vendredi 13 avril 2018

" De l'action directe " par Voltairine de Cleyre ( 1912 )



Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. 

Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des mots d’ordre ont été retournés, détournés, inversés, déformés à la suite d’événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert que la période où se développaient l’incompréhen­sion et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de com­préhension plus approfondie.

J’ai tendance à penser que c’est ce qui se passera avec le malentendu actuel con­cernant l’action directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à l’époque où les frères McNamara plaidèrent coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans l’esprit de l’opinion, le sens d’ attaques violentes contre la vie et la propriété des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance crasse, soit d’une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demander ce qu’est vraiment l’action directe. (...)


En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure dé­couvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront encore.
Toute personne qui a pensé, ne serait­ ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. (...)


Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu’il se soit agi à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner deux points à l’intention de ceux qui répètent certains arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe ; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent d’un point de vue his­torique.

George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre les importa­tions ; un tribunal lui aurait certainement enjoint de ne pas créer une telle organisa­tion et, s’il avait insisté, il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour. (...)


Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons l’organisation du chemin de fer souterrain. La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes d’action (directe et politique) ; cependant, même si, en théorie, ils pen­saient que la majorité avait le droit d’édicter et d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand­ père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. C’était un homme attaché aux règles, dans la plupart des domaines, même si j’ai souvent pensé qu’il respectait la loi parce qu’il avait rarement affaire à elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la loi le touchait généralement d’assez loin, alors que l’action directe avait pour lui la valeur d’un impératif. Quoi qu’il en soit, et aussi légaliste fût­-il, il n’éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes celles qui l’empêchaient d’agir. (...)


Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé leur énergie en s’engageant dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées n’étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A l’origine, leur programme visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits et les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce qu’ils puissent échapper aux spécu­lateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un temps, comment l’humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. (...)


Les patrons savent qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont ter­riblement peur que leur production s’interrompe. Par contre, ils ne craignent nulle­ment un vote qui exprimerait la conscience de classe des électeurs ; à l’atelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de n’importe quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez­ vous à perdre votre travail ou au moins à ce que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire. Pour­quoi ? Le patron se moque de savoir que l’action politique n’est qu’une impasse où s’égare l’ouvrier, et que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit­ bourgeois. Il est persuadé que le socialisme est une très mauvaise chose — mais il sait aussi que celui­ ci ne s’instaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel aura l’es­prit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens qu’il n’aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut­ être endommagés. (...)


Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat et ces organisations ont imposé directement leur application. En fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La compagnie de chemins de fer Illinois Central les accusait en effet d’avoir formé un trust en déclenchant une grève ! (...)


Contre une véritable grève générale, l’armée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un so­cialiste dans le genre d’Aristide Briand au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvri­ers sont tous des serviteurs de l’Etat et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers immobiles, même un Briand se cassera les dents.

En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre so­ciale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien in­tentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s’exprimer; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés; malgré toutes les revanches que prendront les réac­tionnaires ; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas.

Et que la Vie ne se soumettra pas.

Cette lutte durera tant que l’humanité ne se libérera pas elle­ même pour chanter l’Hymne à l’Homme de Swinburne :

«Gloire à l’Homme dans ses plus beaux exploits Car il est le maître de toutes choses.»

Voltairine de Cleyre



https://infokiosques.net/IMG/pdf/De_laction_directe-fil_A4.pdf

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