vendredi 30 novembre 2018

" Mes amis " par Emmanuel Bove

– Vous êtes donc marié ?
– Non, en ménage seulement.
Ma bonne humeur tomba tout d’un coup. Dix pensées traversèrent mon cerveau en même temps.

Je me souvins de ma chambre, de Lucie, de ma rue. L’avenir me sembla fait d’une suite de journées monotones. Oui, j’en voulais à Billard qu’il eût une femme. Une amitié solide ne pouvait plus nous unir puisqu’une tierce personne la troublerait. J’étais jaloux. Aussi, pourquoi avais-je suivi cet inconnu ? Il m’avait désorienté. À cause de lui, la solitude me pèserait davantage.

Toutes ces réflexions ne m’empêchèrent pas de me raccrocher à un dernier espoir. Peut-être sa maîtresse n’était-elle pas belle ! Il aurait suffi qu’elle fût laide pour que je me remisse.

– Est-elle jolie ? demandai-je en m’efforçant d’avoir l’air distrait.


Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n’en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal. Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C’est inutile : comme les pages d’un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.

Chaque matin, ma voisine chante sans paroles en déplaçant les meubles. Sa voix est amortie par le mur. J’ai l’impression de me trouver derrière un phonographe.
Souvent, je la croise dans l’escalier. Elle est crémière. À neuf heures, elle vient faire son ménage. Des gouttes de lait tachent le feutre de ses pantoufles.

J’aime les femmes en pantoufles : les jambes n’ont pas l’air défendues.
En été, on distingue ses tétons et les épaulettes de sa chemise, sous le corsage.

Je lui ai dit que je l’aimais. Elle a ri sans doute parce que j’ai mauvaise mine et que je suis pauvre. Elle préfère les hommes qui portent un uniforme. On l’a vue, la main sous le ceinturon blanc d’un garde républicain. (...)

Lorsqu’une personne lui parle, il la dévisage, parce qu’il s’imagine qu’elle veut se moquer de lui. Au moindre sourire, il dit : – Vous savez… quatre ans de guerre… moi. Les Allemands ne m’ont pas eu… Ce n’est pas aujourd’hui que vous m’aurez…
Un jour, en passant près de moi, il a murmuré : « Fainéant ! » J’ai pâli et n’ai su que répondre. La peur d’avoir un ennemi m’empêcha de dormir pendant une semaine. Je me figurais qu’il cherchait à me frapper, qu’il m’en voulait à mort.
Pourtant, si M. Lecoin savait comme j’aime les travailleurs, comme leur vie me fait pitié. S’il savait ce que ma petite indépendance me coûte de privations. (…)

Ah ! comme je voudrais être riche !
Le col de fourrure de mon pardessus provoquerait l’admiration, surtout dans les faubourgs. Mon veston serait ouvert. Une chaîne en or traverserait le gilet ; une chaîne d’argent relierait ma bourse à ma bretelle. Mon portefeuille se trouverait dans ma poche-revolver, comme celui des Américains. Un bracelet-montre m’obligerait à faire un geste élégant pour regarder l’heure. Je mettrais mes mains dans les poches de la veste, les pouces en dehors, et non pas, comme les nouveaux riches, aux entournures du gilet.

J’aurais une maîtresse, une actrice.
Nous irions, elle et moi, prendre l’apéritif à la terrasse du plus grand café de Paris. Pour nous faire un passage, le garçon remuerait les guéridons comme des tonneaux. Un morceau de glace flotterait dans nos verres. Le rotin des chaises ne se déroulerait pas.
Nous dînerions dans un restaurant où il y a des nappes et des fleurs sur des tiges inégales.
Elle entrerait la première. Des glaces essuyées renverraient ma silhouette cent fois, comme une lignée de becs de gaz. Quand le maître d’hôtel se courberait pour nous saluer, son plastron se bomberait du ventre au col. Le violon-solo reculerait, s’élancerait en avant sur un tremplin, en se balançant. Des mèches ballotteraient sur ses yeux, comme au sortir d’un bain. (…)

La solitude me pèse. J’aimerais à avoir un ami, un véritable ami, ou bien une maîtresse à qui je confierais mes peines.
Quand on erre, toute une journée, sans parler, on se sent las, le soir dans sa chambre.
Pour un peu d’affection, je partagerais ce que je possède : l’argent de ma pension, mon lit. Je serais si délicat avec la personne qui me témoignerait de l’amitié. Jamais je ne la contrarierais. Tous ses désirs seraient les miens. Comme un chien, je la suivrais partout. Elle n’aurait qu’à me dire une plaisanterie, je rirais ; on l’attristerait, je pleurerais.

Ma bonté est infinie. Pourtant, les gens que j’ai connus n’ont pas su l’apprécier.
Pas plus Billard que les autres.
J’ai connu Henri Billard dans un rassemblement, devant une pharmacie.
Les rassemblements de la rue me causent toujours une appréhension. La crainte de me trouver devant un cadavre en est la raison. Cependant, un besoin qui n’est pas de la curiosité commande à mes pieds. Prêt à fermer les yeux, je me fraye un passage, malgré moi. Aucune exclamation des badauds ne m’échappe : j’essaie de savoir avant de regarder. (…)

Une commerçante, qui guettait la porte ouverte de sa boutique, renseigna le public :
– Tout le monde le connaît dans le quartier. C’est un nain. Les vrais malheureux sont fiers ; ils ne se font pas remarquer. Celui-là n’est pas intéressant : il boit.
C’est alors que mon voisin, à qui je n’avais pas encore prêté attention, observa :
– S’il boit, il a raison.
Cette opinion me plut, mais si j’approuvai, ce fut juste assez pour que cet inconnu le remarquât. (…)

– Voilà où mènent les excès, dit un monsieur qui tenait une paire de gants dont les doigts étaient plats.
– Tant que la révolution n’aura pas balayé la société moderne, il y aura des malheureux, proféra assez bas un vieillard, celui qui tout à l’heure avait conseillé de ne pas pousser.
L’agent, à qui la pèlerine donnait un air énigmatique, parce qu’elle lui cachait les bras, se tourna et les badauds se lancèrent des coups d’œil qui laissaient entendre qu’ils n’étaient pas de l’avis de cet utopiste. (…)

Enfin, il me répondit :
– Pourquoi te ferais-je dépenser de l’argent ? Tu es pauvre, toi.
Je balbutiai pour insister : ce fut inutile.
Billard sortit lentement, en balançant les bras, en boitant un peu, sans doute parce qu’il était resté immobile. Je l’imitai, boitant sans raison.
– Au revoir, Bâton.
Je n’aime pas à quitter une personne avec qui je me suis entretenu, sans savoir son adresse ni où la revoir. Lorsque, malgré moi, cela arrive, je vis pendant plusieurs heures dans une sorte de malaise. La pensée de la mort, que d’habitude je chasse rapidement, me hante. Cette personne, en s’en allant pour toujours, m’a rappelé, j’ignore pourquoi, que je mourrai seul. (…)

– Vous êtes donc marié ?
– Non, en ménage seulement.
Ma bonne humeur tomba tout d’un coup. Dix pensées traversèrent mon cerveau en même temps.
Je me souvins de ma chambre, de Lucie, de ma rue. L’avenir me sembla fait d’une suite de journées monotones. Oui, j’en voulais à Billard qu’il eût une femme. Une amitié solide ne pouvait plus nous unir puisqu’une tierce personne la troublerait. J’étais jaloux. Aussi, pourquoi avais-je suivi cet inconnu ? Il m’avait désorienté. À cause de lui, la solitude me pèserait davantage.
Toutes ces réflexions ne m’empêchèrent pas de me raccrocher à un dernier espoir. Peut-être sa maîtresse n’était-elle pas belle ! Il aurait suffi qu’elle fût laide pour que je me remisse.
– Est-elle jolie ? demandai-je en m’efforçant d’avoir l’air distrait.
Avec l’assurance des gens indélicats, il me répondit qu’elle était superbe et qu’elle possédait, malgré ses dix-huit ans, deux seins de femme. Il me montra même la place, avec ses mains arrondies.
Cette fois, je n’eus plus qu’une idée : partir. L’injustice du sort était vraiment trop grande. Billard avait une verrue, des pieds plats et on l’aimait, tandis que je vivais seul, moi, plus jeune et plus beau.
Jamais nous ne pourrions nous entendre. Il était heureux. Par conséquent, je ne l’intéressais pas. Il valait mieux que je m’en allasse.(…)

Si, réellement, il me trouvait une femme, jeune et belle, qui m’aimât et qui ne fît pas attention à mon linge, pourquoi n’accepterais-je pas ?
– Mais c’est difficile de trouver une femme jolie.
– Pas aujourd’hui ; la mienne a quitté ses ardents pour moi. Je suis heureux avec cette jeunesse.

Je voulais un ami malheureux, un vagabond comme moi, envers qui on n’est tenu à aucune obligation. J’avais cru que Billard était cet ami, pauvre et bon. Je m’étais trompé. À chaque instant, il m’entretenait de sa maîtresse – ce qui me plongeait dans une grande mélancolie. (…)

" L’amour " extrait de " Eloge de la fuite " par Henri Laborit

Avec ce mot on explique tout, on pardonne tout, on valide tout, parce que l’on ne cherche jamais à savoir ce qu’il contient. C’est le mot de passe qui permet d’ouvrir les cœurs, les sexes, les sacristies et les communautés humaines. Il couvre d’un voile prétendument désintéressé, voire transcendant, la recherche de la dominance et le prétendu instinct de propriété. 

C’est un mot qui ment à longueur de journée et ce mensonge est accepté, la larme à l’œil, sans discussion, par tous les hommes. Il fournit une tunique honorable à l’assassin, à la mère de famille, au prêtre, aux militaires, aux bourreaux, aux inquisiteurs, aux hommes politiques. 


Celui qui oserait le mettre à nu, le dépouiller jusqu’à son slip des préjugés qui le recouvrent, n’est pas considéré comme lucide, mais comme cynique. Il donne bonne conscience, sans gros efforts, ni gros risques, à tout l’inconscient biologique. Il déculpabilise, car pour que les groupes sociaux survivent, c’est-à-dire maintiennent leurs structures hiérarchiques, les règles de la dominance, il faut que les motivations profondes de tous les actes humains soient ignorés. Leur connaissance, leur mise à nu, conduirait à la révolte des dominés, à la contestation des structures hiérarchiques. Le mot d’amour se trouve là pour motiver la soumission, pour transfigurer le principe du plaisir, l’assouvissement de la dominance. Je voudrais essayer de découvrir ce qu’il peut y avoir derrière ce mot dangereux, ce qu’il cache sous son apparence mielleuse, les raisons millénaires de sa fortune. (...)

Le seul amour qui soit vraiment humain, c’est un amour imaginaire, c’est celui après lequel on court sa vie durant, qui trouve généralement son origine dans l’être aimé, mais qui n’en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme palpable, ni la voix, pour devenir une véritable création, une image sans réalité. Alors, il ne faut surtout pas essayer de faire coïncider cette image avec l’être qui lui a donné naissance, qui lui n’est qu’un pauvre homme ou qu’une pauvre femme, qui a fort à faire avec son inconscient. C’est avec cet amour-là qu’il faut se gratifier, avec ce que l’on croit être et ce qui n’est pas, avec le désir et non avec la connaissance. Il faut se fermer les yeux, fuir le réel. Recréer le monde des dieux, de la poésie et de l’art, et ne jamais utiliser la clef du placard où Barbe-Bleue enfermait les cadavres de ses femmes. Car dans la prairie qui verdoie, et sur la route qui poudroie, on ne verra jamais rien venir. (…)

Si ce que je viens d’écrire contient une parcelle de vérité, alors je suis d’accord avec ceux qui pensent que le plaisir sexuel et l’imaginaire amoureux sont deux choses différentes qui n’ont pas de raison a priori de dépendre l’une de l’autre. Malheureusement, l’être biologique qui nous gratifie sexuellement et que l’on tient à conserver exclusivement de façon à « réenforcer » notre gratification par sa « possession », coïncide généralement avec celui qui est à l’origine de l’imaginaire heureux. L’amoureux est un artiste qui ne peut plus se passer de son modèle, un artiste qui se réjouit tant de son œuvre qu’il veut conserver la matière qui l’a engendrée. Supprimer l’œuvre, il ne reste plus qu’un homme et une femme, supprimer ceux-là, il n’y a plus d’œuvre. L’œuvre, quand elle a pris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui est du domaine de l’imaginaire, une vie qui ne vieillit pas, une vie en dehors du temps et qui a de plus en plus de peine à cohabiter avec l’être de chair, inscrit dans le temps et l’espace, qui nous a gratifiés biologiquement. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir d’amour heureux, si l’on veut à toute force identifier l’œuvre et le modèle. (…)

Tout homme qui, ne serait-ce que parfois le soir en s’endormant, a tenté de pénétrer l’obscurité de son inconscient, sait qu’il a vécu pour lui-même. Ceux qui ne peuvent trouver leur plaisir dans le monde de la dominance et qui, drogués, poètes ou psychotiques, appareillent pour celui de l’imaginaire, font encore la même chose.e

Alors, le contact humain, la chaleur humaine, qu’en faites-vous ?
— Ce que les hommes ont à communiquer entre eux, la science et l’art, ils ont bien des moyens d’en faire l’échange. J’ai reçu d’eux plus de choses par le livre que par la poignée de main. Le livre m’a fait connaître le meilleur d’eux-mêmes, ce qui les prolonge à travers l’Histoire, la trace qu’ils laissent derrière eux. (…)

Le paternalisme, le narcissisme, la recherche de la dominance, savent prendre tous les visages. Dans le contact avec l’autre on est toujours deux. Si l’autre vous cherche, ce n’est pas souvent pour vous trouver, mais pour se trouver lui-même, et ce que vous cherchez chez l’autre c’est encore vous. Vous ne pouvez pas sortir du sillon que votre niche environnementale a gravé dans la cire vierge de votre mémoire depuis sa naissance au monde de l’inconscient. Puis-je dire qu’il m’a été donné parfois d’observer de ces hommes qui, tant en paroles qu’en action, semblent entièrement dévoués au sacrifice, mais que leurs motivations inconscientes m’ont toujours paru suspectes. 

 Et puis certains, dont je suis, en ont un jour assez de ne connaître l’autre que dans la lutte pour la promotion sociale et la recherche de la dominance. Dans notre monde, ce ne sont pas des hommes que vous rencontrez le plus souvent, mais des agents de production, des professionnels. Ils ne voient pas non plus en vous l’Homme, mais le concurrent, et dès que votre espace gratifiant entre en interaction avec le leur, ils vont tenter de prendre le dessus, de vous soumettre. Alors, si vous hésitez à vous transformer en hippie, ou à vous droguer, il faut fuir, refuser la lutte si c’est possible. 

 Car ces adversaires ne vous aborderont jamais seuls. Ils s’appuieront sur un groupe ou une institution. L’époque de la chevalerie est loin où l’on se mesurait un à un, en champ clos. Ce sont les confréries qui s’attaquent aujourd’hui à l’homme seul, et si celui-ci a le malheur d’accepter la confrontation, elles sont sûres de la victoire, car elles exprimeront le conformisme, les préjugés, les lois socio-culturelles du moment. Si vous vous promenez seul dans la rue, vous ne rencontrerez jamais un autre homme seul, mais toujours une compagnie de transport en commun. (…)

Et le mot d’amour demeure ce terme mensonger qui absout toutes les exploitations de l’homme par l’homme, puisqu’il se veut d’une autre essence que celle des motivations les plus primitives, contre lesquelles d’ailleurs il ne peut rien, pas plus que le mot « bouclier » ne peut protéger des balles.

Les problèmes que pose la vie à chacun de nous, je n’ai trouvé aucun catéchisme, aucun code civil ou moral, capables de m’en fournir les réponses. Le Christ me les a données, mais outre que c’est un Monsieur qui n’est pas très recommandable, je le suspecte parfois de changer de visage avec le client. (…)

Déçus ? Bien sûr vous l’êtes. Entendre parler de l’Amour comme je viens de le faire a quelque chose de révoltant. Mais cela vous rassure en raison même de la différence. Car vous, vous savez que l’esprit transcende la matière. Vous savez que c’est l’amour particulier, comme l’amour universel, qui transportent l’homme au-dessus de lui-même. L’amour qui lui fait accepter parfois le sacrifice de sa vie. « Parrroles, Parroles, Parroles », chuchote Dalida avec cet accent si profondément humain qu’il touche au plus profond du cœur les foules du monde libre. Vous savez, vous, que ce ne sont pas que des mots, que ce qui a fait la gloire des générations qui nous ont précédés, sont des valeurs éternelles, grâce auxquelles nous avons abouti à la civilisation industrielle, aux tortures, aux guerres d’extermination, à la déstructuration de la biosphère, à la robotisation de l’homme et aux grands ensembles.

 Ce ne sont pas les jeunes générations évidemment qui peuvent être rendues responsables d’une telle réussite. Elles n’étaient pas encore là pour la façonner. Elles ne savent plus ce qu’est le travail, la famille, la patrie. Elles risquent même demain de détruire ces hiérarchies, si indispensables à la récompense du mérite, à la création de l’élite. Ces penseurs profonds qui depuis quelque temps peuplent de leurs écrits nos librairies, et que la critique tout entière se plaît à considérer comme de véritables humanistes, sachant exprimer avec des accents si « authentiques » toute la grandeur et la solitude de la condition humaine, nous ont dit : retournons aux valeurs qui ont fait le bonheur des générations passées et sans lesquelles aucune société ne peut espérer en arriver où nous sommes. Sans quoi nous risquons de perdre des élites comme celles auxquelles ils appartiennent, ce qui serait dommage. Qui décidera de l’attribution des crédits, de l’emploi de la plus-value, qui dirigera aussi « humainement » les grandes entreprises, les banques, qui tiendra dans ses mains les leviers de l’État, ceux du commerce et de l’industrie, qui sera capable enfin de perpétuer le monde moderne, tel qu’eux-mêmes l’ont fait ? (…)

 La violence n’a jamais conduit à rien, si ce n’est à la révolution, à la Terreur, aux guerres de Vendée et aux droits de l’Homme et du Citoyen. Sans doute, il y a des bombes à billes, au napalm, les défoliants, les cadences dans les usines, les appariteurs musclés, mais tout cela (pour ne citer qu’eux) n’existe que pour apprendre à apprécier le monde libre à ceux qui ne savent pas ce qu’est la liberté et la civilisation judéo-chrétienne. Conservons la vie, ce bien suprême, pénalisons l’avortement, la contraception, la pornographie (qui n’est pas l’érotisme, comme chacun sait) et favorisons, au nom de la patrie, les industries d’armement, la vente à l’étranger des tanks et des avions de combat, qui n’ont jamais fait de mal à personne puisque ce sont les militaires qui les utilisent. Si parfois ces bombes tuent des hommes, des femmes et des enfants, ceux-là ont déjà pu apprécier les avantages de la vie, en goûter les joies familiales et humaines. Alors que ces pauvres innocents de la curette ou de l’aspirateur ne sauront jamais les joies qu’ils ont perdues, le bonheur de se trouver parmi nous. (…)

 J’aurais pu vous dire que ma motivation profonde depuis mon plus jeune âge avait été de soulager l’humanité souffrante, de trouver des drogues qui guérissent, d’opérer et de panser des plaies saignantes. J’aurais pu vous dire que mon rôle ne s’était pas limité à soigner le corps, mais que j’avais toujours cherché derrière le corps physique à atteindre l’Homme tout entier, moral et spirituel, à grands coups de colloques singuliers payables à la sortie, et derrière chaque individu que j’avais tenté de comprendre, l’humaine condition. À cela, toute mon hérédité familiale m’avait conduit. 

 J’aurais pu vous dire comment, par mon seul mérite, j’avais gravi les échelons d’une carrière honorable, au cours de laquelle bien sûr je m’étais heurté à l’égoïsme souvent, à la bêtise parfois, mais combien tout cela avait été insignifiant comparé à la chaleur humaine, aux contacts humains, aux joies de l’amitié et de l’amour auxquelles je m’étais livré à corps perdu en donnant le meilleur de moi-même. Après la lecture d’un tel livre, vous auriez acquis une haute opinion de l’auteur et de son idéal humain (un idéal peut-il être autre chose qu’humain ?), et dare-dare, devant un tel exemple vous auriez tenté de l’imiter. (…)

Au lieu de cela, vous découvrez un homme qui, suivant les critères qui sont les vôtres, vous dit que nous sommes tous pourris, tous vendus, qu’il n’existe à son avis ni amour, ni altruisme, ni liberté, ni responsabilité, ni mérite qui puissent répondre à des critères fixés d’avance, à une échelle de valeurs humainement conçue, que tout cela est une chienlit pour permettre l’établissement des dominances. Que les choses se contentent d’être, sans valeur autre que celle que lui attribue un ensemble social particulier. Notez qu’il n’a aucun moyen de coercition, aucune inquisition à son service capable de vous obliger « librement » à le croire, et ce n’est pas son insignifiante expérience personnelle qui peut vraisemblablement vous convaincre. (…)

 Mais j’ai découvert aussi que, chose étrange, la mémoire et l’apprentissage faisaient pénétrer les autres dans cette structure, et qu’au niveau de l’organisation du moi, elle n’était plus qu’eux. J’ai compris enfin que la source profonde de l’angoisse existentielle, occultée par la vie quotidienne et les relations interindividuelles dans une société de production, c’était cette solitude de notre structure biologique enfermant en elle-même l’ensemble, anonyme le plus souvent, des expériences que nous avons retenues des autres. Angoisse de ne pas comprendre ce que nous sommes et ce qu’ils sont, prisonniers enchaînés au même monde de l’incohérence et de la mort. 

 J’ai compris que ce que l’on nomme amour pouvait n’être que le cri prolongé du prisonnier que l’on mène au supplice, conscient de l’absurdité de son innocence ; ce cri désespéré, appelant l’autre à l’aide et auquel aucun écho ne répond jamais. Le cri du Christ en croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani » « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». 

 Il n’y avait là, pour lui répondre, que le Dieu de l’élite et du sanhédrin. Le Dieu des plus forts. C’est sans doute pourquoi on peut envier ceux qui n’ont pas l’occasion de pousser un tel cri, les riches, les nantis, les tout-contents d’eux-mêmes, les fiers-à-bras-du-mérite, les héros de l’effort récompensé, les faites-donc-comme-moi, les j’estime-que, les il-est évident que, les sublimateurs, les certains, les justes. Ceux-là n’appellent jamais à l’aide, ils se contentent de chercher des « appuis » pour leur promotion sociale. 

 Car ; depuis l’enfance, on leur a dit que seule cette dernière était capable d’assurer leur bonheur. Ils n’ont pas le temps d’aimer, trop occupés qu’ils sont à gravir les échelons de leur échelle hiérarchique. Mais ils conseillent fortement aux autres l’utilisation de cette « valeur » la plus « haute » dont ils s’affirment d’ailleurs pétris. Pour les autres, l’amour commence avec le vagissement du nouveau-né lorsque, quittant brutalement la poche des eaux maternelle, il sent tout à coup sur sa nuque tomber le vent froid du monde et qu’il commence à respirer, seul, tout seul, pour lui-même, jusqu’à la mort. Heureux celui que le bouche à bouche parfois vient assister.

— Narcisse, tu connais ?




jeudi 29 novembre 2018

" Une idée de l’Homme " extrait de " Eloge de la fuite " par Henri Laborit




Il n’y a que dans les pays où le pouvoir hiérarchique n’est plus lié à la propriété des choses, mais au conformisme idéologique, que les mots reprennent de l’importance et que la culture, qui ne se vend pas, ne peut plus se permettre d’être déviante. En pays capitalistes au contraire, le système, cimenté par la puissance adhésive de la marchandise, accepte, pourvu qu’elle se vende, toute idée, même révolutionnaire. Sa vente ne peut que favoriser la cohésion du système et montrer le libéralisme idéologique de la société qui l’autorise.






Les langages, intermédiaires obligés des relations humaines, ont couvert de leur logique et de leur justification l’établissement des hiérarchies de dominances dont nous avons dit qu’elles étaient fondées sur la recherche inconsciente et individuelle du plaisir, de l’équilibre biologique. Les dominants ont ainsi toujours trouvé de « bonnes raisons pour justifier leur dominance, et les dominés de « bonnes raisons » pour les accepter religieusement ou pour les rejeter avec violence. 

La philosophie et l’ensemble des sciences humaines se sont établies sur la tromperie du langage. Tromperie, car il ne prenait jamais en compte ce qui mène le discours, l’inconscient. Et quand Freud, après d’autres sans doute, est venu le démasquer, comment pouvait-il convaincre, puisque par définition l’inconscient est inconscient ? Comment admettre son existence quand la conscience couvre magiquement tous les rapports humains de sa clarté éblouissante, de sa charpente simple et solide, de sa cohérence avec le monde palpable, tangible ? (...)


L’Homme est enfin, on peut le supposer, le seul animal qui sache qu’il doit mourir. Ses luttes journalières compétitives, sa recherche du bien-être à travers l’ascension hiérarchique, son travail machinal accablant, lui laissent peu de temps pour penser à la mort, à sa mort. C’est dommage, car l’angoisse qui en résulte est sans doute la motivation la plus puissante à la créativité. Celle-ci n’est-elle pas en effet une recherche de la compréhension, du pourquoi et du comment du monde, et chaque découverte ne nous permet-elle pas d’arracher un lambeau au linceul de la mort ? N’est-ce pas ainsi que l’on peut comprendre qu’en son absence celui qui « gagne » sa vie la perd ? (…)

Même en écarquillant les yeux, l’Homme ne voit rien. Il tâtonne en trébuchant sur la route obscure de la vie, dont il ne sait ni d’où elle vient, ni où elle va. Il est aussi angoissé qu’un enfant enfermé dans le noir. C’est la raison du succès à travers les âges des religions, des mythes, des horoscopes, des rebouteux, des prophètes, des voyants extralucides, de la magie et de la science aujourd’hui. Grâce à ce bric-à-brac ésotérique, l’Homme peut agir. (...)

Même en écarquillant les yeux, l’Homme ne voit rien. Il tâtonne en trébuchant sur la route obscure de la vie, dont il ne sait ni d’où elle vient, ni où elle va. Il est aussi angoissé qu’un enfant enfermé dans le noir. C’est la raison du succès à travers les âges des religions, des mythes, des horoscopes, des rebouteux, des prophètes, des voyants extralucides, de la magie et de la science aujourd’hui. Grâce à ce bric-à-brac ésotérique, l’Homme peut agir.(...)

Pour bien des raisons, les sociétés de l’ennui ont besoin de l’art et de la culture, qu’elles séparent de façon péremptoire du travail et de la production. (...)

Il n’y a que dans les pays où le pouvoir hiérarchique n’est plus lié à la propriété des choses, mais au conformisme idéologique, que les mots reprennent de l’importance et que la culture, qui ne se vend pas, ne peut plus se permettre d’être déviante. En pays capitalistes au contraire, le système, cimenté par la puissance adhésive de la marchandise, accepte, pourvu qu’elle se vende, toute idée, même révolutionnaire. Sa vente ne peut que favoriser la cohésion du système et montrer le libéralisme idéologique de la société qui l’autorise. (...)

Cette culture enfin est un amoncellement de jugements de valeur. Comment pourrait-il en être autrement puisque les mécanismes qui permettent à l’homme de voir, d’entendre, de penser, la clef de ses comportements d’attirance ou de retrait, de ses choix comme on dit, a été cachée, dès son enfance, sous son oreiller et qu’il n’a jamais l’occasion de faire son berceau. Sa mère s’en charge. (…)

Cette division elle-même est un phénomène culturel, comme la croyance à l’esprit et à la matière, au bien et au mal, au beau et au laid, etc. Et cependant, les choses se contentent d’être. C’est l’homme qui les analyse, les sépare, les cloisonne, et jamais de façon désintéressée. Au début, devant l’apparent chaos du monde, il a classé, construit ses tiroirs, ses chapitres, ses étagères. Il a introduit son ordre dans la nature pour agir. Et puis, il a cru que cet ordre était celui de la nature elle-même ; sans s’apercevoir que c’était le sien, qu’il était établi avec ses propres critères, et que ces critères, c’étaient ceux qui résultaient de l’activité fonctionnelle du système lui permettant de prendre contact avec le monde : son système nerveux.

L’homme primitif avait la culture du silex taillé qui le reliait obscurément, mais complètement, à l’ensemble du cosmos. L’ouvrier d’aujourd’hui n’a même pas la culture du roulement à billes que son geste automatique façonne par l’intermédiaire d’une machine. Et pour retrouver l’ensemble du cosmos, pour se situer dans la nature, il doit s’approcher des fenêtres étroites que, dans sa prison sociale, l’idéologie dominante, ici ou là, veut bien entrouvrir pour lui faire prendre le frais. Cet air est lui-même empoisonné par les gaz d’échappement de la société industrielle. C’est lui pourtant que l’on appelle la Culture.



lundi 26 novembre 2018

" Nocturne indien " par Antonio Tabucchi



« L’hôtel que vous avez indiqué se trouve dans un quartier misérable », dit-il sur un ton affable, « et la marchandise y est de mauvaise qualité, les touristes qui viennent à Bombay pour la première fois tombent souvent dans des endroits peu recommandables, je vous conduis à un hôtel plus indiqué pour un monsieur comme vous.» 


Il cracha par la fenêtre et me fit un clin d’œil. « Et où la marchandise est de première qualité. » Un sourire visqueux et complice s’étala sur son visage, et cela me plut encore moins. (...)




Elle se mit à énoncer des chiffres d’une voix neutre et détachée, mais je ne compris pas très bien de quoi il s’agissait et la priai de répéter. C’était une liste de prix. Les seuls chiffres que je compris étaient le premier et le dernier : de treize à quinze ans trois cents roupies, plus de cinquante ans cinq roupies.
« Les filles sont dans la petite salle au premier étage », conclut-elle.
Je sortis la lettre de ma poche et lui fis voir la signature. Je me souvenais parfaitement du nom, mais je préférais le lui montrer écrit en toutes lettres, pour qu’il n’y eût pas de malentendu. « Vimala Sar », dis-je, « je veux une fille qui s’appelle Vimala Sar. »Elle jeta un bref coup d’œil vers les deux jeunes assis sur le divan. « Vimala Sar ne travaille plus ici », dit-elle, « elle est partie. »
« Où est-elle allée ? » demandai-je.
« Je ne sais pas », répondit-elle, « mais nous avons des filles plus belles qu’elle. »
La chose ne s’annonçait pas très bien. Du coin de l’œil il me sembla voir les deux jeunes gens faire un léger mouvement, mais peut-être était-ce seulement une impression.
« Trouvez-la-moi », dis-je rapidement, « j’attends dans ma chambre. » Par bonheur, j’avais dans la poche deux billets de vingt dollars. Je les mis au milieu de ses petites pierres colorées et repris ma valise. Alors que je montais l’escalier, j’eus une soudaine inspiration, dictée par la peur. « Mon ambassade sait que je suis ici », dis-je à voix haute. (...)

« Comment s’appelait-il ? »
« Il s’appelait Xavier », répondis-je.
« Comme le missionnaire ? » demanda-t-il. Et il ajouta ensuite : « Il n’est pas anglais, n’est-ce pas ? »
« Non », répondis-je, « il est portugais, mais il n’est pas venu en tant que missionnaire, c’est un Portugais qui s’est perdu en Inde. »
Le médecin hocha la tête en signe d’approbation. Il avait une demi-perruque brillante qui changeait de place chaque fois qu’il remuait la tête, comme une calotte de caoutchouc. « En Inde beaucoup de gens se perdent », dit-il, « c’est un pays qui est fait exprès pour cela. » Je dis : « En effet. » Et je le regardai, et lui aussi il me regarda d’un air absent, comme si sa présence était due au hasard, comme si tout était dû au hasard, parce qu’il devait en être ainsi.(...)

Le couloir était très long, peint d’un bleu maussade. Le sol était noir de cafards qui éclataient sous nos pas, malgré nos efforts pour ne pas les écraser. « Nous les exterminons », dit le médecin, « mais un mois après il y en a de nouveau, les murs sont imprégnés de larves, il faudrait démolir l’hôpital. »(...)

« Que faisait M. Janata Pinto ? » me demanda-t-il en écartant le rideau du vestibule.
J’eus envie de dire : « traducteur simultané », et c’est peut-être ce que j’aurais dû dire. Mais je dis au contraire : « il écrivait des histoires ».
« Ah ! » fit-il, « attention, ici il y a une marche. De quoi elles parlaient ? »
« Eh bien », dis-je, « je ne saurais pas tellement comment vous expliquer, disons qu’elles parlaient de choses ratées, d’erreurs, l’une d’elles par exemple parlait d’un homme qui passe sa vie à rêver d’un voyage et le jour où il a enfin l’occasion de le faire, ce jour-là, il s’aperçoit qu’il n’a plus envie de le faire. »(...)

La chaleur est insupportable », dis-je, « et les ventilateurs ne marchent pas, c’est incroyable. »
« À Bombay, la tension est très basse la nuit », me répondit-il.
« Et pourtant vous avez un réacteur nucléaire à Trombay, j’ai vu la cheminée depuis le bord de mer. »
Il me sourit très faiblement. « Presque toute l’énergie est utilisée par les usines, et aussi par les hôtels de luxe et par le quartier de Marine Drive, ici nous devons nous contenter de ça. » Il se mit à marcher dans le couloir et prit la direction opposée à celle par laquelle nous étions arrivés. « L’Inde est ainsi faite », conclut-il.(...)

Les seuls habitants de Bombay qui ne s’inquiètent pas des « conditions d’admission » en vigueur au Taj Mahal sont les corbeaux. Ils descendent lentement sur la terrasse de l’Inter-Continental, se prélassent sur les fenêtres moghul du bâtiment le plus ancien, se perchent sur les branches des manguiers du jardin, sautillent sur l’impeccable tapis d’herbe qui entoure la piscine. Ils iraient jusqu’au bord pour boire, ou bien ils piqueraient du bec le zeste d’orange des verres de martini, si un serviteur en livrée parfaitement zélé n’était là pour les chasser avec une batte de cricket, figurant d’un match absurde mis en scène par un artiste farfelu. Il faut faire attention aux corbeaux, car ils ont le bec très sale. La municipalité de Bombay a dû pourvoir de couvercles les énormes citernes d’eau de la ville : il est arrivé en effet que ces oiseaux, qui se chargent de réintroduire dans le « circuit vital » les cadavres que les Parsis exposent sur les Tours du Silence (ces tours sont nombreuses dans la zone de Malabar Hill), laissent tomber dans l’eau quelque gros morceau.(...)

« Je suis allé à Mahabalipuram et à Kanchipuram », dis-je, « j’ai vu tous les temples. »
« Vous avez dormi là-bas ? »
« Oui, dans un petit hôtel d’État très bon marché, c’est tout ce que j’ai trouvé. »
« Je le connais », dit-il. Puis il me demanda : « Qu’est-ce que vous avez le plus aimé ? »
« Beaucoup de choses, mais peut-être le temple de Kailasantha. Il a quelque chose de triste et de magique. »
Il secoua la tête. « C’est une étrange définition », dit-il. Puis il se leva avec calme et murmura : « Je crois qu’il se fait tard, j’ai encore beaucoup de choses à écrire cette nuit, permettez-moi de vous raccompagner. »

Je me levai et il me précéda dans le long couloir jusqu’à la porte d’entrée. Je m’arrêtai un instant dans le hall et nous nous serrâmes la main. Tout en sortant, je le remerciai brièvement. Il sourit et ne répondit pas. Et puis, avant de fermer la porte, il me dit : « La science aveugle laboure des terres stériles, la foi folle vit le rêve de son culte, un dieu nouveau n’est qu’un mot, ne crois pas, ne cherche pas : tout est occulte. » Je descendis les marches et fis quelques pas dans l’allée de gravier. Puis je compris brusquement, et me retournai rapidement : c’étaient les vers d’un poème de Pessoa, mais il les avait dits en anglais, c’est pourquoi je ne les avais pas reconnus tout de suite. Le poème s’intitulait Noël. Mais la porte était déjà fermée et le serviteur, au bout de l’allée, m’attendait pour fermer le portail.