jeudi 28 juin 2018

" Jean-Baptiste Fressoz : « Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer »



En un sens, l’environnement était beaucoup plus important au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que pour nous maintenant. Pourtant, malgré ces théories médicales qui faisaient de l’environnement quelque chose de très important, l’industrialisation, avec son cortège inouï de pollution, a bien eu lieu. L’histoire est plutôt celle d’une désinhibition que d’une prise de conscience.


 L’histoire de la crise environnementale est souvent racontée sur le mode de « la prise de conscience » des problèmes, avec un avant — passé obscur où l’être humain ignorait les conséquences de ses actes — et un après — où il dispose des connaissances et ne peut plus ignorer les effets de ses activités. En quoi ce « récit d’éveil » est-il une fable ?

C’est d’abord un constat d’historien. En thèse, en bossant sur les plaintes et les procès contre les usines polluantes aux XVIIIe et XIXe siècles, j’avais été très frappé par l’omniprésence des arguments liant l’environnement à la santé. Les pétitions parlaient de l’air, des miasmes et des émanations, les médecins parlaient quant à eux de circumfusa — des « choses environnantes », en latin — pour expliquer à quel point les fumées avaient des effets délétères sur la santé des populations, et même, à long terme, sur la forme des corps. 

En un sens, l’environnement était beaucoup plus important au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que pour nous maintenant. Pourtant, malgré ces théories médicales qui faisaient de l’environnement quelque chose de très important, l’industrialisation, avec son cortège inouï de pollution, a bien eu lieu. L’histoire est plutôt celle d’une désinhibition que d’une prise de conscience. Ce constat s’applique à bien d’autres dimensions, y compris globale. Avec mon collègue Fabien Locher, on achève une enquête au long cours qui retrace tous les savoirs qui ont existé sur le changement climatique depuis le XVIe siècle. Ça peut paraître étrange ou anachronique, mais le climat a été un lieu central pour penser les conséquences de l’agir humain sur l’environnement, et en retour ce que l’environnement fait sur les humains. C’est un lieu crucial de la réflexivité environnementale des sociétés passées. 

Depuis le XVIIe siècle et surtout à la fin du XVIIIe, on estime que le déboisement menace le cycle de l’eau, un cycle global reliant les océans à l’atmosphère et au sol, un cycle providentiel, aussi, qui assure la fertilité des régions tempérées. À travers la question du déboisement, celle du changement climatique s’insinue au cœur des préoccupations politiques de l’époque, pour une raison très simple : toute l’énergie ou presque provient justement du bois. Dans les économies que les historiens qualifient « d’organiques », il y a en effet un arbitrage constant à faire entre la forêt et les champs, entre l’énergie pour produire des choses et le grain pour nourrir la population.


La question du lien entre déboisement et changement climatique est très présente à la fin du XVIIIe siècle ; la France a joué un rôle pivot dans sa diffusion globale. Pour une raison assez conjoncturelle : après la nationalisation des biens du clergé en 1789, pour solder les dettes de la monarchie, l’État français se trouve à la tête d’un immense domaine forestier par rapport aux autres États européens. À chaque fois qu’on discute de la vente d’un bout de forêt nationale pour désendetter, on reparle de climat. Le résultat est que dès 1792, à l’Assemblée nationale, on parle de déboisement, de changement climatique, d’érosion des sols, d’inondations…

 Attention, ça ne veut surtout pas dire « rien de nouveau sous le soleil » ! Le changement climatique en question n’est pas le même que le nôtre pour une raison principale : l’enjeu était alors le cycle de l’eau et pas celui du carbone. Évidemment, il y a eu entre temps le développement d’un énorme équipement scientifique. Mais il y a aussi des continuités impressionnantes : au début du XIXe siècle, on pense déjà le climat comme la moyenne des températures, on le pense déjà au niveau global, on fait de la très bonne science sur cette question (c’est à ce moment qu’on étudie l’évolution des glaciers, les bans des vendanges, etc.). Enfin, on pense le changement comme irréversible, car en coupant les forêts, on produit un changement climatique qui va rendre impossible la croissance ultérieure des forêts. Le déboisement peut donc produire une dégradation conjointe des climats et des populations qui les habitent. (…)

Racontée comme cela, l’histoire environnementale nous sort des théories de la modernité réflexive à la Ulrich Beck. D’après elles, on aurait eu une première phase moderniste, aveugle et depuis les années 1970 ; on aurait une sorte de révélation, une rupture fondamentale de la modernité — un changement historique au même titre que le passage du féodalisme au capitalisme. Le problème patent est qu’il ne s’est rien passée depuis qu’on a fait cette soi-disant « révolution environnementale » : les modes de production continuent sur leur lancée, il n’y a pas eu de grand changement, le taux de CO2 n’a fait qu’augmenter, etc. 

Ce n’est donc pas une affaire de prise de conscience. L’enjeu est de dé-idéaliser ces questions, de sortir la question de la crise environnementale d’un récit cliché de la modernité prise comme un bloc responsable : à chaque étape de celle-ci on avait bien conscience des conséquences de ce qu’on faisait. Ça nous sort aussi de l’idée très gratifiante que nous sommes la première génération ou presque à nous préoccuper d’environnement et que la prise de conscience est une rédemption — maintenant qu’on a compris, tout va aller pour le mieux. Eh bien non, pas du tout : ça empire plutôt. (…)

Depuis le XVIIe, on n’a pas arrêté de se poser des questions sur l’environnement, sur le climat, sur l’épuisement des sols, sur le statut des animaux, etc. Dans une cosmologie soi-disant moderne, les juristes ont aussi su faire preuve de beaucoup de créativité. Par exemple au XIXe, en Angleterre, pour faire payer les compagnies de chemin de fer en cas d’accident, ils ressortent un outil du droit médiéval, le deodand, qui permet de déclarer des objets coupables ! Bref, si Latour a parfaitement raison de dire que « Nous n’avons jamais été modernes », il faut ajouter soit qu’on l’a toujours su, soit que toute cette affaire de modernité est un « homme de paille » philosophique. (…)

Par exemple, inscrire dans la constitution des grands principes sans considérer les modes de production et de vie, c’est être sûr que le capitalisme avalera tout cru les droits de la nature. Je suis désolé si ça semble intellectuellement peu enthousiasmant comparé aux grandes refondations cosmologiques proposées par les philosophes, mais étant donné l’urgence des enjeux, le fait qu’il faille agir partout et maintenant, la crise environnementale contemporaine oblige à agir dans le monde politique et géopolitique tel qu’il existe actuellement. 

Ce qu’il faut faire est assez évident : mater les lobbys et les entreprises polluantes et extractivistes, laisser le carbone dans le sol, stopper l’agriculture industrielle, mettre en place un rationnement écologique (sur le CO2 par exemple), changer le système fiscal, changer les modes de transport et d’alimentation, punir avec une égale sévérité les atteintes à l’environnement que les atteintes aux biens et aux personnes. Ça ne paraît pas révolutionnaire comparé aux « utopies concrètes » et aux projets de changement cosmologique, mais ça l’est finalement peut-être davantage. (…)

Cette affaire de compenser pour les dommages dont on est responsable est une vieille idée du droit romain reprise par les élites du capitalisme industriel au début du XIXe siècle. Dès le début de la révolution industrielle, il y a un projet très important de stabilisation des propriétés industrielles, avec des droits de propriété solides. Et donc, quelles que soient les plaintes contre la pollution, l’industriel doit être garanti dans son droit d’exercice et ne doit pas être contraint de déménager. La « solution » qui se met en place, avec le décret de 1810 sur les établissements classés, consiste à accorder des dommages et intérêts à ceux qui subissent des nuisances. Comme on le sait, ça ne règle pas le problème de la pollution mais ça apaise les conflits de voisinage. C’est un enfumage évident. 

Aujourd’hui, ça prend des formes beaucoup plus impressionnantes, plus subtiles, avec l’idée qu’on peut même compenser la perte des services éco-systémiques (combien vaut non pas une prairie, mais l’activité de pollinisation des insectes qui y vivent, par exemple) ; la logique reste assez équivalente — et le résultat final aussi. Ce qui est dangereux dans ces affaires de compensation éco-systémique, c’est la mise au même niveau des valeurs financières et de la nature : l’idée qu’on peut aller détruire du bocage en Vendée puis acheter des « bons » biodiversité ailleurs en France. Ceci repose en fait sur des terrains qu’une institution (par exemple la Caisse des dépôts et consignations Biodiversité) s’engage pour un temps limité à conserver (de l’ordre de 20 à 30 ans) : c’est un mode de désinhibition, on se donne bonne conscience en disant « On va bétonner ici et protéger là-bas ». La réalité ? On risque de bétonner ici et là bas. (…)

Cette notion de transition énergétique est ensuite réutilisée dans les années 1980, surtout en Allemagne (« tournant énergétique »), pour désigner la transition vers les énergies renouvelables avec le solaire, l’éolien — même si, derrière, c’est une idée très naïve de ce qu’est un système énergétique. C’est une notion qui a servi à apaiser les craintes. Le second problème est qu’historiquement il n’y jamais vraiment eu de « transition énergétique » mais surtout des « additions énergétiques ». On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole à autre chose : on n’a fait qu’additionner ces sources d’énergies les unes aux autres.

 Le pic du charbon n’a pas eu lieu au XIXe, ni même au XXe, espérons qu’il aura lieu bientôt au XXIe siècle… Quand on parle un peu trop légèrement de « transition énergétique », il faut bien voir qu’il s’agit d’une transformation sans précédent.
Reste la question de l’innovation : il ne faut pas être technophobe car il n’y a pas de raison de se méfier davantage d’une technique nouvelle que des vieilles techniques qui nous ont mis dans la situation que l’on connaît. Mais il ne faut pas être naïf non plus : étant donné l’inertie considérable des systèmes techniques, étant donnée une fois encore l’urgence (réduire de 75 % les émissions globales avant 2050), la probabilité que « l’innovation verte » nous sorte de la crise me paraît proche de zéro. (…)

Le discours de l’Anthropocène, tout comme la géo-ingénierie, réactive cette jonction entre la grande nature et une technologie qui rivalise avec elle, puisqu’elle est désormais à cette échelle. De plus, les philosophes et théoriciens de la modernité nous serinaient qu’il n’y avait plus de « grand récit », que la modernité était finie, que le communisme n’était plus une perspective : l’Anthropocène a permis de remettre en place un grand récit majestueux, où on sait ce qu’il va se passer. Ça plaît aussi à certains philosophes, pour qui il s’est produit quelque chose de métaphysique puisque l’humanité serait devenue un agent géologique conscient. (…)

Il y a une sensibilité quasiment hygiéniste qu’il faudrait remettre au goût du jour : quand un moteur dégueulasse vous pétarade des fumées noires à la figure, il n’y a pas besoin de changer nos cosmologies pour comprendre que ça pose un problème. On nous a appris à nous méfier des microbes, à avoir peur de la saleté — au XIXe siècle, c’est ce que les institutions ont réussi à faire. Réactiver des bons schèmes hygiénistes séparant le propre du sale, le sain du malsain, c’est le genre d’opération qu’il faut réaliser. Le mouvement anti-extractiviste est aussi un lieu clé : l’important est de ne pas sortir le carbone du sol. Les luttes anti-extractivistes, qui sont d’ailleurs anciennes, sont peut-être la chose la plus importante pour le climat. Au Nigeria, le delta du Niger a complètement été saccagé par l’industrie pétrolière, par Exxon, allié au gouvernement fédéral en particulier. Il y a un mouvement ogoniste, le MEND, qui a réussi à faire reculer les pétroliers : la production a baissé d’un tiers dans les années 2000. Mais c’est une quasi guerre civile, avec des violences et des morts des deux côtés. (…)

La question du manque d’énergie a pris une place démesurée alors que celle du changement climatique va se poser bien avant. Il faut laisser les trois quarts des réserves de charbon, de pétrole et de gaz économiquement exploitable pour le ne pas dépasser +2°C en 2100. Dire que c’est la nature qui se mettrait à nous imposer des limites, c’est risquer de dépolitiser la question. Il faut qu’on arrive à s’imposer nous même des limites. Le plus déprimant est que le capitalisme extractiviste se porte bien, il peut continuer encore longtemps comme ça, il peut bousiller la planète bien avant de manquer de carburant. La question des limites c’est plutôt des frontières molles qu’on enfonce largement, sans se rendre compte que sur plein de domaines on a déjà passé « des limites » et qu’on continue sur notre lancée, en recevant les effets retours bien plus tard, et de manière différenciée. 


C’est aussi tout le thème de la collapsologie et d’une certaine décroissance, héritée du choc du pic du pétrole et du Club de Rome. C’est un peu une écologie de « riches », pas forcément au sens négatif du terme ; ce sont les pays riches qui angoissent à l’idée de leur effondrement énergétique. Le pic de certains métaux rares qui empêchera les voitures électriques de rouler, pour un paysan du Bengladesh menacé par la montée des eaux, ce n’est pas très grave. Il ne faut pas faire des querelles de chapelles avec des alliés objectifs, c’est évident, mais c’est important d’avoir une écologie politique qui ne se fonde pas sur des bases fragiles.


lundi 25 juin 2018

" Le Temps des méprises " par Henri Lefebvre ( 1975 )

 Cette époque invente un nouveau crime, le « géocide », après le génocide, après les vieux crimes, le régicide, le parricide et le matricide. Le monde se mondifie. La société devient planétaire, tragiquement. La vérité, au sens philosophique, se trouve entre le vieil Héraclite — tout devient autre, tout finit et se métamorphose, tu ne prends jamais le même bain dans le même fleuve — et lʼantique Eléatisme ; tout sʼidentifie, tout sʼétablit dans le Même. La vérité se trouve dans la lutte entre ce Même et cet Autre et dans la lutte à mort, il y a des risques. 



Par opposition à lʼintellectualisme, et aussi pour nous démarquer des surréalistes, mes amis et moi nous aimions à nous dire mystiques, mais dʼun mysticisme païen, dégagé de la religion, inspiré de Spinoza et de Schelling. (...) 

Il y avait quand même Dada... 

— En effet, ce qui a laissé des traces pour moi, cʼest dʼavoir lu, je ne sais plus à quelle date, les manifestes dadaïstes. Mon premier article dans la revue Philosophies, publiée à partir de 1923 ou 1924, portait sur Dada. Cet article mʼa valu lʼamitié durable de Tristan Tzara. Je me souviens bien de cet article qui eut un certain succès, dʼabord parce quʼil y avait très peu dʼarticles sur Dada à ce moment-là, mais surtout parce que la dernière phrase, qui fit beaucoup rire Tzara, me valut aussitôt beaucoup dʼamis et beaucoup dʼennemis. Elle est presque prophétique. Jʼavais écrit : « Dada casse le monde, mais les morceaux en sont bons. » Tout un programme ! 

Chaque fois que je rencontrais Tristan Tzara, il me disait : « Alors ? Vous ramassez les morceaux ! Est-ce pour les recoller ? » Je répondais invariablement : « Non, cʼest pour finir de les écraser. » Si je devais me définir par rapport à lʼavant-garde, je me rattacherais à Dada. Je crois encore que les manifestes Dada ont contenu beaucoup de ce qui a été dit et fait par la suite. La pensée critique et contestataire a exécuté, avec beaucoup de détours procéduriers, les sentences prononcées par Dada. Dès le premier manifeste, celui de 1918, en pleine guerre, Dada a condamné lʼOccident, la logique, le logocentrisme et lʼeuropéocentrisme. Avec des formules volontairement enfantines : Dada, le balbutiement initial et final. (...) 

Quant à Aragon, notre amitié sʼest très vite détériorée dès que jʼai compris quʼil en savait plus que moi et plus que quiconque en France sur Staline et sur le stalinisme. En particulier par Elsa Triolet. Quand on a le sentiment dʼavoir été dupé par un ami ou par un camarade, lʼamitié sʼen va avec lʼestime. Aragon ? Un bon écrivain, paraît-il. Je mʼen fous. Vous savez déjà ce que je pense de la littérature, de sa vanité, de ses tricheries. Vous savez ce que je pense du roman en particulier, ce genre en pleine décadence, sans cesse relancé par une grossière publicité. 

De lʼœuvre dʼAragon, des œuvres de quelques écrivains de notre époque, je tirerais plutôt les arguments dʼune polémique contre lʼhomme de lettres. Avant la guerre, une expérience commune me rapprochait dʼAragon : la critique du surréalisme. La poésie, lʼimage, le symbole ne libèrent pas ; ils nʼapportent quʼune simulation de la liberté. Il ne sʼensuit pas que lʼon doive faire une confiance absolue à la politique, ou, si vous voulez, que lʼon fasse de la politique un absolu, pour atteindre la liberté. Lʼaliénation politique ne remplace pas avantageusement lʼaliénation littéraire. (...) 

Dans la soirée, un jeune philosophe allemand, secrétaire de lʼAcadémie des sciences, qui, depuis, a fait quelques années de prison, Halrich, me téléphone pour me demander de venir dʼurgence chez lui. Jʼarrive. Il me dit : « Tu ne sais donc rien ! On ne sait rien, chez vous !... » Et il me tend le rapport Khrouchtchev au XXe Congrès, traduction intégrale en allemand. Je passe la moitié de la nuit à lire le rapport Khrouchtchev. A me dire que cʼétait encore pire que tout ce que nous avions imaginé, à me dire aussi quʼune époque entièrement nouvelle allait commencer. (...) 

  Je rentre en France. Je commence à parler avec des camarades du Parti : 

« Vous savez, camarades, il se passe à lʼEst des événements stupéfiants. Jʼai lu le principal rapport au XXe Congrès... » ; Alors mes camarades, mes amis, mes plus vieux amis, se mettent à mʼinjurier, à mʼinsulter : « Salaud, renégat, tu es tombé dans le piège de nʼimporte quel faux des services américains... » Je réponds : « Je lʼai lu, ce texte, jʼai eu les preuves de son authenticité. Tous les gens qui ont assisté au XXe Congrès le connaissent. En France, qui a assisté à ce XXe Congrès ? Quʼil parle... — Salaud, traître, fous le camp... »Voilà mon retour à Paris en mars 1956. Même des gens de lʼopposition ne me croyaient pas. Quand je relatais le millième de ce que jʼavais pu lire dans le rapport Khrouchtchev, ils préféraient mʼinsulter que de réfléchir une seconde. (...) 

On dit souvent que les « événements de Mai 68 » ont commencé dans les amphis où se tenaient vos cours. Est-ce vrai ? 

— Jʼaimerais dʼabord poser la question dans toute son ampleur. Pour moi, 1968, ce nʼest pas seulement Nanterre ni Paris, cʼest lʼapogée dʼun mouvement mondial. Ce mouvement débute vers 1957-1958, avec la fin de lʼopposition anti-stalinienne au sein du mouvement communiste, qui se fige. Le mouvement reprend à lʼéchelle mondiale et va engendrer la contestation radicale. 1968, cʼest aussi Prague, et je ne pense pas quʼon puisse séparer Prague de Paris. A Paris, le capitalisme dʼEtat est mis en question. A Prague, le socialisme dʼEtat. Et, dans les deux cas, la toute-puissance de lʼEtat est visée par un mouvement qui, dʼailleurs, échoue, mais après avoir presque atteint son but politique. (...)

En fait, dans le cadre nanterrois et dans le département de « sociologie », ce terme signifiait : théorie critique, critique de la société bourgeoise. Jʼai pris des assistants qui ont, depuis lors, fait parler dʼeux : Jean Baudrillard, René Lourau, Henri Raymond. Il sʼétablit vite entre ces assistants et les étudiants une communication directe, une cordialité. Je crois pouvoir assurer que le climat du département était exceptionnel dans lʼuniversité. Tous les vendredis, dans mon bureau, on faisait un festin, assitants et étudiants. On buvait un excellent bordeaux apporté par une assistante, Marie-Geneviève. Naturellement, parmi les étudiants, il y avait Daniel Cohn-Bendit. 

Le climat du département, dans lʼuniversité, avait quelque chose dʼanormal et dʼanomique. Exemple : le premier cours de René Lourau. Dans une salle où attendaient soixante, quatre-vingts étudiants, René Lourau arriva et sʼassit sans parler. Pas un mot. Une heure se passe. Affolement général. Mes collègues, comme Alain Touraine, couraient dans les couloirs dʼun air affolé en demandant « Il est fou, quʼest-ce qui se passe ? » Or, cʼétait une expérience pédagogique, qui avait pour but, dʼaprès une certaine dynamique de groupe, de produire un malaise destiné lui-même à créer les conditions de la communication. René Lourau attendait que les étudiants se manifestent, ce quʼils nʼont pas manqué de faire. (...)

A une date que jʼai oubliée, il y eut quelques incidents. Les garçons partirent à lʼassaut du bâtiment des filles, dans la cité universitaire, bâtiment dont lʼaccès était soumis à des conditions très restrictives. Lʼadministration, paraît-il, attribua ces incidents à lʼinfluence subversive de mes cours sur la sexualité. A propos dʼun autre incident, je ne me défendrai pas dʼun certain machiavélisme. Dʼailleurs, je nʼai pas oublié les enseignements du Parti sur lʼagit-prop pendant la belle époque. Une rumeur, qui présageait des orages, se répandit parmi les étudiants. Il y avait une « liste noire ». Il va de soi que jamais lʼadministration nʼa établi une liste, en noir sur blanc, dʼétudiants suspects à surveiller de près. On a donc pu démentir, à plusieurs reprises, officiellement, lʼexistence dʼune telle liste. Pourtant, par dʼinquiétants coups de téléphone, on avait demandé des renseignements sur tel ou tel étudiant en sociologie. Notamment après les incidents dans le bâtiment des filles. Jʼavoue avoir exploité lʼaffaire de la liste noire pour jeter de lʼhuile sur le feu.

 Passons... Le 6 mai 1968, le conseil de discipline de lʼuniversité convoque Daniel Cohn-Bendit. Je lʼaccompagne pour prendre sa défense, ainsi quʼAlain Touraine qui a changé dʼavis sur le mouvement et commence à comprendre quʼil ne sʼagit pas dʼun désordre quelconque. Séance orageuse. LʼUniversité officielle ne comprend rien, ne veut rien comprendre. On sʼadresse à Daniel Cohn-Bendit comme à un petit délinquant, et à nous, Alain Touraine et moi, comme à des irresponsables.Ce jour-là, déjà, les flics entourent la Sorbonne, le rectorat, pour les protéger contre les étudiants. Ce qui nous mène à la grande manifestation du vendredi suivant. Soixante ou soixante-dix mille étudiants autour du Lion de Belfort, place Denfert- Rochereau. Le rassemblement dépasse toutes les attentes, toutes les espérances. Que faire ? On piétine longuement. (...) 

Tout à coup, mouvement de foule. Spontanéité ? Pas tout à fait. Les gars de Nanterre, ceux du « 22 Mars », ont fait circuler un mot dʼordre : « Vers la Sorbonne, en passant devant la prison de la Santé, pour saluer les copains emprisonnés... » Une immense foule prend le boulevard Arago qui lʼamènera jusquʼau quartier Latin. Des étudiants de Nanterre viennent me dire : « Cʼest ton livre sur la Commune qui nous a donné cette idée... (...)

Jean-Paul Sartre a longuement tourné autour de cette question du pouvoir sans jamais lʼaborder de front, parce quʼil lui manque lʼexpérience politique, parce quʼil ne sait pas mener jusquʼau bout lʼanalyse critique de lʼEtat, parce quʼil se limite à la description existentielle de ce qui se passe dans le sujet individuel ou dans le micro-sujet collectif, le petit groupe. Il tourne, avec ses mélodrames, autour du tragique. Quʼil sʼagisse de Shakespeare ou de Racine, le ressort du tragique, cʼest toujours la lutte pour le pouvoir, les menaces autour du pouvoir, le pouvoir en proie à lui-même. Comme le dit magnifiquement Shakespeare : « La mort établit sa cour dans la couronne des rois. » (...)

Mais peut-on envisager une théorie de la différence ou de la quotidienneté sans se donner, préalablement, une theorie de lʼEtat ? Car, au fond, lʼEtat, cʼest très exactement ce qui organise la quotidienneté et abolit symboliquement la différence. 

— Cʼest, en effet, ce à quoi je travaille en ce moment. Je veux donner une théorie de lʼEtat, et je rassemble à cette fin tout ce qui a été dit précédemment. LʼEtat, cʼest le lieu des grandes mystifications, pas seulement lʼEtat fasciste, mais lʼEtat en général, avec sa sacralisation, son pouvoir et les mythes du pouvoir. Il sʼeffectue un travail perpétuel de mythification, de mystification concernant lʼEtat, le pouvoir, les hommes au pouvoir ; concernant les hommes de lʼEtat, leur figure, leur mode dʼaction. On retrouve le thème de la mystification. Deuxièmement, je retrouve le thème de lʼaliénation, cʼest-à-dire que lʼaliénation politique, lʼaliénation au niveau de lʼEtat, fétichise lʼEtat, met ou admet lʼEtat au-dessus de la société. (...) 

Les symétries sont nombreuses aussi bien dans la nature matérielle que dans la vie organique, dans le corps que dans la société. Jʼai essayé de montrer que ce quʼon appelle les effets de miroir, le rapport du miroir à ce quʼil reflète, donc un certain rapport du sujet et de lʼobjet que lʼon nomme justement réflexion, sont des cas particuliers entrant dans la théorie générale des symétries et des dissymétries. Lorsque Angelus Silesius, suivi par Heidegger, dit : « La rose est sans pourquoi », il pose un grand problème, parce que précisément, la rose montre une symétrie dʼordrex. Il y a lieu dʼétudier comment la nature, lʼénergie matérielle, en occupant lʼespace, produit des symétries complexes.

 La nature nʼest pas le deus calculator de Leibniz, et, pourtant, tout se passe comme si elle calculait. Ces symétries ont, depuis, beaucoup occupé les théoriciens et ont donné lieu à des théories mathématiques dans lesquelles sʼintroduisent la théorie des groupes, la théorie des transformations, et ainsi de suite. Dans la théorie des symétries, il est impossible de séparer le contenant du contenu, la forme de la matière. La symétrie appartient indiscernablement, indissolublement à lʼespace et à ce qui, dans la terminologie habituelle,« occupe » lʼespace.Il nʼy a pas de possibilité de séparer lʼun de lʼautre, et cʼest le point de départ de lʼanalyse de lʼespace que jʼai tentée en développant cette idée fondamentale quʼon ne peut pas parler de lʼespace comme dʼun contenant vide que viendrait occuper un contenu indifférent au contenant. Ces considérations négligent-elles le matérialisme dialectique ? Au contraire. Elles le rénovent en échappant aux formules dogmatiques. La théorie des symétries détruit lʼidée de lʼindifférence réciproque du contenant et du contenu, de la forme et de la matière. (...) 

Je pense que lʼespace politique atteint, en France, sa perfection exemplaire. La France est le pays de lʼEtat. Marx le disait constamment. Nous avons donné au monde cette superbe chose, la chose des choses, monstre froid parmi les monstres froids : cʼest lʼœuvre de la Révolution française, œuvre si parfaitement contradictoire quʼelle donne le jour à la fois à lʼEtat qui nie les droits de lʼhomme et aux droits de lʼhomme eux-mêmes. (...)

Je vois se former le grand dépassement, le Monde, à travers lʼépreuve, les fins, ce quʼa produit son histoire, les menaces, les risques de mort planétaire. Cette époque invente un nouveau crime, le « géocide », après le génocide, après les vieux crimes, le régicide, le parricide et le matricide. Le monde se mondifie. La société devient planétaire, tragiquement. La vérité, au sens philosophique, se trouve entre le vieil Héraclite — tout devient autre, tout finit et se métamorphose, tu ne prends jamais le même bain dans le même fleuve — et lʼantique Eléatisme ; tout sʼidentifie, tout sʼétablit dans le Même. La vérité se trouve dans la lutte entre ce Même et cet Autre et dans la lutte à mort, il y a des risques. 

samedi 16 juin 2018

" La Désobéissance " par Alberto Moravia ( 1948 )

Oui, conclut-il, la vie, ce devait vraiment être cela : non pas le ciel, la terre, la mer, les hommes et leurs installations, mais une obscure et moite caverne de chair maternelle et amoureuse où il pénétrait confiant, sur d’y être protégé comme il avait été protégé par sa mère tant que celle-ci l’avait porté dans son sein. 

La vie, c’était s’abîmer dans cette chair et en sentir l’obscurité, le ressac et le spasme comme des choses bénéfiques et vitales…


Lorsque Luca revint en ville, après avoir passé les vacances à l’endroit habituel, au bord de la mer, il avait la sensation de ne pas être bien et de couver une maladie. Ces derniers temps, il avait grandi de façon anormale et, à quinze ans, sa taille était déjà celle d’un homme adulte. (...)

Souvent, pourtant, ce même corps se rebellait, et cela quand Luca s’y attendait le moins, non point devant les tâches les plus dures, mais devant des choses insignifiantes. Luca, à cette époque, était sujet à des colères subites et violentes, durant lesquelles son organisme, déjà exténué, paraissait consumer en des paroxysmes et de haine le peu de forces qui lui restaient. C’était surtout la muette et inerte résistance des objets, ou, plutôt, sa propre incapacité à se servir de ceux-ci sans effort et sans dommage, qui avait le pouvoir de le jeter dans des fureurs dévastatrices. (...)

"Ainsi, pensa-t-il néanmoins, si l'on acceptait pas d'être ce que les autres voulaient ou croyaient que l'on fût, on était puni ou considéré comme malade. (...)

Cette tentation de se suicider ne l'effrayait pas, non plus qu'elle ne lui paraissait absurde ; elle était, ainsi qu'il le comprit, l'aboutissement naturel du furieux sentiment d'impuissance qui le bouleversait.

Le mot désobéir lui plut parce qu'il lui était familier : durant toute sa première enfance et pendant une bonne partie de son enfance proprement dite, il avait entendu sa mère répéter qu'il devait obéir, qu'il était désobéissant, que, s'il n'obéissait pas, elle le punirait et autres phrases similaires. (...)

 Luca pensa que le monde, en la personne de sa mère, de son père, de ses professeurs, de ses camarades, le voulait bon fils, bon élève, bon camarde, bon garçon ; mais lui n’aimait ni le monde ni ces rôles qu’on voulait lui faire jouer, et il devait désobéir. Et ceci, comme autrefois, non point par les violences obscures et les colères stériles de son corps exténué, mais suivant un certain ordre, suivant un certain plan, avec calme et détachement, comme appliquant les règles d’un jeu..(...)

Ne pas manger : il comprit brusquement que cette forme de désobéissance était, entre toutes, la plus grave, la plus radicale, celle qui entamait le plus l’autorité familiale. Son père et sa mère étaient surtout là pour le faire manger. (...)

« il pensa qu’il était beau d’agir, même si c’est pour détruire sa propre vie ; et qu’agir, c’était justement cela : accomplir des actes d’après des idées et non point par nécessité. » (...)

« L'infirmière lui prit le menton dans sa main, exactement comme on fait avec les enfants, quand on les interroge sur ce qu'ils désirent, et demanda : 
"Ainsi, si je venais cette nuit... cela te ferait plaisir ?"
Luca leva les yeux vers elle et : 
"Bien sûr, répondit-il avec simplicité, bien sûr que cela me ferait plaisir."
Droite et immobile, elle le couvait de ses yeux brillants, de ses yeux si jeunes et si différents des vieilles et froides paupières brûlées par le collyre, à travers lesquelles ils scintillaient. Puis, d'un ton prometteur, magnanime et maternel, elle annonça : 
"Eh bien... si vraiment ça te fait plaisir... Je viendrai." » (...)

Ainsi ne pouvait-il s’empêcher de penser, c’était cela vivre, cela continuer à vivre : faire avec passion et ténacité des choses absurdes et insensées, pour lesquelles il était impossible de fournir la moindre justification et qui mettaient continuellement ceux qui les faisaient dans un état de servitude, de remords et d’hypocrisie. (...)

Oui, conclut-il, la vie, ce devait vraiment être cela : non pas le ciel, la terre, la mer, les hommes et leurs installations, mais une obscure et moite caverne de chair maternelle et amoureuse où il pénétrait confiant, sur d’y être protégé comme il avait été protégé par sa mère tant que celle-ci l’avait porté dans son sein. La vie, c’était s’abîmer dans cette chair et en sentir l’obscurité, le ressac et le spasme comme des choses bénéfiques et vitales…

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mercredi 6 juin 2018

" Désert solitaire " par Edward Abbey ( 1968 )

Ensuite, la plupart des choses dont je parle ici ont déjà disparu ou sont en train de disparaître rapidement. Ce livre n’est pas un guide de voyage ; c’est une élégie. Un tombeau. Ce que vous tenez entre vos mains est une stèle. Une foutue dalle de roc. Ne vous la faites pas tomber sur les pieds ; lancez-la contre quelque chose de grand, fait de verre et d’acier. Qu’avez-vous à perdre ?


Je ne suis pas ici seulement pour échapper un temps au tumulte, à la crasse et au chaos de la machine culturelle, mais aussi pour me confronter de manière aussi immédiate et directe que possible au noyau nu de l’existence, à l’élémentaire et au fondamental, au socle de pierre qui nous soutient. Je veux être capable de regarder et d’examiner un genévrier, un morceau de quartz, un vautour, une araignée, et de voir ces choses comme elles sont en elles-mêmes, vierges de toute qualité attribuée par l’homme, catégories scientifiques comprises. Voir Dieu ou la Méduse face à face, même si cela implique de risquer tout ce que j’ai d’humain en moi. Je rêve d’un mysticisme âpre et brutal dans lequel le moi dénudé se fonde dans un monde non humain et y survit pourtant, toujours intact, individué, discret. Paradoxe et socle de pierre. (…)

On peut laisser les vieilles sentes pédestres à l’abandon, ne poster aucun ranger dans les stations les plus reculées, maintenir en sous-effectif les services chargés de la protection et de la pédagogie, on trouvera toujours des millions pour financer les kilomètres d’asphalte : c’est une donnée que les gestionnaires des parcs connaissent de longue date. Le Congrès répond toujours présent lorsqu’il s’agit de dégager des fonds pour toujours plus de routes plus grandes partout, surtout si elles forment des circuits. L’industrie pétrolière adore les circuits, qui ramènent l’automobiliste exactement à la station-service d’où il était parti. (…)

On objectera que l’accroissement constant de la population rend vaines toute résistance et toute idée de conservation. On aura raison. Si l’on ne parvient pas à stabiliser la population de notre pays, les parcs sont condamnés. Comme tout le reste. La préservation de la nature et cent autres bonnes causes du même genre seront balayées sous l’irrésistible pression de la simple lutte pour la survie et la santé mentale dans un environnement totalement urbanisé, totalement industrialisé et sans cesse plus peuplé. En ce qui me concerne, je préférerais tenter ma chance dans un conflit thermonucléaire plutôt que de vivre dans un tel monde. (…)

L’antique art pariétal des canyons de l’Utah appartient lui aussi à ce musée sans murs qui rend la sculpture africaine, les masques mélanésiens et les décharges publiques du New Jersey tout aussi intéressants – voix silencieuses nous parlant dans la première langue du monde. Quant aux compétences techniques des artistes, elles apparaissent lorsque l’on considère que, bien qu’ayant été exposés pendant des siècles aux attaques du vent, du sable, de la pluie, de la chaleur, du froid et de la lumière du soleil, ces pictogrammes et ces pétroglyphes survivent encore de manière vive et claire. Combien de peintures et de sculptures qui se créent aujourd’hui en Amérique survivront – au simple sens physique du terme – ne serait-ce qu’un demi-siècle ? (…)

Pris dans un no man’s land entre deux mondes, le Navajo profite comme il peut du système de l’homme blanc – la radio, le pick-up, l’assistance sociale – tout en s’accrochant à la liberté et à la dignité de son ancien mode de vie. Un tel homme préfère rouler ivre mort dans les caniveaux de Gallup, Nouveau-Mexique, faisant honte à sa tribu et à sa race, que de boutonner une chemise blanche propre et passer la meilleure partie de sa vie dans un bureau à air conditionné dont les fenêtres ne s’ouvrent pas. (…)

Dans quel but ? “Par anticipation sur les besoins à venir, afin de soutenir la croissance industrielle et démographique du Sud-Ouest.” C’est dans ce genre de réponse que l’on voit que c’est toujours le même vieux jeu de chiffres, la lancinante monomanie d’esprits petits et très simples prisonniers d’une obsession. Ils ne voient pas que la croissance pour la croissance est une folie cancéreuse ; que Phoenix et Albuquerque ne seront pas des villes plus plaisantes à vivre lorsque leur population aura doublé, doublé et doublé encore. Ils ne comprendraient jamais qu’un système économique qui ne peut que croître ou mourir est nécessairement traître à tout ce qui est humain. (…)

Un homme pourrait aimer et défendre la nature sans jamais de sa vie être allé au-delà des limites de l’asphalte, des lignes à haute tension et des plans orthogonaux. Nous avons besoin de la nature, que nous y mettions le pied ou non. Il nous faut un refuge même si nous n’aurons peut-être jamais besoin d’y aller. Je n’irai peut-être jamais en Alaska, par exemple, mais je suis heureux que l’Alaska soit là. Nous avons besoin de pouvoir nous échapper aussi sûrement que nous avons besoin d’espoir ; sans cette possibilité, la vie urbaine pousserait tous les hommes au crime ou à la drogue ou à la psychanalyse. (…)

La technologie ajoute une dimension nouvelle à ce processus en fournissant aux despotes modernes des instruments d’une efficacité bien supérieure aux anciens. Ce n’est sûrement pas par hasard que la plus radicale des tyrannies ait vu le jour dans la nation européenne la plus avancée dans les domaines de la science et de l’industrie. Si nous laissons notre propre pays devenir aussi densément peuplé, aussi surdéveloppé et aussi techniquement uniforme que l’Allemagne moderne, il se peut que nous nous bâtissions un destin similaire.

La valeur des espaces sauvages comme base de résistance à l’oppression centralisée a, en revanche, été prouvée par l’histoire récente. À Budapest et à Saint-Domingue, par exemple, les soulèvements populaires furent rapidement écrasés parce qu’un environnement urbanisé donne l’avantage à la puissance technologique. Mais à Cuba, en Algérie et au Vietnam, les révolutionnaires opérant dans les montagnes, le désert et la jungle, avec le soutien actif ou tacite d’une population clairsemée, ont pu vaincre les forces du pouvoir officiel équipées de tout l’arsenal terrifiant du militarisme du XXe siècle – ou tout au moins les bloquer dans une situation de match nul. Les insurrections rurales ne peuvent alors être réprimées qu’en bombardant et en incendiant les villages et la campagne de manière si radicale que la population se voit massivement forcée à se réfugier dans les villes ; là, on la mate et, si besoin, on l’affame jusqu’à ce qu’elle se soumette. La ville, qui devrait être le symbole et le cœur de la civilisation, peut aisément se transformer en camp de concentration. (…)