Déjà la propagande secrète, la foi militante des anarchistes l’avaient frappé, comme ayant des ressemblances avec celles des sectaires chrétiens, au début. Ceux-là, à l’exemple de ceux-ci, se jettent dans une espérance nouvelle, pour que justice enfin soit rendue aux humbles.
tout détruire pour tout reconstruire.
Pierre, demeuré près du lit, écoutait également avec une attention passionnée. Dans l’écroulement qui s’était fait en lui de toutes les croyances, dans le néant auquel il avait abouti, ces hommes venus là des quatre points des idées du siècle, remuaient le terrible problème dont il souffrait, celui de la croyance nouvelle attendue par la démocratie du siècle prochain. Et, depuis les ancêtres immédiats, depuis Voltaire, depuis Diderot, depuis Rousseau, quels continuels flots d’idées, se succédant, se heurtant sans fin, les unes enfantant les autres, toutes se brisant dans une tempête où il devenait si difficile de voir clair !
D’où soufflait le vent, où allait la nef de salut, pour quel port fallait-il donc s’embarquer ? Déjà il s’était dit que le bilan du siècle était à faire, qu’il devrait, après avoir accepté l’héritage de Rousseau et des autres précurseurs, étudier les idées de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet lui- même, d’Auguste Comte et de Proudhon, de Karl Marx aussi, afin de se rendre au moins compte du chemin parcouru, du carrefour auquel on était arrivé. Et n’était-ce pas une occasion, puisqu’un hasard réunissait ces hommes chez lui, apportant les vivantes et adverses doctrines, qu’il se promettait d’examiner ? (…)
Jamais pareil débordement n’avait encore inondé la presse. Le Globe, si prudent, si grave d’ordinaire, n’était pas épargné, cédait à ce coup de folie de l’information à outrance. Mais il fallait voir les journaux sans scrupules La Voix du peuple surtout, exploitant la fièvre publique, terrifiant, détraquant la rue, pour tirer et vendre davantage. Chaque matin, c’était une imagination nouvelle, une effroyable histoire à bouleverser le monde. On racontait que de grossières lettres de menaces étaient adressées journellement au baron Duvillard, pour lui annoncer qu’on allait tuer sa femme, sa fille, son fils, l’égorger lui-même, faire sauter son hôtel, à ce point que, jour et nuit, cet hôtel était gardé par une nuée d’agents en bourgeois.
Ou bien il s’agissait d’une stupéfiante invention, un égout du côté de la Madeleine, dans lequel des anarchistes étaient descendus, minant tout le quartier, apportant des tonneaux de poudre, un volcan où devait s’engloutir une moitié de Paris. Ou bien on affirmait qu’on tenait la trame d’un immense complot, enserrant l’Europe entière, du fond de la Russie au fond de l’Espagne, et dont le signal partirait de la France, un massacre de trois jours, les boulevards balayés par la mitraille, la Seine rouge, roulant du sang. Et, grâce à cette belle et intelligente besogne de la presse, la terreur régnait, les étrangers épouvantés désertaient en masse les hôtels, Paris n’était plus qu’une maison de fous, où trouvaient créance les plus imbéciles cauchemars. (…)
« Il n’y a qu’un bandit pour faire un coup pareil, dit Toussaint. Leur anarchie, ça me révolte, je n’en suis pas. Mais, tout de même, que les bourgeois s’arrangent, si on les fait sauter. Ça les regarde, ils l’ont voulu. »
Et il y avait, au fond de cette indifférence, tout un long passé de misère et d’injustice, le vieil homme las de lutter, n’espérant plus en rien, prêt à laisser crouler ce monde où la faim menaçait sa vieillesse de travailleur fourbu.
«Vous savez, moi, reprit Charles, je les ai entendus qui causaient, les anarchistes, et, vrai ! ils disent des choses très justes, très raisonnables... Enfin, père, voilà que tu travailles depuis plus de trente ans, est-ce que ce n’est pas une abomination ce qui vient de t’arriver, la menace de crever comme un vieux cheval qu’on abat, à la moindre maladie. Et, dame ! ça me fait songer à moi, je me dis que ce ne sera pas drôle, de finir comme ça... Que le tonnerre de Dieu m’emporte ! on est tenté d’en être, de leur grand chambardement, si ça doit faire le bonheur de tout le monde » (…)
Pierre ne répondit pas tout de suite.
Déjà la propagande secrète la foi militante des anarchistes l’avaient frappé, comme ayant des ressemblances avec celles des sectaires chrétiens, au début. Ceux-là, à l’exemple de ceux-ci, se jettent dans une espérance nouvelle, pour que justice enfin soit rendue aux humbles. Le paganisme disparaît par lassitude de la chair, besoin d’autre chose, d’une foi candide et supérieure. C’était le jeune espoir arrivant historiquement à son heure, ce rêve du paradis chrétien, ouvrant l’autre vie, avec ses compensations.
Aujourd’hui que dix-huit siècles ont épuisé cet espoir, que la longue expérience est faite, l’éternel esclave dupé, l’ouvrier fait le nouveau rêve de remettre le bonheur sur cette terre, puisque la science lui prouve chaque jour davantage que le bonheur dans l’Au-delà est un mensonge. Que ce soit une illusion encore, mais qu’elle soit renouvelée, rajeunie et vivace, dans le sens de la vérité conquise! Il n’y a là que l’éternelle lutte du pauvre et du riche, l’éternelle question de plus de justice et de moins de souffrance. Et la conjuration des misérables est la même, la même affiliation, la même exaltation mystique, la même folie de l’exemple à donner et du sang à répandre. (…)
« Voler, tuer, non ! non ! je ne veux pas ! Mais il faut tout dire, bien établir l’histoire de l’heure mauvaise que nous traversons. C’est une démence qui souffle, et la vérité est qu’on a fait le nécessaire pour la provoquer. Aux premiers actes, encore innocents des anarchistes, la répression a été si dure, la police a si rudement malmené les quelques pauvres diables tombés dans ses mains, que toute une colère a monté peu à peu, pour aboutir aux horribles représailles. Songe donc aux pères battus, jetés en prison, aux mères et aux enfants crevant de faim sur le pavé, aux vengeurs affolés que laisse derrière lui chaque anarchiste mourant sur l’échafaud. La terreur bourgeoise a fait la sauvagerie anarchiste.
Et, d’un grand geste, il avoua le rêveur social qu’il était, à côté du savant scrupuleux, très méthodique, très modeste devant les phénomènes. Son effort constant était de tout ramener à la science, et il avait un grand chagrin de ne pouvoir constater scientifiquement, dans la nature, l’égalité, ni même la justice, dont le besoin le hantait, socialement.
C’était là son désespoir, de ne pas arriver à mettre d’accord sa logique d’homme de science et son amour d’apôtre chimérique. Dans cette dualité, la haute raison faisait sa tâche à part, tandis que le cœur d’enfant rêvait de bonheur universel, de fraternité entre les peuples, tous heureux, plus d’iniquités, plus de guerre, l’amour seul maître du monde. (…)
« Que voulez-vous ? il y a une société, elle se défend quand on l’attaque... Et puis, vraiment, ces anarchistes sont trop bêtes, lorsqu’ils s’imaginent qu’ils vont modifier le monde, avec leurs pétards. Vous savez mon opinion, la science seule est révolutionnaire, la science suffira à faire non seulement de la vérité, mais aussi de la justice, si la justice est jamais possible ici-bas... C’est pourquoi, mon enfant, je vis si tolérant et si calme. »
De nouveau, Guillaume voyait se dresser ce révolutionnaire singulier, certain qu’il travaillait, au fond de son laboratoire, à la ruine de la vieille et abominable société actuelle. avec son Dieu, ses dogmes, ses lois, mais trop désireux de son repos, trop dédaigneux des faits inutiles pour se mêler aux événements de la rue préférant vivre tranquille, renté, récompensé, en paix avec le gouvernement, quel qu’il fût, tout en prévoyant et en préparant le formidable enfantement de demain.
Il eut un geste vers Paris, sur lequel un soleil de victoire se couchait, et il dit encore :
« L’entendez-vous gronder ?... C’est nous qui entretenons la flamme, qui mettons toujours du combustible sous la chaudière. Pas une heure, la science n’interrompt son travail, et elle fait Paris, qui fera l’avenir, espérons-le... Le reste n’est rien. »
Guillaume ne l’écoutait plus, songeait à Salvat, songeait à cet engin terrible qu’il avait inventé, qui demain détruirait des villes. Une pensée nouvelle naissait, grandissait en lui. Et il venait de dénouer le dernier lien, il avait fait autour de lui tout le bonheur qu’il pouvait faire. Ah ! retrouver son courage, être son maître, tirer au moins du sacrifice de son cœur la joie hautaine d’être libre, de donner sa vie, s’il jugeait nécessaire de la donner ! (…)
tout détruire pour tout reconstruire.
Pierre, demeuré près du lit, écoutait également avec une attention passionnée. Dans l’écroulement qui s’était fait en lui de toutes les croyances, dans le néant auquel il avait abouti, ces hommes venus là des quatre points des idées du siècle, remuaient le terrible problème dont il souffrait, celui de la croyance nouvelle attendue par la démocratie du siècle prochain. Et, depuis les ancêtres immédiats, depuis Voltaire, depuis Diderot, depuis Rousseau, quels continuels flots d’idées, se succédant, se heurtant sans fin, les unes enfantant les autres, toutes se brisant dans une tempête où il devenait si difficile de voir clair !
D’où soufflait le vent, où allait la nef de salut, pour quel port fallait-il donc s’embarquer ? Déjà il s’était dit que le bilan du siècle était à faire, qu’il devrait, après avoir accepté l’héritage de Rousseau et des autres précurseurs, étudier les idées de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet lui- même, d’Auguste Comte et de Proudhon, de Karl Marx aussi, afin de se rendre au moins compte du chemin parcouru, du carrefour auquel on était arrivé. Et n’était-ce pas une occasion, puisqu’un hasard réunissait ces hommes chez lui, apportant les vivantes et adverses doctrines, qu’il se promettait d’examiner ? (…)
Jamais pareil débordement n’avait encore inondé la presse. Le Globe, si prudent, si grave d’ordinaire, n’était pas épargné, cédait à ce coup de folie de l’information à outrance. Mais il fallait voir les journaux sans scrupules La Voix du peuple surtout, exploitant la fièvre publique, terrifiant, détraquant la rue, pour tirer et vendre davantage. Chaque matin, c’était une imagination nouvelle, une effroyable histoire à bouleverser le monde. On racontait que de grossières lettres de menaces étaient adressées journellement au baron Duvillard, pour lui annoncer qu’on allait tuer sa femme, sa fille, son fils, l’égorger lui-même, faire sauter son hôtel, à ce point que, jour et nuit, cet hôtel était gardé par une nuée d’agents en bourgeois.
Ou bien il s’agissait d’une stupéfiante invention, un égout du côté de la Madeleine, dans lequel des anarchistes étaient descendus, minant tout le quartier, apportant des tonneaux de poudre, un volcan où devait s’engloutir une moitié de Paris. Ou bien on affirmait qu’on tenait la trame d’un immense complot, enserrant l’Europe entière, du fond de la Russie au fond de l’Espagne, et dont le signal partirait de la France, un massacre de trois jours, les boulevards balayés par la mitraille, la Seine rouge, roulant du sang. Et, grâce à cette belle et intelligente besogne de la presse, la terreur régnait, les étrangers épouvantés désertaient en masse les hôtels, Paris n’était plus qu’une maison de fous, où trouvaient créance les plus imbéciles cauchemars. (…)
« Il n’y a qu’un bandit pour faire un coup pareil, dit Toussaint. Leur anarchie, ça me révolte, je n’en suis pas. Mais, tout de même, que les bourgeois s’arrangent, si on les fait sauter. Ça les regarde, ils l’ont voulu. »
Et il y avait, au fond de cette indifférence, tout un long passé de misère et d’injustice, le vieil homme las de lutter, n’espérant plus en rien, prêt à laisser crouler ce monde où la faim menaçait sa vieillesse de travailleur fourbu.
«Vous savez, moi, reprit Charles, je les ai entendus qui causaient, les anarchistes, et, vrai ! ils disent des choses très justes, très raisonnables... Enfin, père, voilà que tu travailles depuis plus de trente ans, est-ce que ce n’est pas une abomination ce qui vient de t’arriver, la menace de crever comme un vieux cheval qu’on abat, à la moindre maladie. Et, dame ! ça me fait songer à moi, je me dis que ce ne sera pas drôle, de finir comme ça... Que le tonnerre de Dieu m’emporte ! on est tenté d’en être, de leur grand chambardement, si ça doit faire le bonheur de tout le monde » (…)
Pierre ne répondit pas tout de suite.
Déjà la propagande secrète la foi militante des anarchistes l’avaient frappé, comme ayant des ressemblances avec celles des sectaires chrétiens, au début. Ceux-là, à l’exemple de ceux-ci, se jettent dans une espérance nouvelle, pour que justice enfin soit rendue aux humbles. Le paganisme disparaît par lassitude de la chair, besoin d’autre chose, d’une foi candide et supérieure. C’était le jeune espoir arrivant historiquement à son heure, ce rêve du paradis chrétien, ouvrant l’autre vie, avec ses compensations.
Aujourd’hui que dix-huit siècles ont épuisé cet espoir, que la longue expérience est faite, l’éternel esclave dupé, l’ouvrier fait le nouveau rêve de remettre le bonheur sur cette terre, puisque la science lui prouve chaque jour davantage que le bonheur dans l’Au-delà est un mensonge. Que ce soit une illusion encore, mais qu’elle soit renouvelée, rajeunie et vivace, dans le sens de la vérité conquise! Il n’y a là que l’éternelle lutte du pauvre et du riche, l’éternelle question de plus de justice et de moins de souffrance. Et la conjuration des misérables est la même, la même affiliation, la même exaltation mystique, la même folie de l’exemple à donner et du sang à répandre. (…)
« Voler, tuer, non ! non ! je ne veux pas ! Mais il faut tout dire, bien établir l’histoire de l’heure mauvaise que nous traversons. C’est une démence qui souffle, et la vérité est qu’on a fait le nécessaire pour la provoquer. Aux premiers actes, encore innocents des anarchistes, la répression a été si dure, la police a si rudement malmené les quelques pauvres diables tombés dans ses mains, que toute une colère a monté peu à peu, pour aboutir aux horribles représailles. Songe donc aux pères battus, jetés en prison, aux mères et aux enfants crevant de faim sur le pavé, aux vengeurs affolés que laisse derrière lui chaque anarchiste mourant sur l’échafaud. La terreur bourgeoise a fait la sauvagerie anarchiste.
Et, d’un grand geste, il avoua le rêveur social qu’il était, à côté du savant scrupuleux, très méthodique, très modeste devant les phénomènes. Son effort constant était de tout ramener à la science, et il avait un grand chagrin de ne pouvoir constater scientifiquement, dans la nature, l’égalité, ni même la justice, dont le besoin le hantait, socialement.
C’était là son désespoir, de ne pas arriver à mettre d’accord sa logique d’homme de science et son amour d’apôtre chimérique. Dans cette dualité, la haute raison faisait sa tâche à part, tandis que le cœur d’enfant rêvait de bonheur universel, de fraternité entre les peuples, tous heureux, plus d’iniquités, plus de guerre, l’amour seul maître du monde. (…)
« Que voulez-vous ? il y a une société, elle se défend quand on l’attaque... Et puis, vraiment, ces anarchistes sont trop bêtes, lorsqu’ils s’imaginent qu’ils vont modifier le monde, avec leurs pétards. Vous savez mon opinion, la science seule est révolutionnaire, la science suffira à faire non seulement de la vérité, mais aussi de la justice, si la justice est jamais possible ici-bas... C’est pourquoi, mon enfant, je vis si tolérant et si calme. »
De nouveau, Guillaume voyait se dresser ce révolutionnaire singulier, certain qu’il travaillait, au fond de son laboratoire, à la ruine de la vieille et abominable société actuelle. avec son Dieu, ses dogmes, ses lois, mais trop désireux de son repos, trop dédaigneux des faits inutiles pour se mêler aux événements de la rue préférant vivre tranquille, renté, récompensé, en paix avec le gouvernement, quel qu’il fût, tout en prévoyant et en préparant le formidable enfantement de demain.
Il eut un geste vers Paris, sur lequel un soleil de victoire se couchait, et il dit encore :
« L’entendez-vous gronder ?... C’est nous qui entretenons la flamme, qui mettons toujours du combustible sous la chaudière. Pas une heure, la science n’interrompt son travail, et elle fait Paris, qui fera l’avenir, espérons-le... Le reste n’est rien. »
Guillaume ne l’écoutait plus, songeait à Salvat, songeait à cet engin terrible qu’il avait inventé, qui demain détruirait des villes. Une pensée nouvelle naissait, grandissait en lui. Et il venait de dénouer le dernier lien, il avait fait autour de lui tout le bonheur qu’il pouvait faire. Ah ! retrouver son courage, être son maître, tirer au moins du sacrifice de son cœur la joie hautaine d’être libre, de donner sa vie, s’il jugeait nécessaire de la donner ! (…)