lundi 17 août 2009

" Rêves de droite. Défaire l’imaginaire sarkozyste " de Mona Chollet


Dès lors, se demander s’il faut privilégier le personnel ou le collectif, cela revient à se demander s’il faut privilégier l’eau de la vague ou l’eau de la mer. Et concevoir l’individu, ainsi que le fait le libéralisme, comme séparé des autres et de son milieu vital, retranché à l’intérieur de ses limites comme dans une forteresse, cela équivaut à vouloir recréer une vague à l’intérieur d’un aquarium : pas étonnant que le résultat soit un peu minable. 

En 2000, aux États-Unis, un sondage commandé par Time Magazine et CNN avait révélé que, lorsqu’on demandait aux gens s’ils pensaient faire partie du 1 % des Américains les plus riches, 19 % répondaient affirmativement, tandis que 20 % estimaient que ça ne saurait tarder. L’éditorialiste David Brooks l’avait cité dans un article du New York Times intitulé « Pourquoi les Américains des classes moyennes votent comme les riches — le triomphe de l’espoir sur l’intérêt propre » (12 janvier 2003). Ce sondage, disait-il, éclaire les raisons pour lesquelles l’électorat réagit avec hostilité aux mesures visant à taxer les riches : parce qu’il juge que celles-ci lèsent ses propres intérêts de futur riche. Dans ce pays, personne n’est pauvre : tout le monde est pré-riche. L’Américain moyen ne considère pas les riches comme ses ennemis de classe : il admire leur réussite, présentée partout comme un gage de vertu et de bonheur, et il est bien décidé à devenir comme eux. À ses yeux, ils n’accaparent pas des biens dont une part devrait lui revenir : ils les ont créés à partir de rien, et il ne tient qu’à lui de les imiter. Il ne veut surtout pas qu’on les oblige à partager ou à redistribuer ne serait-ce qu’une petite part de leur fortune : cela égratignerait le rêve. (...)

Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la mentalité servile et autodépréciative qui lui interdit de comparer son sort à celui des nantis pour revendiquer sans complexes le partage des richesses. En même temps, il s’identifie à ses semblables, salariés ou chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et solidarité. Le génie du libéralisme a été de renverser ce schéma. Désormais, le travailleur s’identifie aux riches, et il se compare à ceux qui partagent sa condition : l’immigré toucherait des allocs et pas lui, le chômeur ferait la grasse matinée alors que lui se lève à l’aube pour aller trimer (… )

Les ressorts narratifs de la success story sont si familiers, elle est si valorisée et valorisante, que Nicolas Sarkozy et son entourage eux-mêmes ont tout fait pour y conformer leur biographie. Cela a parfois exigé d’eux des trésors d’imagination, par exemple pour s’inventer de ces avanies censées s’être gravées à jamais dans votre mémoire pour vous forger le caractère et aiguillonner votre ambition. Le Nouvel Observateur rapportait ainsi l’« humiliation » du président d’avoir grandi dans — on ne rit pas — le « quartier pauvre de Neuilly » : « Nicolas n’ose pas inviter ses camarades chez lui. Un souvenir le hante : le saumon fumé sous cellophane acheté au Prisunic sur lequel il tombait quand il ouvrait le réfrigérateur familial. Chez ses amis, le saumon fumé venait des meilleurs traiteurs de la ville. » (...)

Faisant état des travaux consacrés au storytelling par un ancien critique de théâtre, Frank Rich, Salmon remarque : « Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce monde ensorcelé que ce soit un critique de théâtre qui ait si efficacement contribué à le démasquer. » Faut-il s’étonner que les meilleurs connaisseurs des pouvoirs de la fiction soient aussi les premiers à s’élever contre son instrumentalisation ? Fondateur du Parlement international des écrivains, Salmon est lui-même l’auteur de plusieurs essais sur ce thème. « Les grands récits qui jalonnent l’histoire humaine, d’Homère à Tolstoï et de Sophocle à Shakespeare, analyse-t-il, racontaient des mythes universels et transmettaient les leçons des générations passées, leçons de sagesse, fruits de l’expérience accumulée. Le storytelling parcourt le chemin en sens inverse : il plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l’espace symbolique de séries et de stories. Il ne raconte pas l’expérience passée, il trace les conduites, oriente les flux d’émotions, synchronise leur circulation. [Il] met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles. » (...)

LE MOI, « UN INTÉRIEUR TISSÉ D’EXTÉRIEUR »

Que nous soyons des êtres sociaux, que nous ayons besoin des autres, c’est une vérité admise par à peu près tout le monde. Mais ce que l’on a en général du mal à concevoir, c’est l’ampleur de notre porosité aux autres. Il semblerait que le moi — les physiciens, d’ailleurs, le confirment — soit une instance beaucoup plus volatile et fluctuante que ce que nos sens et nos habitudes de pensée nous représentent. Si complexe que soit la synthèse qu’il opère, on chercherait en vain à isoler en lui un noyau qui ne serait pas fait d’altérité. La plus belle image de sa véritable nature, c’est peut-être chez le philosophe Nicolas Grimaldi qu’on la trouve : « À travers le moi, tout se révèle, tout se réfléchit, tout s’exprime. Mais par rapport à ce dont il se fait ainsi le médium, le moi est-il autre chose que ce qu’est une vague sur la mer ? Elle se forme de très loin, enfle, monte, se précipite, elle explose, elle se brise ; et pourtant elle n’existe pas. » Dès lors, se demander s’il faut privilégier le personnel ou le collectif, cela revient à se demander s’il faut privilégier l’eau de la vague ou l’eau de la mer. Et concevoir l’individu, ainsi que le fait le libéralisme, comme séparé des autres et de son milieu vital, retranché à l’intérieur de ses limites comme dans une forteresse, cela équivaut à vouloir recréer une vague à l’intérieur d’un aquarium : pas étonnant que le résultat soit un peu minable. (...)

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