« Jusqu’à maintenant, la critique de la culture n’a voulu voir la destruction de l’homme que dans sa standardisation, c’est-à-dire dans le fait qu’il n’était plus laissé à l’individu, devenu un être de série, qu’une individualité numérique. Aujourd’hui, même cette individualité numérique est perdue. Le résultat de la division est à son tour « divisé». L’individu a été transformé en un « dividu », il est désormais une pluralité de fonctions. La destruction de l’homme ne peut manifestement pas aller plus loin ».
I. Le monde livré à domicile
2. La consommation de masse, aujourd’hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l’homme de masse.
La convergence de la production de masse et de la consommation de masse n’était pas assurée par le cinéma, puisque d’innombrables consommateurs y jouissaient d’un exemplaire unique d’une marchandise. La radio et la télévision connaissent le succès parce qu’elles réalisent cette convergence : la masse est fractionnée en un nombre maximal d’acheteurs. Et on doit acheter, en plus de la marchandise, les instruments qu’exige sa consommation. Les individus n’ont plus à se déplacer, mais la même marchandise est livrée à domicile, dans chaque famille, pour chaque homme de masse. « Le type de l’ermite de masse était né. Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites ».
Ainsi, de même que la production industrielle, d’abord centralisée, s’est disséminée, de même, la consommation se dissémine ; mais ceci correspond bien à une dissémination de la production … de l’homme de masse. En effet, l’homme étant ce qu’il mange, on produit des hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse. Pendant ses loisirs, l’homme est un travailleur à domicile (bénévole, et qui doit payer son instrument de travail) : il travaille à se transformer lui-même en homme de masse. C’est un progrès : du temps de Le Bon ou d’Hitler, il fallait réunir les hommes en masse pour produire l’homme de masse. Aujourd’hui, « l’effacement de la personnalité et l’abaissement de l’intelligence sont déjà accomplis avant même que l’homme ne sorte de chez lui » et ils « réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu ».
3. La radio et l’écran de télévision deviennent la négation de la table familiale ; la famille devient un public en miniature.
La famille est « dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur – réel ou fictif – qu’elle y retransmet ». Avant, la table massive de la salle à manger était le point de rassemblement de la famille, le lieu où se tramait le tissu familial. « Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran ». Ce n’est pas un simple changement d’objet : la table était centripète, l’écran est centrifuge. « En réalité, les membres de la famille sont, dans le meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce point de fuite qui leur ouvre le monde de l’irréel ou un monde qu’ils ne partagent, à proprement parler, avec personne (puisque eux-mêmes n’y participent pas vraiment) ».
4. En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs.
Devant la radio et la télévision nous nous parlons de moins en moins. Nous sommes un public à l’écoute d’un tiers, sans rapport autonome, intime. Nous ne faisons plus qu’écouter, et sommes privés de la parole : nous devenons des « êtres infantiles « . La langue de cet être qui n’a plus rien à dire s’appauvrit. « Mais ce qui s’appauvrit ici, (…) n’est pas seulement la subtilité de l’expression mais celle de l’homme lui-même ». « L’homme est articulé comme lui-même articule, et se désarticule quand il cesse d’articuler« . ( ... )
Alors que nous vivons de façon aliénée, « dans un monde distancié », on nous présente ce monde comme si nous étions intimes avec lui : c’est la « familiarisation » du monde (ainsi : la bombe à hydrogène nommée « Pépé »). Ainsi, les stars, nous sont présentées de façon intime, quand nous ne connaissons pas notre voisin de palier ; le Président vient discuter auprès de la cheminée. « En fait, toute retransmission comporte cette dimension de tutoiement, tout ce qui est livré à domicile invite au tutoiement ». C’est une modalité exacerbée de l’anthropocentrisme : « nous nous représentons n’importe quel être à notre image » : ainsi les martiens viennent nous voir en soucoupe volante. Le rapport au passé est aussi concerné : Socrate appelé « un sacré type », les grands hommes considérés comme des provinciaux, puisqu’ils n’avaient pas l’électricité… « L’effet de cette méthode prétendument destinée à rapprocher l’objet consiste précisément à le dissimuler (…) voire à l’abolir (…). Car le passé considéré sous le seul angle de la possibilité d’y trouver des copains est aboli en tant qu’histoire » .
Les techniques de distraction, elles, n’utilisent l’instant que pour favoriser davantage la dispersion de l’homme, sa délocalisation, sa désindividualisation. L’homme exténué par son travail s’abandonne aux distractions télévisées, qui lui offrent un repos occupé. Il s’agit d’éviter l’effort, mais aussi l’angoisse du vide, par l’évasion passive qu’apportent les programmes. Cela va plus loin : l’homme se déstructure, et doit accorder à chaque organe l’occupation factice qui le sauvera du désœuvrement.
« L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international ». « Jusqu’à maintenant, la critique de la culture n’a voulu voir la destruction de l’homme que dans sa standardisation, c’est-à-dire dans le fait qu’il n’était plus laissé à l’individu, devenu un être de série, qu’une individualité numérique. Aujourd’hui, même cette individualité numérique est perdue. Le résultat de la division est à son tour « divisé». L’individu a été transformé en un « dividu », il est désormais une pluralité de fonctions. La destruction de l’homme ne peut manifestement pas aller plus loin ».
14. Tout ce qui est rel devient fantomatique, tout ce qui est fictif devient réel. Les grands-mères abusées tricotent pour des fantômes et sont transformées en idolâtres par la télévision.
Les événements retransmis sont fantômatiques, mais ne se réduisent pas à une apparence esthétique. Les fantômes s’emparent de nous. Nous ne distinguons plus le futile et le sérieux. La panique provoquée par La Guerre des mondes d’Orson Welles en est le modèle, repris tous les jours par l’implication absolue des vieilles dames dans la vie de leurs héros de feuilletons, s’inquiétant plus du sort du héros que de celui de leur mari sur le front, submergeant les stations de radio sous les paquets de lingerie pour bébé quand un nouveau fantôme doit arriver. « Ces victimes des fantômes sont trompées dans leur humanité même, puisque leur subjectivité et le monde sont deux choses désormais définitivement coupées l’une de l’autre« . Deux rapprochements assez cruels sont possibles :
- « Les brassières qui s’empilent dans les stations de radio à l’intention d’enfants qui n’existent pas ressemblent beaucoup aux offrandes qui s’accumulaient autrefois sur les marches des autels consacrés aux idoles ».
- « Comme chacun sait, on ne mène plus aujourd’hui les taureaux aux vaches, mais on leur fait monter ce qu’on appelle en anglais des « dummies » et en allemand des « Attrappen », c’est-à-dire des leurres. Si l’on procède ainsi, c’est parce que leur pulsion, aussi longtemps qu’elle restait à l’état naturel, ne donnait lieu qu’au plus extrême gaspillage (…). C’est maintenant au tour des sentiments de l’être humain, jusqu’ici « gaspillés », d’être mis au service de l’industrie ». ( ... )
IV. La matrice.
21. Le conditionnement des besoins. Les offres de la marchandise sont les commandements d’aujourd’hui. Les marchandises ont soif, et nous avec elles.
Le conditionnement le plus efficace est le plus invisible, celui qui ne nous pèse pas plus que l’océan pour les poissons. Le mieux est que ce conditionnement soit désiré. « Parmi les tâches actuelles de la standardisation et même de la production, il n’y a donc pas seulement la standardisation des produits mais aussi celle des besoins (il faut que les consommateurs aient soif de produits standardisés) ». Deux forces participent à produire cela :
- Pour combler le fossé entre le produit offert et le besoin, on mobilisela force de la morale, le commandement de la marchandise. Celui qui ne désire pas ce qu’on lui offre est immoral. « Ce que nous devons faire ou renoncer à faire aujourd’hui, si l’on met de côté le peu qu’il subsiste des mœurs des époques antérieures, est défini par ce que nous devons acheter. » Qui tente de se soustraire à certains achats considérés comme des musts sera perçu comme « non-conforme », moralement et politiquement suspect. Le refus d’acheter est « une menace pour les légitimes exigences de la marchandise », qui est pire que le vol. En effet le voleur respecte la morale de la marchandise. « Au contraire, « le simple fait de ne pas posséder de voiture et de pouvoir, par conséquent, être pris en flagrant délit de non-achat, ou plutôt de non-besoin » a conduit l’auteur, au cours d’une promenade à pied (sans but économique, et sans voiture), à être réprimandé et menacé par un policier. On comprend ainsi pourquoi « même ceux qui ne peuvent pas se le permettre achètent les marchandises offertes ».
A cet égard, « rien peut-être ne joue un rôle plus fondamental dans la vie spirituelle de l’homme d’aujourd’hui que la contradiction entre ce qu’il ne peut pas se permettre d’acheter et ce qu’il ne peut pas se permettre de ne pas avoir « . Et si l’on finit par céder c’est pour être alors absolument esclave de la marchandise : « il n’est bien sûr moralement pas question de l’avoir sans profiter au maximum de ce qu’elle peut offrir ». « C’est donc aussi pour des raisons morales que nous acceptons de subir en permanence ce que nous livrent et nous offrent les postes de radio et de télévision, qui peuvent ainsi nous conditionner en permanence ».
- La morale n’est cependant qu’une « force auxiliaire ». La force essentielle est entretenue automatiquement : un phénomène d’accoutumance fait qu’on finit par avoir besoin de ce qu’on a, plutôt que l’inverse. Ainsi, le produit fait naître lui-même le besoin qu’il comble. De plus, il fait naître le besoin d’autre produits. « Qui a besoin de A doit aussi avoir besoin de B, et qui a besoin de B doit aussi avoir besoin de C. (…) A chaque achat, il se vend : chaque achat le fait en quelque sorte entrer par alliance dans une famille de marchandises qui s’accumulent, se reproduisent aussi vite que des lapins et exigent qu’il les entretiennent financièrement ».
C’est « la garantie d’une certaine tranquillité » pour l’individu, qui sait à chaque nouvelle étape quel doit être son prochain désir. Inutile de vouloir limiter cette emprise des marchandises : elles constituent un système solidaire qui est notre monde. « La réussite de la matrice est totale quand toute marchandise, dont l’offre était déjà un « commandement » auquel nous nous sommes pliés, recèle de nouveaux besoins qui deviennent à leur tour nos besoins. Car nos besoins ne sont désormais plus que l’empreinte ou la reproduction des besoins des marchandises elles-mêmes » . ( ... )
26. Résistance tragi-comique : l’homme contemporain se crée des difficultés artificielles comme objets de jouissance.
L’homme à qui on livre un monde sans résistance, éprouve le besoin de reconstituer artificiellement des occupations laborieuses. Il ne peut vivre sans divertissement, au sens pascalien. Or aujourd’hui tout le monde, y compris les ouvriers, appartient à la « classe de loisir » : « même le plus pauvre des cueilleurs de coton du sud des Etats-Unis achète aujourd’hui ses haricots en boite déjà cuisinés ». Notre vie « est doublement aliénée : elle n’est pas seulement faite de travail sans fruit mais aussi de fruits obtenus sans travail » .
Alors l’homme contemporain « produit volontairement des résistances, ou plutôt les fait produire pour lui ». D’où, sur le modèle du sport, « qui n’a pas grandi par hasard en même temps que l’industrie », la prolifération des « hobbies » : bricolage, camping, peinture ou écriture « créatives »… Le comble est que, dialectiquement, la marchandise reprend l’avantage en offrant des produits nouveaux qui visent à « faciliter autant que faire se peut la tâche aux amateurs de hobbies avides de se créer eux-mêmes des difficultés et de les surmonter », et en enseignant « en masse, et même dans des émissions pédagogiques diffusées à la radio, comment « devenir créatif », et donc que les éléments de la créativité sont ainsi livrés usinés à domicile ».
« …Considérations philosophiques sur la radio et la télévision », in L’obsolescence de l’homme (1956), éd. Ivréa, Paris, 2002, pp.117-241.
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