jeudi 1 février 2018

" L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée. " par Walter Benjamin ( 1939 )

« Fiat ars – pereat mundus* », dit le fascisme qui, comme Marinetti le professe, attend de la guerre l’assouvissement artiste d’une perception sensorielle métamorphosée par la technique. De toute évidence, il s’agit de l’aboutissement ultime de l’art pour l’art.

L’humanité qui, jadis, chez Homère, était pour les dieux de l’Olympe un objet de spectacle, l’est désormais devenue pour elle-même. Le détachement qu’elle éprouve à l’égard d’elle-même a atteint un point tel qu’elle peut vivre sa propre destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre. Voilà ce qu’il en est de l’esthétisation du politique à laquelle travaille le fascisme. Le communisme lui répond par la politisation de l’art.

*« Que l’art advienne, le monde dût-il en périr. »


La prolétarisation endémique des hommes d’aujourd’hui et l’éducation toujours améliorée des masses sont les deux aspects d’un seul et même phénomène. Le fascisme tente d’organiser les masses prolétarisées nouvellement apparues sans porter atteinte pour autant aux rapports de propriété dont elles travaillent à la liquidation. Il voit son avenir dans le fait de laisser les masses s’exprimer (mais surtout pas dans celui d’accéder à leur droit). 

Les masses ont le droit de transformer les rapports de propriété : le fascisme cherche à leur donner une expression permettant la perpétuation de ces rapports. Le fascisme équivaut en toute logique à une esthétisation de la vie politique. Au viol des masses, qu’il rabaisse de force dans le culte d’un chef, correspond le viol d’un appareillage, qu’il ravale à la production de valeurs cultuelles.

Tous les efforts tendant à l’esthétisation de la politique culminent en un point. Ce point unique est la guerre. La guerre, et la guerre seulement, permet d’assigner un objectif à des mouvements de masse à très grande échelle tout en préservant les rapports de propriété existants. Aussi l’état de fait se formule-t-il en politique. Il se formule, du point de vue de la technique, de la manière suivante : seule la guerre permet de mobiliser les moyens techniques entiers des temps présents tout en perpétuant les rapports de propriété. 

Il est évident que le panégyrique de la guerre du fait du fascisme ne se sert pas de cet argument. Y jeter un œil est tout de même instructif. Il est écrit dans le manifeste de Marinetti sur la guerre coloniale menée en Éthiopie la chose suivante : « Voilà vingt-sept ans que nous, futuristes, nous opposons à ce que la guerre soit qualifiée d’antiesthétique. […] 

Nous affirmons en conséquence : […] La guerre est belle car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme sur la machine, dès lors assujettie. La guerre est belle, car elle inaugure le rêve d’un homme au corps métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleur des orchidées flamboyantes des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle mêle, pour en faire une symphonie, les feux d’artillerie, les canonnades, les arrêts de tir, les parfums et les odeurs de putréfaction. 

La guerre est belle, car elle crée des architectures inédites, comme celles des grands chars d’assaut, des escadrilles aériennes aux formes géométriques, des panaches de fumée s’élevant au-dessus des villages incendiés, et bien d’autres choses encore. […] Poètes et artistes du futurisme […], rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat en faveur d’une nouvelle poésie et d’une plastique nouvelle ! »

Ce manifeste a pour mérite la clarté. Sa problématique mérite d’être reprise par le dialecticien. L’esthétique de la guerre d’aujourd’hui se présente à lui comme ceci : que l’exploitation naturelle des forces productives se maintienne à travers le système de propriété, et alors l’accroissement des moyens techniques, des cadences et des sources d’énergie en fera très vite une exploitation non naturelle. La guerre, avec ses dévastations, apporte la preuve que la société n’était pas suffisamment mûre pour faire de la technique son organe, que la technique n’était pas suffisamment développée pour assumer les forces sociales élémentaires. 

La guerre impérialiste, dans ses traits les plus horribles, est déterminée par la divergence existant entre d’impressionnants moyens de production et leur exploitation insuffisante dans le processus de production (en d’autres termes, par le chômage et le manque de débouchés). La guerre impérialiste est une insurrection de la technique qui exige, sous forme de « matériau humain », la matière naturelle dont la société l’a privée. Au lieu de canaliser les fleuves, elle dirige le flot humain dans le lit de ses tranchées ; au lieu de répandre ses semences depuis ses aéroplanes, elle largue des bombes incendiaires sur les villes et a trouvé dans la guerre chimique un moyen d’un nouveau genre de liquider l’aura.

« Fiat ars – pereat mundus * », dit le fascisme qui, comme Marinetti le professe, attend de la guerre l’assouvissement artiste d’une perception sensorielle métamorphosée par la technique. De toute évidence, il s’agit de l’aboutissement ultime de l’art pour l’art. L’humanité qui, jadis, chez Homère, était pour les dieux de l’Olympe un objet de spectacle, l’est désormais devenue pour elle-même. 

Le détachement qu’elle éprouve à l’égard d’elle-même a atteint un point tel qu’elle peut vivre sa propre destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre. Voilà ce qu’il en est de l’esthétisation du politique à laquelle travaille le fascisme. Le communisme lui répond par la politisation de l’art.

*« Que l’art advienne, le monde dût-il en périr. »


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