » admettent les lois de la radioactivité quand elles servent à produire de l'électricité pour leurs besoins domestiques, ou à construire des bombes qui tiennent leurs ennemis en respect, mais pas quand elles induisent qu'une roche volcanique date de trois cents millions d'années. Et si c'était là le plus grave : mais cet attachement à la lettre, concernant les origines du monde, signale chez ceux qui s'en réclament un aveuglement déconcertant quant aux enjeux véritables de la religion qu'ils prétendent défendre. 

Pour les prophètes de l'Ancien Testament, comme pour le Christ des Évangiles, la terre aurait bien pu être âgée de quelques milliers ou de quelques milliards d'années, les espèces que nous connaissons et l'être humain lui-même avoir été d'emblée présents ou être le résultat d'une évolution, cela n'était d'aucune importance pour leur message. Être attentif à ce message, ce n'est certainement pas se tétaniser sur la vérité factuelle du récit de la création.

L'affaire est-elle donc entendue ? Oui. Enfin, oui et non. La position des scientifiques intransigeants, des rationalistes chasseurs d'illusions n'est elle-même pas sans défauts. Voici des personnes qui, apparemment, ne mesurent jamais la responsabilité qui est la leur dans le phénomène qui les révolte. Or, telle est la réalité : c'est, en partie au moins, parce que des partisans de la science font de celle-ci une idéologie, selon laquelle la seule manière sérieuse de traiter une question est l'approche scientifique — et une question dont on ne peut traiter scientifiquement n'est pas sérieuse —, que des fractions importantes de la population sont tentées d'en rejeter, de façon idéologique, les enseignements.

La pratique scientifique, à l'époque moderne, s'est développée en supposant que dans l'étude du monde les sensations, les impressions, la tradition et les considérations d'ordre moral soient écartées au profit du seul exercice de l'entendement et des mesures. Une telle attitude a permis d'engranger un savoir considérable, d'obtenir des résultats spectaculaires. Pour autant, ces postulats de base interdisent constitutionnellement à la science de prendre en charge l'intégralité de l'expérience et du questionnement humains. Il est des physiciens qui, lors de conférences publiques, aiment à désorienter leurs auditeurs en leur apprenant que le temps n'est rien d'autre qu'une dimension géométrique de l'espace-temps, etqu'à ce titre son écoulement est une illusion. 

Mais cette contradiction entre la théorie physique et le vécu de chacun signale moins, en l'occurrence, une idiotie du profane, que l'incapacité de la science à rejoindre une expérience personnelle et collective qui fait corps avec la vie même — d'où l'incongruité de ladite théorie lorsqu'elle entend épuiser ce qui est. Quant à la question essentielle et permanente, pour chacun et pour tous, de l'orientation qu'il convient de donner à l'existence, on voit mal comment une discipline de pensée qui tient pour principe que son objet doit être considéré hors de tout jugement de valeur pourrait être érigée en guide et en arbitre. 

Malgré cela, les populations n'ont cessé d'être soumises, depuis un siècle et demi, à un discours exalté annonçant la prise en charge intégrale de toutes les questions par la science, un discours dont seules les modulations ont varié d'une époque à l'autre pour s'adapter à la mode du temps. « La barbarie est vaincue sans retour parce que tout aspire à devenir scientifique », assenait Ernest Renan aux lycéens de la IIIeRépublique commençante. 

Le XXesiècle serait mirifique, pour ainsi dire un Éden retrouvé. À la veille du premier conflit mondial, Jean Perrin déduisait de la mise en évidence expérimentale des atomes : « Le Destin vaincu semble permettre enfin un Espoir sans limites. » À la veille de la Seconde Guerre mondiale il exprimait le souhait, après une visite du palais de la Découverte récemment inauguré, « que dans chaque village on remplaçât l'église par un palais de la Découverte en miniature ». 

Et aujourd'hui, un biologiste de l'évolution comme Richard Dawkins, au seuil de son livre sur la logique des gènes, écrit avec jubilation : « Nous n'avons plus à nous en remettre à la superstition pour affronter les grandes questions : la vie a-t-elle un sens ? Pour quoi sommes-nous faits ? Qu'est-ce que l'homme ? » Non, le néodarwinisme donnerait désormais toutes les réponses. Qui ne voit, dans ce genre d'affirmation, une absurdité symétrique à celle des créationnistes ? Et, notons-le, une absurdité encore plus funeste. 

Car si les textes dont se réclament les créationnistes, pris au pied de la lettre, égarent sur le plan scientifique, du moins sont-ils capables d'orienter dans la vie ceux qui les lisent (même si on peut légitimement s'inquiéter de la manière dont ils sont entendus). Rien de tel avec le darwinisme (quand bien même certains ont prétendu, à tort, en tirer des préceptes recommandant une lutte farouche entre groupes ou individus, et condamnant la pitié). 

Bien sûr, les tenants du tout-science allèguent que, pour ce qui les concerne, la science suffit à combler l'intégralité de leurs besoins intellectuels et spirituels. Mais c'est faux : ils ont besoin, un besoin vital, de leurs opposants — les lumières scientifiques ne parviennent à donner un sens à leur vie qu'en tant qu'elles servent à affoler ceux qui se cramponnent à des cadres surannés. Le jour où ces affolés disparaîtraient, le sens disparaîtrait également.

D'aucuns diront qu'un Richard Dawkins, qui imagine que le darwinisme répond à la question « qu'est-ce que l'homme ? », n'est qu'un cas marginal. La série impressionnante d'honneurs, prix et autres distinctions que lui ont valu, auprès d'un nombre considérable d'institutions, non pas ses travaux strictement scientifiques mais les positions qu'il défend dans ses livres grand public, tend à indiquer le contraire. Reste, il est vrai, que beaucoup de ceux qui s'insurgent contre le créationnisme ne campent pas sur des positions aussi extrêmes. Tout ce qu'ils demandent, c'est que chaque chose soit à sa place. Ni plus ni moins. 

Que la religion ne vienne pas s'immiscer sur le terrain scientifique, comme la science laisse chacun libre sur le plan religieux. Pas de plus juste revendication ! Les choses, cependant, ne sont pas aussi simples. Car il ne s'agit pas seulement de ne pas confondre les ordres, il s'agit aussi de savoir quelle place, quelle importance accorder à chacun. Et de ce point de vue la réponse est claire : le mieux est que la religion demeure enfermée dans l'église, avec défense d'en sortir. Elle est tolérée à condition qu'elle soit une affaire purement privée, qu'il n'est pas décent d'invoquer dans la conduite des affaires publiques. La paix générale serait à ce prix. Mais dans ce cas, les questions auxquelles la religion s'efforçait de répondre, comment vont-elles, sinon être prises en charge, du moins trouver une petite place dans la réflexion collective ? (...)

La réflexion philosophique estampillée telle en effet, en laquelle on aurait pu placer les plus grands espoirs, semble avoir à l'époque contemporaine largement délaissé les réflexions sur la sagesse et la vie bonne. Comme impressionnée par l'énorme rameau scientifique qui s'est détaché d'elle, elle a eu tendance à abandonner ces anciennes préoccupations pour se concentrer sur des questions moins compromises avec le « soin de l'âme ». De cette évolution, ceux qu'on persiste à appeler philosophes ne sont que très partiellement responsables : les concepts avec lesquels ils s'efforcent de penser le monde et la vie leur sont pour une large part suggérés et fournis par une organisation sociale, économique, politique où la question des fins se voit plus ou moins expulsée du domaine de la raison par une rationalité instrumentale qui ne se préoccupe jamais que de l'agencement optimal de moyens. 

Le mouvement de « scientifisation » au sein de la philosophie a été encore accentué par une spécialisation disciplinaire sans cesse plus accusée, amenant le discours philosophique à prendre des formes très techniques qui en réduisent la réception à des espaces très restreints. Gardons-nous, cependant, d'exagérer la portée de ce grief : sur bien des sujets, et particulièrement lorsqu'il s'agit de la vie morale, la complexité des analyses est d'abord imposée par l'extrême complexité du sujet lui-même. Nulle part ailleurs, peut-être, on ne se trouve aussi violemment confronté à la triste alternative entre des idées simples et fausses, et des idées complexes que leur complexité, quand elle réussit à capter quelque chose de la vérité, condamne à l'impotence, dans un domaine où la dimension pratique est essentielle.

Si l'on entend être fidèle à la complexité sans être happé par elle, ne reste que la possibilité d'une saisie plus synthétique par l'intuition. Sur ce terrain, la littérature paraît mieux adaptée que la philosophie et, à vrai dire, elle constitue à ce jour un des meilleurs instruments d'exploration de la vie psychique dont nous disposions. Il s'en faut, pourtant, que notre époque en tire le parti qui conviendrait. Oh, certes, personne ne songe à la mettre en cause ! Au XVIIesiècle, les écrivains étaient une espèce suspecte ; de nos jours on les considère avec faveur, on encourage leur production, on les encense volontiers.

 Néanmoins, l'opinion favorable dont la littérature est l'objet est d'autant plus facilement accordée qu'elle n'engage à rien, et représente même une forme de compensation au statut très subalterne qu'on lui reconnaît. Telle serait la meilleure façon de la neutraliser : « la combler d'honneurs et faire en même temps en sorte qu'elle n'exerce aucune influence sérieuse sur le traitement des questions réellement importantes ». Les références littéraires, dans une argumentation, sont perçues au pire comme déplacées, au mieux comme des figures de rhétorique, des enjolivements.

 La littérature, il faut l'admettre, souffre de graves handicaps. Le premier tient à la prégnance des critères de vérité scientifiques, à l'aune desquels il sembleque toute connaissance authentique doive être appréciée. Parce que les enseignements que la littérature est à même de délivrer sont d'un autre ordre — il s'agit d'aiguiser l'attention, de nourrir l'imagination, d'éduquer la sensibilité et le raisonnement pratique, d'élargir les possibilités de vie —, elle apparaît dans l'espace public comme peu sérieuse. (...)

Il y a aussi que l'humain vit immergé dans le symbolique. Ce qui signifie, conformément à l'étymologie : on ne voit que ce qui s'emboîte dans les pensées qui nous habitent, installées par la nature, le langage, l'apprentissage, les récits. Rarement la connaissance excède la reconnaissance. De là la pauvre moisson de tant de voyages, de tant de rencontres. La littérature à la hauteur de sa vocation enrichit le répertoire symbolique, elle fait connaître ce qui pourra ensuite être reconnu — ce sur quoi, sans elle, on serait passé sans rien voir, ce à quoi, par elle, nous est accordée la grâce de faire attention. (...)

Renan (1823-1892) et Melville (1819-1891), de part et d'autre de l'Atlantique, sont des contemporains presque parfaits. Le premier affirme, dans L'Avenir de la science : « Le grand règne de l'esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l'homme. » Le second écrit, dans Moby-Dick : « Quelle que soit la vanité que le bébé-homme tire de sa science et de son habileté, et quels que soient les progrès qu'ils se flatte de leur faire accomplir dans le futur, toujours, jusqu'au jour du Jugement, la mer l'outragera, l'écrasera, réduira en miettes la frégate la plus robuste et la plus majestueuse qu'il puisse construire. » Melville ne met pas en cause les insuffisances des constructions navales, mais ce qu'il y a de principiellement vicié dans une promesse comme celle de Renan. 

Il est insensé de croire que soumettre le monde matériel permettra le règne de l'esprit, quand ce désir de soumission totale de la nature va de pair avec une soumission non moins totale à la nature — la nature à l'intérieur de soi. Le capitaine Achab de Moby-Dick est, à sa manière, un gnostique, qui trouve que le monde est fort mal fait. Cependant, alors que les gnostiques anciens cherchaient le bien hors de ce monde, abandonné aux forces mauvaises, et se tournaient vers le Dieu qui les en libérerait, Achab, en moderne qu'il est malgré son nom biblique et ses tirades shakespeariennes, entend purger ce monde-ci de tout ce qui résiste à la maîtrise, à l'emprise — résistance dont la baleine blanche est pour lui l'emblème. Il est l'homme des solutions radicales, définitives, et qui embarque l'humanité entière, dont l'équipage bigarré de son navire est le représentant, dans sa folle entreprise. (...)

En leur temps, les grands livres de Melville sont restés largement ignorés. Ce que, du reste, il prévoyait : « Quand bien même j'écrirais les Évangiles en ce siècle, je finirais dans le caniveau », écrivait-il à Hawthorne à l'époque où il travaillait à Moby-Dick. À son éditeur londonien Bentley il confiait : « Notre pays et presque toutes ses affaires sont gouvernés par de vigoureux défricheurs de forêts — d'assez nobles types, mais pas littéraires pour un sou, et qui se soucient comme d'une guigne de tous les auteurs, à l'exception de ceux qui écrivent dans ce qu'il y a de plus vendable aujourd'hui — je veux dire les journaux et les magazines. » (...)

Mais si, comme le pensait Simone Weil, « il est inévitable que le mal domine partout où la technique se trouve soit entièrement soit presque entièrement souveraine », on comprend qu'il soit à même de prospérer sous l'avalanche de programmes qu'on lui oppose. Finalement, peut-être l'incapacité criante des sociétés contemporaines à porter remède aux maux qui les accablent, au point qu'elles semblent devoir les subir comme une fatalité, alors même que la modernité entendait donner aux hommes la maîtrise de leur destin, trouve-t-elle sa source ultime dans la mise à l'écart de la question du mal. (...)

Un autre aspect de l'œuvre, qu'une focalisation excessive sur le débat entre un Melville « acceptant » ou « résistant » empêche d'apprécier, est sa dimension esthétique. Melville s'est qualifié lui-même d'« homme méditatif » — et, de fait, ses ouvrages sont toujours profondément médités. Il n'en reste pas moins que Melville n'a pas écrit des essais, ou des traités philosophiques, mais des nouvelles et des romans. Près de son bureau, collé sur un pan de mur dissimulé, un papier portait la phrase de Schiller : « Reste fidèle aux rêves de ta jeunesse. »