samedi 9 mars 2019

« Fragments d'un journal intime. » par Henri Frédéric Amiel ( 1839 - 1881 )



J'entends distinctement tomber les gouttes de ma vie dans le gouffre dévorant de l’éternité. Je sens fuir mes jours au-devant de la mort. Tout ce qui me reste de semaines, de mois ou d'années à  boire la lumière du soleil ne me parait guère qu'une nuit, une nuit d’été qui ne compte pas, car elle va finir. 


La mort ! «  le silence ! l'abîme ! — Effrayants mystères pour l'être qui aspire à l'immortalité, au bonheur, à la perfection! Où serai-je demain, dans peu de temps, quand je ne respirerai plus? où seront ceux que j'aime? où allons-nous? que sommes nous? Les éternels problèmes se dressent toujours devant nous, dans leur implacable solennité. Mystères de toutes parts ! La foi pour toute étoile dans ces ténèbres de l'incertitude

N'importe! pourvu que le monde soit l'œuvre du Bien et que la conscience du devoir ne nous ait pas trompés. — Donner du bonheur et faire du bien, voilà notre loi, notre ancre de salut, notre pliare, notre raison d'être. Toutes les religions peuvent s'écrouler; tant que celle-là subsiste, nous avons encore un idéal et il vaut la peine de vivre. La religion de l'amour, du désintéressement, du dévouement dignifiera l'homme tant que ses autels ne seront pas désertés, et nul ne peut les détruire pour toi tant que tu te sens capable d'aimer.

l0 avril 1867 (sept heures du matin). — Bourrasque pluvieuse cette nuit. Caprices d'avril! Il fait gris et morne à la fenêtre et les toits sont lustrés d'eau. Le printemps fait son œuvre, oui, et l'âge implacable nous pousse vers notre fosse.

Enfin, chacun son tour !

Allez, allez, ô jeunes filles, Cueillir des bleuets dans les blés!

Mélancolie. Langueur. Lassitude! Le goût du grand sommeil m'envahit, combattu pourtant par le besoin d'un sacrifice soutenu, héroïque. Ne sont ce pas les deux manières d'échapper à soi-même? Dormir ou se donner pour mourir à son moi : c'est le vœu du cœur. — Pauvre cœur! » (…)

« Dieu nous veut, dans l'ordre. Cette foi donne de la force et du calme. Tu ne l'as pas. Ce qui est te paraît arbitraire, fortuit, pouvant être ou ne pas être. Rien dans tes circonstances ne te paraît providentiel, tout te semble laissé à ta responsabilité, et c'est cette idée même qui te dégoûte du gouvernement de ta vie. Tu avais besoin de te donner à quelque grand amour, à quelque noble but; tu aurais voulu vivre et mourir pour l'idéal, c'est-à-dire pour une sainte cause. Une fois cette impossibilité démontrée, tu n'as repris cœur sérieusement à rien et tu n'as plus fait que badiner avec une destinée dont tu n'étais plus dupe, Nada !

Allons, sybarite, rêveur, iras-tu donc ainsi jusqu'à la fin, ballotté entre le devoir et le bonheur, sans prendre résolument parti? La vie n'est-elle pas une « fin, ballotté entre le devoir et le bonheur, sans prendre résolument parti? La vie n'est-elle pas une épreuve de notre force morale, et toutes ces vacillations intérieures ne sont-elles pas les tentations de l'âme?

6 septembre 1867 (Weîssenstein, dix heures du, matin). — Vue merveilleuse, aveuglante de beauté! Au-dessus d'une mer de lait, inondée de lumière matinale, et dont les vagues houleuses. (…)

« Ce ridicule tient au même préjugé national qui fait de la France l'empire du Milieu et fait négliger aux Français la géographie et les langues. Le vulgaire citadin français est d'une badauderie délicieuse, malgré tout son esprit naturel, parce qu'il ne comprend que lui-même. Son pôle, son axe, son centre, son tout, c'est Paris; moins que cela, le ton parisien, le goût du jour, la mode. Grâce à ce fétichisme organisé, on a des millions de copies d'un seul patron « original, tout un peuple manœuvrant comme les bobines d'une même manufacture, ou comme les jambes d'un même corps d'armée. C'est admirable et fastidieux, admirable comme puissance matérielle, fastidieux pour le psychologue. Cent mille moutons ne sont pas plus instructifs qu'un mouton, mais ils fournissent cent mille fois plus de laine, de viande et d'engrais. C'est tout ce qu'il faut au berger, c'est-à-dire au maître. Oui, mais on ne fait avec cela que des métairies et des monarchies. La république demande des hommes et réclame des individualités.

(Midi.) — Ravissant coup d'œil. Un grand troupeau de vaches traverse en courant l'alpage, sous ma fenêtre qu'éclaire furtivement un rayon de soleil. Le tableau est frais comme une apparition; il fait une trouée dans la vapeur qui se referme sur lui, comme la planchette d'une lanterne magique. Quel dommage de m'en aller d'ici quand tout est si riant!


La mer unie dit plus à l'âme qui pense que le tumulte des flots, mais il faut avoir l'intelligence des choses éternelles et le sentiment de l'infini pour l'éprouver et le reconnaître. L'état divin c'est le silence et le repos, parce que toute parole et tout geste sont bornés et passagers. « Napoléon, les bras croisés, est plus expressif que l'Hercule furieux battant l'air de ses poings d'athlète. Jamais les gens passionnés ne sentiront cela. Ils ne connaissent que l'énergie successive et non l'énergie condensée; il leur faut toujours des effets, des actes, du bruit, de l'effort; ils ne savent pas contempler la cause pure, mère immobile de tous les mouvements, principe de tous les effets, foyer de tous les rayons, qui n'a pas besoin de se dépenser pour être sûre de sa richesse ni de s'agiter pour connaître sa puissance. L'art de passion est sûr de plaire, mais ce n'est pas l'art souverain; il est vrai que l'époque démocratique rend peu à peu impossible l'art de sérénité : le troupeau turbulent ne connaît plus les dieux. »

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