samedi 24 décembre 2011

“ Le retour des ordinateurs humains ”

 Aujourd’hui ce sont des contremaîtres de silicium qui supervisent les ordinateurs humains. Ces algorithmes, qui coordonnent les travailleurs branchés sur ces plateformes de travail à la pièce en ligne, sont assez nouveaux et susceptibles de devenir de plus en plus sophistiqués. Les chercheurs sont par exemple en train de créer un logiciel qui permette plus facilement d’assigner les tâches aux travailleurs – ou, pour le dire autrement, de programmer les humains. 





“C’était à la fin de l’été 1937 et la reprise post-crise était en train de caler. Le gouvernement américain avait de l’argent à dépenser pour la relance, mais, l’arrivée de l’hiver étant imminente, peu de projets de construction pouvaient être lancés. Il fut donc décidé de créer des bureaux de poste. L’un d’eux était situé à un étage d’un vieil et poussiéreux immeuble industriel new-yorkais, pas loin de Time square. Il était censé accueillir 300 ordinateurs – mais des êtres humains, pas des machines.
Ces ordinateurs produisaient les calculs nécessaires à la création de tableaux mathématiques, un outil de référence alors indispensable à beaucoup de scientifiques. Les calculs étaient complexes et ces ordinateurs, en grande partie recrutés dans les rangs du prolétariat new-yorkais, ne possédaient que les bases des mathématiques. Les mathématiciens en charge du projet travaillèrent donc à la division des calculs en suite d’opérations simples, dont l’accumulation finissait par donner les résultats recherchés. ( ... )
Jusqu’à récemment. Car depuis quelques années, l’informatique humaine est réapparue. La nouvelle génération des ordinateurs humains est en charge de nouvelles tâches, mais ils ressemblent à leurs prédécesseurs par bien des aspects. Ils sont répartis pour remplir des tâches que les ordinateurs ne peuvent pas remplir. Ils sont employés en grand nombre et sont organisés en chaines de travail rationalisées. Et, comme c’était le cas avant l’ère des ordinateurs électroniques, les fruits de leur travail sont combinés pour générer des résultats qui pourraient difficilement être produits autrement. ( ... )
Mais le meilleur reste à venir. Dans les bureaux de calcul d’antan, les chaînes étaient coordonnées par des cadres, souvent des mathématiciens, qui avaient travaillé à la manière de déconstruire les calculs complexes auxquels les ordinateurs humains allaient s’attaquer. Aujourd’hui ce sont des contremaîtres de silicium qui supervisent les ordinateurs humains. Ces algorithmes, qui coordonnent les travailleurs branchés sur ces plateformes de travail à la pièce en ligne, sont assez nouveaux et susceptibles de devenir de plus en plus sophistiqués. Les chercheurs sont par exemple en train de créer un logiciel qui permette plus facilement d’assigner les tâches aux travailleurs – ou, pour le dire autrement, de programmer les humains. ( ... )

jeudi 8 décembre 2011

" Voyage au bout de la nuit " par Louis-Ferdinand Céline ( 1932 )


Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas.


Il s’endormit d’un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l’air bien ordinaire. Ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants.




 T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C’est pas une vie...


Il y a l’amour, Bardamu !

  • Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! que je lui réponds.

  • Parlons-en de toi ! T’es un anarchiste et puis voilà tout ! »

Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d’ici, et tout ce qu’il y avait d’avancé dans les opinions.

« Tu l’as dit, bouffi, que je suis anarchiste ! Et la preuve la meilleure, c’est que j’ai composé une manière de prière vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles : LES AILES EN OR ! C’est le titre !... » Et je lui récite alors :

Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en l’air, prêt aux caresses, c’est lui, c’est notre maître. Embrassons-nous !

(…)




Les Aztèques éventraient couramment, qu’on raconte, dans leurs temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les offrant ainsi au Dieu des nuages, afin qu’il leur envoie la pluie. C’est des choses qu’on a du mal à croire avant d’aller en guerre. Mais quand on y est, tout s’explique, et les Aztèques et leur mépris du corps d’autrui, c’est le même que devait avoir pour mes humbles tripes notre général Céladon des Entrayes, plus haut nommé, devenu par l’effet des avancements une sorte de dieu précis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant.

(…)




Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat


Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans... Je ne la déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.


(…)



Ainsi, Alcide demandait-il à redoubler son séjour, à faire six ans de suite à Topo, au lieu de trois, pour la petite nièce dont il ne possédait que quelques lettres et ce petit portrait. « Ce qui m’ennuie, reprit-il, quand nous nous couchâmes, c’est qu’elle n’a là-bas personne pour les vacances... C’est dur pour une petite enfant… »

Évidemment Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n’avait l’air de rien. Il avait offert sans presque s’en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l’annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon coeur.

Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas.

Il s’endormit d’un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l’air bien ordinaire. Ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants.

(…)


Le train est entré en gare. Je n’étais plus très sûr de mon aventure quand j’ai vu la machine. Je l’ai embrassée Molly avec tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse. J’avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.
C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi même avant de mourir.

Des années ont passé depuis ce départ et puis des années encore... J’ai écrit souvent à Detroit et puis ailleurs à toutes les adresses dont je me souvenais et où l’on pouvait la connaître, la suivre Molly. Jamais je n’ai reçu de réponse.

La Maison est fermée à présent. C’est tout ce que j’ai pu savoir. Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, d’un endroit que je ne connais pas, qu’elle sache bien que je n’ai pas changé pour elle, que je l’aime encore et toujours, à ma manière, qu’elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma furtive destinée. Si elle n’est plus belle, eh bien tant pis ! Nous nous arrangerons ! J’ai gardé tant de beauté d’elle en moi, si vivace, si chaude que j’en ai bien pour tous les deux et pour au moins vingt ans encore, le temps d’en finir.

Pour la quitter il m’a fallu certes bien de la folie et d’une sale et froide espèce. Tout de même, j’ai défendu mon âme jusqu’à présent et si la mort, demain, venait me prendre, je ne serais, j’en suis certain, jamais tout à fait aussi froid, vilain, aussi lourd que les autres, tant de gentillesse et de rêve Molly m’a fait cadeau dans le cours de ces quelques mois d’Amérique.

(…)


Mais quand on connaît depuis vingt ans la cabine téléphonique du bistrot, par exemple, si sale qu’on la prend toujours pour les chiottes, envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte où qu’on vous a mis.

Les maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu’elles sont, plates façades, leur coeur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. Il n’oserait pas se montrer. Il envoie son gérant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu’il est bien aimable le proprio quand on le rencontre. a n’engage à rien.

La lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Detroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans, c’est nous.

(…)


Au matin donc le tramway emporte sa foule se faire comprimer dans le métro. On dirait à les voir tous s’enfuir de ce côté-là, qu’il leur est arrivé une catastrophe du côté d’Argenteuil, que c’est leur pays qui brûle. Après chaque aurore, ça les prend, ils s’accrochent par grappes aux portières, aux rambardes. Grande déroute. C’est pourtant qu’un patron qu’ils vont chercher dans Paris, celui qui vous sauve de crever de faim, ils ont énormément peur de le perdre, les lâches. Il vous la fait transpirer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. C’est pas donné.

(…)


Robespierre on l’a guillotiné parce qu’il répétait toujours la même chose et Napoléon n’a pas résisté, pour ce qui le concerne, à plus de deux ans d’une inflation de Légion d’Honneur. Ce fut sa torture de ce fou d’être obligé de fournir des envies d’aventures à la moitié de l’Europe assise. Métier impossible. Il en creva.

Tandis que le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves, on peut l’acheter lui, se le procurer pour une heure ou deux, comme un prostitué.

Et puis des artistes en plus, de nos jours, on en a mis partout par précaution tellement qu’on s’ennuie. Même dans les maisons où on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. Les portes en vibrent. C’est à qui frémira davantage et avec le plus de culot, de tendresse, et s’abandonnera plus intensément que le copain. On décore à présent aussi bien les chiottes que les abattoirs et le Mont-de-Piété aussi, tout cela pour vous amuser, vous distraire, vous faire sortir de votre Destinée.

Vivre tout sec, quel cabanon ! La vie c’est une classe dont l’ennui est le pion, il est là tout le temps à vous épier d’ailleurs, il faut avoir l’air d’être occupé, coûte que coûte, à quelque chose de passionnant, autrement il arrive et vous bouffe le cerveau. Un jour, qui n’est rien qu’une simple journée de 24 heures c’est pas tolérable.

(…)


  Son coeur s’est mis à battre de plus en plus vite et puis tout à fait vite. Il courait son coeur après son sang, épuisé, là-bas, minuscule déjà, tout à la fin des artères, à trembler au bout des doigts. La pâleur lui est montée du cou et lui a pris toute la figure. Il a fini en étouffant. Il est parti d’un coup comme s’il avait pris son élan, en se resserrant sur nous deux, des deux bras.

Et puis il est revenu là, devant nous, presque tout de suite, crispé, déjà en train de prendre tout son poids de mort.

On s’est levés nous, on s’est dégagés de ses mains. Elles sont restées en l’air ses mains, bien raides, dressées toutes jaunes et bleues sous la lame:

Dans la chambre ça faisait comme un étranger à présent Robinson, qui viendrait d’un pays atroce et qu’on n’oserait plus lui parler.

(...)


 Le zinc du canal ouvrait juste avant le petit jour à cause des bateliers. L’écluse commence à pivoter lentement sur la fin de la nuit. Et puis c’est tout le paysage qui se ranime et se met à travailler. Les berges se séparent du fleuve tout doucement, elles se lèvent, se relèvent des deux côtés de l’eau. Le boulot émerge de l’ombre. On recommence à tout voir, tout simple, tout dur. Les treuils ici, les palissades aux chantiers là-bas et loin dessus la route voici que reviennent de plus loin encore les hommes. Ils s’infiltrent dans le jour sale par petits paquets transis. Ils se mettent du jour plein la figure pour commencer en passant devant l’aurore. Ils vont plus loin. On ne voit bien d’eux que leurs figures pâles et simples ; le reste est encore à la nuit. Il faudra bien qu’ils crèvent tous un jour aussi. Comment qu’ils feront ?

(...)