lundi 25 juin 2018

" Le Temps des méprises " par Henri Lefebvre ( 1975 )

 Cette époque invente un nouveau crime, le « géocide », après le génocide, après les vieux crimes, le régicide, le parricide et le matricide. Le monde se mondifie. La société devient planétaire, tragiquement. La vérité, au sens philosophique, se trouve entre le vieil Héraclite — tout devient autre, tout finit et se métamorphose, tu ne prends jamais le même bain dans le même fleuve — et lʼantique Eléatisme ; tout sʼidentifie, tout sʼétablit dans le Même. La vérité se trouve dans la lutte entre ce Même et cet Autre et dans la lutte à mort, il y a des risques. 



Par opposition à lʼintellectualisme, et aussi pour nous démarquer des surréalistes, mes amis et moi nous aimions à nous dire mystiques, mais dʼun mysticisme païen, dégagé de la religion, inspiré de Spinoza et de Schelling. (...) 

Il y avait quand même Dada... 

— En effet, ce qui a laissé des traces pour moi, cʼest dʼavoir lu, je ne sais plus à quelle date, les manifestes dadaïstes. Mon premier article dans la revue Philosophies, publiée à partir de 1923 ou 1924, portait sur Dada. Cet article mʼa valu lʼamitié durable de Tristan Tzara. Je me souviens bien de cet article qui eut un certain succès, dʼabord parce quʼil y avait très peu dʼarticles sur Dada à ce moment-là, mais surtout parce que la dernière phrase, qui fit beaucoup rire Tzara, me valut aussitôt beaucoup dʼamis et beaucoup dʼennemis. Elle est presque prophétique. Jʼavais écrit : « Dada casse le monde, mais les morceaux en sont bons. » Tout un programme ! 

Chaque fois que je rencontrais Tristan Tzara, il me disait : « Alors ? Vous ramassez les morceaux ! Est-ce pour les recoller ? » Je répondais invariablement : « Non, cʼest pour finir de les écraser. » Si je devais me définir par rapport à lʼavant-garde, je me rattacherais à Dada. Je crois encore que les manifestes Dada ont contenu beaucoup de ce qui a été dit et fait par la suite. La pensée critique et contestataire a exécuté, avec beaucoup de détours procéduriers, les sentences prononcées par Dada. Dès le premier manifeste, celui de 1918, en pleine guerre, Dada a condamné lʼOccident, la logique, le logocentrisme et lʼeuropéocentrisme. Avec des formules volontairement enfantines : Dada, le balbutiement initial et final. (...) 

Quant à Aragon, notre amitié sʼest très vite détériorée dès que jʼai compris quʼil en savait plus que moi et plus que quiconque en France sur Staline et sur le stalinisme. En particulier par Elsa Triolet. Quand on a le sentiment dʼavoir été dupé par un ami ou par un camarade, lʼamitié sʼen va avec lʼestime. Aragon ? Un bon écrivain, paraît-il. Je mʼen fous. Vous savez déjà ce que je pense de la littérature, de sa vanité, de ses tricheries. Vous savez ce que je pense du roman en particulier, ce genre en pleine décadence, sans cesse relancé par une grossière publicité. 

De lʼœuvre dʼAragon, des œuvres de quelques écrivains de notre époque, je tirerais plutôt les arguments dʼune polémique contre lʼhomme de lettres. Avant la guerre, une expérience commune me rapprochait dʼAragon : la critique du surréalisme. La poésie, lʼimage, le symbole ne libèrent pas ; ils nʼapportent quʼune simulation de la liberté. Il ne sʼensuit pas que lʼon doive faire une confiance absolue à la politique, ou, si vous voulez, que lʼon fasse de la politique un absolu, pour atteindre la liberté. Lʼaliénation politique ne remplace pas avantageusement lʼaliénation littéraire. (...) 

Dans la soirée, un jeune philosophe allemand, secrétaire de lʼAcadémie des sciences, qui, depuis, a fait quelques années de prison, Halrich, me téléphone pour me demander de venir dʼurgence chez lui. Jʼarrive. Il me dit : « Tu ne sais donc rien ! On ne sait rien, chez vous !... » Et il me tend le rapport Khrouchtchev au XXe Congrès, traduction intégrale en allemand. Je passe la moitié de la nuit à lire le rapport Khrouchtchev. A me dire que cʼétait encore pire que tout ce que nous avions imaginé, à me dire aussi quʼune époque entièrement nouvelle allait commencer. (...) 

  Je rentre en France. Je commence à parler avec des camarades du Parti : 

« Vous savez, camarades, il se passe à lʼEst des événements stupéfiants. Jʼai lu le principal rapport au XXe Congrès... » ; Alors mes camarades, mes amis, mes plus vieux amis, se mettent à mʼinjurier, à mʼinsulter : « Salaud, renégat, tu es tombé dans le piège de nʼimporte quel faux des services américains... » Je réponds : « Je lʼai lu, ce texte, jʼai eu les preuves de son authenticité. Tous les gens qui ont assisté au XXe Congrès le connaissent. En France, qui a assisté à ce XXe Congrès ? Quʼil parle... — Salaud, traître, fous le camp... »Voilà mon retour à Paris en mars 1956. Même des gens de lʼopposition ne me croyaient pas. Quand je relatais le millième de ce que jʼavais pu lire dans le rapport Khrouchtchev, ils préféraient mʼinsulter que de réfléchir une seconde. (...) 

On dit souvent que les « événements de Mai 68 » ont commencé dans les amphis où se tenaient vos cours. Est-ce vrai ? 

— Jʼaimerais dʼabord poser la question dans toute son ampleur. Pour moi, 1968, ce nʼest pas seulement Nanterre ni Paris, cʼest lʼapogée dʼun mouvement mondial. Ce mouvement débute vers 1957-1958, avec la fin de lʼopposition anti-stalinienne au sein du mouvement communiste, qui se fige. Le mouvement reprend à lʼéchelle mondiale et va engendrer la contestation radicale. 1968, cʼest aussi Prague, et je ne pense pas quʼon puisse séparer Prague de Paris. A Paris, le capitalisme dʼEtat est mis en question. A Prague, le socialisme dʼEtat. Et, dans les deux cas, la toute-puissance de lʼEtat est visée par un mouvement qui, dʼailleurs, échoue, mais après avoir presque atteint son but politique. (...)

En fait, dans le cadre nanterrois et dans le département de « sociologie », ce terme signifiait : théorie critique, critique de la société bourgeoise. Jʼai pris des assistants qui ont, depuis lors, fait parler dʼeux : Jean Baudrillard, René Lourau, Henri Raymond. Il sʼétablit vite entre ces assistants et les étudiants une communication directe, une cordialité. Je crois pouvoir assurer que le climat du département était exceptionnel dans lʼuniversité. Tous les vendredis, dans mon bureau, on faisait un festin, assitants et étudiants. On buvait un excellent bordeaux apporté par une assistante, Marie-Geneviève. Naturellement, parmi les étudiants, il y avait Daniel Cohn-Bendit. 

Le climat du département, dans lʼuniversité, avait quelque chose dʼanormal et dʼanomique. Exemple : le premier cours de René Lourau. Dans une salle où attendaient soixante, quatre-vingts étudiants, René Lourau arriva et sʼassit sans parler. Pas un mot. Une heure se passe. Affolement général. Mes collègues, comme Alain Touraine, couraient dans les couloirs dʼun air affolé en demandant « Il est fou, quʼest-ce qui se passe ? » Or, cʼétait une expérience pédagogique, qui avait pour but, dʼaprès une certaine dynamique de groupe, de produire un malaise destiné lui-même à créer les conditions de la communication. René Lourau attendait que les étudiants se manifestent, ce quʼils nʼont pas manqué de faire. (...)

A une date que jʼai oubliée, il y eut quelques incidents. Les garçons partirent à lʼassaut du bâtiment des filles, dans la cité universitaire, bâtiment dont lʼaccès était soumis à des conditions très restrictives. Lʼadministration, paraît-il, attribua ces incidents à lʼinfluence subversive de mes cours sur la sexualité. A propos dʼun autre incident, je ne me défendrai pas dʼun certain machiavélisme. Dʼailleurs, je nʼai pas oublié les enseignements du Parti sur lʼagit-prop pendant la belle époque. Une rumeur, qui présageait des orages, se répandit parmi les étudiants. Il y avait une « liste noire ». Il va de soi que jamais lʼadministration nʼa établi une liste, en noir sur blanc, dʼétudiants suspects à surveiller de près. On a donc pu démentir, à plusieurs reprises, officiellement, lʼexistence dʼune telle liste. Pourtant, par dʼinquiétants coups de téléphone, on avait demandé des renseignements sur tel ou tel étudiant en sociologie. Notamment après les incidents dans le bâtiment des filles. Jʼavoue avoir exploité lʼaffaire de la liste noire pour jeter de lʼhuile sur le feu.

 Passons... Le 6 mai 1968, le conseil de discipline de lʼuniversité convoque Daniel Cohn-Bendit. Je lʼaccompagne pour prendre sa défense, ainsi quʼAlain Touraine qui a changé dʼavis sur le mouvement et commence à comprendre quʼil ne sʼagit pas dʼun désordre quelconque. Séance orageuse. LʼUniversité officielle ne comprend rien, ne veut rien comprendre. On sʼadresse à Daniel Cohn-Bendit comme à un petit délinquant, et à nous, Alain Touraine et moi, comme à des irresponsables.Ce jour-là, déjà, les flics entourent la Sorbonne, le rectorat, pour les protéger contre les étudiants. Ce qui nous mène à la grande manifestation du vendredi suivant. Soixante ou soixante-dix mille étudiants autour du Lion de Belfort, place Denfert- Rochereau. Le rassemblement dépasse toutes les attentes, toutes les espérances. Que faire ? On piétine longuement. (...) 

Tout à coup, mouvement de foule. Spontanéité ? Pas tout à fait. Les gars de Nanterre, ceux du « 22 Mars », ont fait circuler un mot dʼordre : « Vers la Sorbonne, en passant devant la prison de la Santé, pour saluer les copains emprisonnés... » Une immense foule prend le boulevard Arago qui lʼamènera jusquʼau quartier Latin. Des étudiants de Nanterre viennent me dire : « Cʼest ton livre sur la Commune qui nous a donné cette idée... (...)

Jean-Paul Sartre a longuement tourné autour de cette question du pouvoir sans jamais lʼaborder de front, parce quʼil lui manque lʼexpérience politique, parce quʼil ne sait pas mener jusquʼau bout lʼanalyse critique de lʼEtat, parce quʼil se limite à la description existentielle de ce qui se passe dans le sujet individuel ou dans le micro-sujet collectif, le petit groupe. Il tourne, avec ses mélodrames, autour du tragique. Quʼil sʼagisse de Shakespeare ou de Racine, le ressort du tragique, cʼest toujours la lutte pour le pouvoir, les menaces autour du pouvoir, le pouvoir en proie à lui-même. Comme le dit magnifiquement Shakespeare : « La mort établit sa cour dans la couronne des rois. » (...)

Mais peut-on envisager une théorie de la différence ou de la quotidienneté sans se donner, préalablement, une theorie de lʼEtat ? Car, au fond, lʼEtat, cʼest très exactement ce qui organise la quotidienneté et abolit symboliquement la différence. 

— Cʼest, en effet, ce à quoi je travaille en ce moment. Je veux donner une théorie de lʼEtat, et je rassemble à cette fin tout ce qui a été dit précédemment. LʼEtat, cʼest le lieu des grandes mystifications, pas seulement lʼEtat fasciste, mais lʼEtat en général, avec sa sacralisation, son pouvoir et les mythes du pouvoir. Il sʼeffectue un travail perpétuel de mythification, de mystification concernant lʼEtat, le pouvoir, les hommes au pouvoir ; concernant les hommes de lʼEtat, leur figure, leur mode dʼaction. On retrouve le thème de la mystification. Deuxièmement, je retrouve le thème de lʼaliénation, cʼest-à-dire que lʼaliénation politique, lʼaliénation au niveau de lʼEtat, fétichise lʼEtat, met ou admet lʼEtat au-dessus de la société. (...) 

Les symétries sont nombreuses aussi bien dans la nature matérielle que dans la vie organique, dans le corps que dans la société. Jʼai essayé de montrer que ce quʼon appelle les effets de miroir, le rapport du miroir à ce quʼil reflète, donc un certain rapport du sujet et de lʼobjet que lʼon nomme justement réflexion, sont des cas particuliers entrant dans la théorie générale des symétries et des dissymétries. Lorsque Angelus Silesius, suivi par Heidegger, dit : « La rose est sans pourquoi », il pose un grand problème, parce que précisément, la rose montre une symétrie dʼordrex. Il y a lieu dʼétudier comment la nature, lʼénergie matérielle, en occupant lʼespace, produit des symétries complexes.

 La nature nʼest pas le deus calculator de Leibniz, et, pourtant, tout se passe comme si elle calculait. Ces symétries ont, depuis, beaucoup occupé les théoriciens et ont donné lieu à des théories mathématiques dans lesquelles sʼintroduisent la théorie des groupes, la théorie des transformations, et ainsi de suite. Dans la théorie des symétries, il est impossible de séparer le contenant du contenu, la forme de la matière. La symétrie appartient indiscernablement, indissolublement à lʼespace et à ce qui, dans la terminologie habituelle,« occupe » lʼespace.Il nʼy a pas de possibilité de séparer lʼun de lʼautre, et cʼest le point de départ de lʼanalyse de lʼespace que jʼai tentée en développant cette idée fondamentale quʼon ne peut pas parler de lʼespace comme dʼun contenant vide que viendrait occuper un contenu indifférent au contenant. Ces considérations négligent-elles le matérialisme dialectique ? Au contraire. Elles le rénovent en échappant aux formules dogmatiques. La théorie des symétries détruit lʼidée de lʼindifférence réciproque du contenant et du contenu, de la forme et de la matière. (...) 

Je pense que lʼespace politique atteint, en France, sa perfection exemplaire. La France est le pays de lʼEtat. Marx le disait constamment. Nous avons donné au monde cette superbe chose, la chose des choses, monstre froid parmi les monstres froids : cʼest lʼœuvre de la Révolution française, œuvre si parfaitement contradictoire quʼelle donne le jour à la fois à lʼEtat qui nie les droits de lʼhomme et aux droits de lʼhomme eux-mêmes. (...)

Je vois se former le grand dépassement, le Monde, à travers lʼépreuve, les fins, ce quʼa produit son histoire, les menaces, les risques de mort planétaire. Cette époque invente un nouveau crime, le « géocide », après le génocide, après les vieux crimes, le régicide, le parricide et le matricide. Le monde se mondifie. La société devient planétaire, tragiquement. La vérité, au sens philosophique, se trouve entre le vieil Héraclite — tout devient autre, tout finit et se métamorphose, tu ne prends jamais le même bain dans le même fleuve — et lʼantique Eléatisme ; tout sʼidentifie, tout sʼétablit dans le Même. La vérité se trouve dans la lutte entre ce Même et cet Autre et dans la lutte à mort, il y a des risques. 

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