dimanche 10 février 2013

" Retour au meilleur des mondes " par Aldous Huxley ( 1958 )

 En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est produit - le développement d'une immense industrie de l'information, ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes.

 De nombreux historiens, sociologues et psychologues ont écrit de longs volumes, empreints d'une profonde inquiétude, sur le prix que l'Occidental a dû payer et paie encore le progrès technique. Ils font remarquer, par exemple, que l'on ne peut guère s'attendre à voir la démocratie s'épanouir dans des sociétés où le pouvoir politique et économique est peu à peu concentré et centralisé. Mais c'est précisément à cette concentration, à cette centralisation, que conduit le progrès technique. A mesure que le mécanisme de la production en masse est rendu plus efficace, il tend à devenir plus complexe et plus coûteux - donc, moins accessible à un novateur hardi aux moyens limités. ( ... )


« Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement moins propre à assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la raison, la faculté d'aimer; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir. »

Nos « maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais, « gardons-nous », écrit le Dr Fromm, « de définir l'hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l'harmonisation et le bonheur résistent encore ». Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d'entre eux, c'est « parce qu'ils sont si bien adaptés à notre mode d'existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu'ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ». 

Ils sont normaux non pas au sens que l'on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c'est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d'anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s'accommoderaient pas s'ils étaient pleinement humains et s'accrochent encore à « l'illusion de l'individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l'uniformité. Mais « l'uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu'avec la santé mentale... L'homme n'est pas fait pour être un automate et s'il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit ». ( ... )

Il est évident que la Morale Sociale actuelle n'est que la justification a posteriori des conséquences les moins heureuses d'un excès d'organisation, une tentative pathétique pour faire de nécessité vertu, pour tirer une valeur positive d'une déplaisante donnée d'expérience. C'est un système de moralité tout à fait en dehors de la réalité et par conséquent très dangereux. Le tout social dont la valeur est censée être supérieure à celle de ses composants n'est pas un organisme au sens où la ruche et la termitière en sont un. Ce n'est qu'une organisation, un rouage de la mécanique sociale. Il n'existe de valeur qu'en fonction de la vie et de la conscience qu'en prend l'individu; or, une organisation n'est ni consciente, ni vivante, et sa valeur est celle d'un instrument, dérivé. Elle ne saurait être bonne en soi, elle ne l'est que dans la mesure où elle contribue au bien des individus la composant. Lui donner le pas sur les personnes, c'est subordonner la fin aux moyens et ce qui se passe quand on renverse ainsi l'échelle des valeurs a été clairement illustré par, Hitler et Staline. Sous leur hideuse autorité, les fins personnelles étaient soumises aux moyens de l'organisation par un mélange de violence et de propagande, de terreur systématique et de manipulation non moins systématique des esprits.

 Dans les dictatures plus efficaces de demain, il y aura sans doute beaucoup moins de force déployée. Les sujets des tyrans à venir seront enrégimentés sans douleur par un corps d'ingénieurs sociaux hautement qualifiés. Un défenseur enthousiaste de cette nouvelle science écrit « Le défi que relève de nos jours le sociologue est le même que celui des techniciens il y a un demi-siècle. Si la première moitié du vingtième siècle a été l'ère des ingénieurs techniques, la seconde pourrait bien être celle des ingénieurs sociaux ». Et je suppose que le vingt et unième sera celle des Administrateurs Mondiaux, du système scientifique des castes et du Meilleur des Mondes. A la question quis custodiet custodes? - qui gardera nos gardiens, qui organisera les organisateurs techniques? on répond sereinement qu'ils n'ont pas besoin de surveillance. Il semble régner parmi certains docteurs en sociologie la touchante conviction que leurs pairs ne seront jamais corrompus par l'exercice du pouvoir. (... )

Il y a cinquante ans, dans mon enfance, il semblait absolument évident que le mauvais vieux temps était passé, que la torture, les massacres, l'esclavage et la persécution des hérétiques avaient disparu à jamais. Pour des gens qui portaient haut-de-forme, se déplaçaient en train et prenaient un bain quotidien, de pareilles horreurs étaient simplement inconcevables. Nous vivions au vingtième siècle, que diable! Quelques années plus tard, ces mêmes hommes qui se baignaient chaque jour et allaient à l'église en huit-reflets commettaient des atrocités d'une ampleur dont les Asiatiques et les Africains enténébrés n'eussent jamais rêvé. A la lumière de l'histoire récente, il serait stupide de croire que ce genre de choses ne peut pas se reproduire. Il le peut et sans doute il le fera. Mais dans l'avenir immédiat, il y a quelque raison de croire que les méthodes répressives de 1984 céderont le pas aux renforcements et manipulations du Meilleurs des Mondes. (...)

Il y a deux sortes de propagande : la rationnelle d'une part, en faveur d'une action conforme à l'intérêt bien compris de celui qui l'accomplit et de celui à qui elle s'adresse - d'autre part, l'irrationnelle, qui ne sert les intérêts de personne, mais est dictée par la passion et s'adresse à elle. Quand il s'agit d'actes individuels, il existe des motifs plus nobles, plus élevés que l'intérêt, mais quand il faut envisager une action collective dans le domaine de la politique et de l'économie, ce ressort est sans doute le plus puissant de tous. Si les politiciens et leurs électeurs n'étaient mus que par le dessein de servir leur intérêt à long terme et celui de leur pays, ce monde serait un paradis terrestre. En réalité, ils agissent souvent contre leur propre avantage, simplement pour assouvir leurs passions les moins honorables; c'est pourquoi nous vivons dans un lieu de souffrances. (...)

En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l'instruction obligatoire et d'une presse libre ne l'envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s'est produit - le développement d'une immense industrie de l'information, ne s'occupant dans l'ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l'irréel et de l'inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n'avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes. (...)

Dans Le Meilleur des Mondes, les distractions les plus alléchantes sont délibérément utilisées et à jet continu, comme instruments de gouvernement pour empêcher les populations d'examiner de trop près les réalités de la situation sociale et politique. L'autre monde de la religion n'est pas le même que celui du plaisir, mais ils ont assurément en commun le fait de ne pas être « de ce monde ». L'un et l'autre sont des distractions et leur pratique continuelle pourrait faire des deux, selon la formule de Marx, « l'opium du peuple ».

 Seuls les vigilants peuvent sauvegarder leurs libertés et seuls ceux qui ont sans cesse l'esprit présent et l'intelligence en éveil, peuvent espérer se gouverner effectivement eux-mêmes par les procédures démocratiques. Une société dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps, non pas dans l'immédiat et l'avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique, aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer.

" Retour au meilleur des mondes " ( 1958 )

 http://sami.is.free.fr/Oeuvres/huxley_retour_au_meilleur_des_mondes.html


Les plus grands triomphes, en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose, mais en s’abstenant de faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. En s’abstenant simplement de faire mention de certains sujets, en abaissant ce que Mr.Churchill appelle un «rideau de fer» entre les masses et tels faits ou raisonnements que les chefs politiques locaux considèrent comme indésirables, les propagandistes totalitaires ont influencé l’opinion d’une façon beaucoup plus efficace qu’ils ne l’auraient pu au moyen des dénonciations les plus éloquentes, des réfutations logiques les plus probantes. Mais le silence ne suffit pas. Pour que soient évités la persécution, la liquidation et les autres symptômes de frottement social, il faut que les côtés positifs de la propagande soient rendus aussi efficaces que le négatif. Les plus importants des « Manhattan Projects » de l’avenir seront de vastes enquêtes instituées par le gouvernement, sur ce que les hommes politiques et les hommes de science qui y participeront appelleront le problème du bonheur, - en d’autres termes, le problème consistant à faire aimer aux gens leur servitude.  (...)

  tout bien considérer, il semble que l’Utopie soit beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l’eût pu imaginer, il y a seulement quinze ans. À cette époque je l’avais lancée à six cents ans dans l’avenir. Aujourd’hui, il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s’être abattue sur nous dans le délai d’un siècle. Du moins, si nous nous abstenons, d’ici là, de nous faire sauter en miettes. En vérité, à moins que nous ne nous décidions à décentraliser et à utiliser la science appliquée, non pas comme une fin en vue de laquelle les êtres humains doivent être réduits à l’état de moyens, mais bien comme le moyen de produire une race d’individus libres, nous n’avons le choix qu’entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme); ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en particulier, et se développant, sous le besoin du rendement et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie- providence de l’Utopie.

 On paie son argent et l’on fait son choix.

Aldous HUXLEY. 

  LE MEILLEUR DES MONDES ( 1932 ) : Préface (1946)

1 commentaire:

  1. Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

    L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
    Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.






    Bof.

    Permettez moi, à mon humble niveau, de rectifier :

    La différence entre un optimiste et un pessimiste ? L'optimiste pense malheureusement que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.Le pessimiste pense heureusement que c'est faux.

    De rien.

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