dimanche 14 janvier 2018

" La Nature humaine: une illusion occidentale " par Marshall Sahlins



Au cours de ces dix ou vingt dernières années, l’enseignement connu sous le nom de «civilisation occidentale» a progressivement perdu de son importance dans le cursus des étudiants américains. L’objectif de cet ouvrage est d’accélérer ce processus en réduisant la «civi occidentale» à trois heures de lecture. J’en appelle au principe nietzschéen: les grands problèmes sont comme des bains d’eau glacée, il faut en sortir aussi rapidement qu’on y entre. 



Depuis plus de deux mille ans, ceux qu’on appelle les «Occidentaux» ont toujours été hantés par le spectre de leur nature: à moins de la soumettre à quelque gouvernement, la résurgence de cette nature humaine cupide et violente livrerait la société à l’anarchie. La théorie politique de l’animal sans foi ni loi a souvent pris deux partis opposés: ou bien la hiérarchie, ou bien l’égalité; ou bien l’autorité monarchique, ou bien l’équilibre républicain; ou bien un système de domination idéalement capable de mettre un frein à l’égoïsme naturel des hommes grâce à l’action d’un pouvoir extérieur, ou bien un système auto-régulé où le partage égal des pouvoirs et leur libre exercice parviendraient à concilier les intérêts particuliers avec l’intérêt commun. Au-delà du politique, nous trouvons là un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel des choses: on retrouve en effet une même structure anarchique originaire entre des éléments qu’on ordonne soit à l’aide d’une hiérarchie, soit par l’égalité; ce système vaut aussi bien pour l’organisation de l’univers, que pour celle de la cité, et intervient même dans la conception de la santé du corps humain. Il s’agit d’une métaphysique propre à l’Occident, car la distinction entre nature et culture qu’elle suppose définit une tradition qui nous est propre, nous démarquant de tous les peuples qui considèrent que les bêtes sont au fond des êtres humains, et non que les humains sont au fond des bêtes. Pour ces derniers, il n’est pas de «nature animale» que nous devrions maîtriser. Et ils ont raison, car l’espèce humaine telle que nous la connaissons, l’homo sapiens, est née il y a relativement peu de temps dans une histoire culturelle de l’homme beaucoup plus ancienne. La paléontologie en témoigne: nous sommes, nous aussi, des animaux de culture; notre patrimoine biologique est déterminé par notre pouvoir symbolique. Notre esclavage involontaire aux penchants animaux est une illusion ancrée dans la culture. (...)


Je m’inscris en faux contre le déterminisme génétique, si en vogue aux États-Unis aujourd’hui, et qui prétend expliquer la culture par une disposition innée de l’homme à rechercher son intérêt personnel dans un milieu compétitif. Cette idée est soutenue par les «sciences économiques» qui considèrent que les individus ne cherchent qu’à assouvir leurs désirs par un «choix rationnel», sans parler des sciences du même acabit, et pourtant si populaires, comme la psychologie évolutionniste et la sociobiologie qui font du «gène de l’égoïsme» le concept fourre-tout de la science sociale. Mais, comme Oscar Wilde le disait à propos des professeurs, l’ignorance est le fruit d’une longue étude. Oubliant l’histoire et la diversité des cultures, ces fanatiques de l’égoïsme évolutionniste ne remarquent même pas que derrière ce qu’ils appellent la nature humaine se cache la figure du bourgeois. À moins qu’ils ne célèbrent leur ethnocentrisme en prenant nos us et coutumes pour des preuves de leurs théories du comportement humain. Pour ces sciences-là, l’espèce, c’est moi.

Prétendre que la méchanceté innée de l’homme est propre à la pensée occidentale va aussi à l’encontre du discours dominant, j’entends par là le postmodernisme et son désir d’indétermination. Cette affirmation doit être nuancée. On pourrait tout aussi bien trouver des idées similaires dans d’autres systèmes étatiques qui aspirent à contrôler leurs populations, par exemple dans la pensée confucéenne, où l’hypothèse selon laquelle l’homme est bon par nature (Mencius) ou capable par nature de faire le bien (Confucius) côtoie l’hypothèse inverse, celle de la méchanceté naturelle de l’homme (Hsün Tzu). Et pourtant, je pense que de toutes les traditions, pensée chinoise incluse, la tradition occidentale est celle qui méprise le plus l’humanité et la misérable cupidité originelle de notre nature, en soutenant que la nature s’oppose à la culture. (...)


Quand dans le fameux «dialogue mélien» relaté par Thucydide, les Athéniens invoquent la même loi de domination, on pourrait penser que le recours à la «nature humaine» a exactement la même fonction que dans l’Occident moderne, une justification toute prête de pratiques culturelles amorales comme la soumission des femmes, la monogamie sérielle ou l’amour de l’argent. En rendant la nature responsable, chacun se dédouane de tout conflit moral (par exemple entre l’impérialisme et l’égalité démocratique [isonomie]), en particulier quand il en est l’acteur. C’est ainsi que les Athéniens font comme s’ils n’avaient pas d’autre choix que de dominer les faibles Méliens. Car leur impérialisme n’est rien d’autre que l’expression de la loi universelle et éternelle de la nature:

Nous croyons, étant donné ce qu’on peut supposer des dieux et ce qu’on sait avec certitude des hommes, que les uns et les autres obéissent nécessairement à une loi de nature qui les pousse à dominer les autres, chaque fois qu’ils sont les plus forts. Cette loi, ce n’est pas nous qui l’avons faite et nous ne sommes pas les premiers à l’avoir mise en application une fois qu’elle a été établie. D’autres l’ont transmise et nous lui obéissons, comme feront tous ceux qui viendront après nous. Nous savons que vous-mêmes ou tout autre peuple, vous n’agiriez pas autrement si vous disposiez d’une puissance comparable à la nôtre. (...)


En résumé, dans les relations de parenté, les autres deviennent une propriété de ma propre existence, et vice-versa. Je ne parle pas ici d’un échange de points de vue, qui selon les phénoménologues définit toutes les relations sociales directes. Je veux parler de l’intégration de certaines relations qui conditionnent la participation de l’autre dans ma propre existence. Si «je suis l’autre», alors l’autre me concerne.

En tant que membres les uns des autres, ceux qui sont liés par ces relations vivent la vie de leurs parents, et meurent avec eux. On travaille et on agit en termes de relations, au nom de son enfant, de son cousin germain, de son mari, du membre de son clan, du frère de sa mère, etc.: l’autre est toujours à l’horizon. À ce propos, Marilyn Strathern remarque qu’en Nouvelle-Guinée, ni l’agentivité [agency], ni l’intentionnalité n’est la simple expression de l’individualité, au sens où l’être de l’autre est la condition interne de l’activité de chacun. Cela ne s’applique pas seulement au travail, mais aussi à la consommation qui «n’est pas seulement une question de substitution de soi», écrit Strathern, «mais de reconnaissance et de contrôle des relations». Contrairement à l’individualisme bourgeois traditionnel, le corps n’est pas une propriété privée de l’individu. «Le corps est sous la responsabilité d’une micro-communauté qui le nourrit et prend soin de lui», écrit Anne Becker à propos des Fidjiens; «par conséquent, donner une forme au corps relève davantage de la communauté que de l’individu.»

 Le village se soucie et commente l’apparence des corps, car le corps traduit la capacité de la communauté à s’occuper de ses membres, et la capacité des individus à servir les autres. Dans des communautés de parenté, le corps est un corps social, un lieu d’empathie, de souci et de responsabilité envers autrui, comme il est réciproquement dévoué au bien-être d’autrui. Il s’ensuit qu’il n’y a aucune expérience exclusivement individuelle; au sens où les personnes sont membres les uns des autres, toutes les expériences sont partagées. Non pas dans la sensation, mais bien au niveau du sens: le corps est le moyen que les hommes utilisent pour exprimer le sens des événements. «L’expérience se diffuse entre les personnes», écrit Maurice Leenhardt à propos de la Nouvelle-Calédonie, «elle n’est pas spécifiquement individuelle.» Quand une personne est malade, elle souffre d’une transgression morale ou religieuse commise par ses parents, ce qui est un phénomène commun en ethnologie. Nombreuses sont les sociétés où les parents doivent être dédommagés pour les blessures d’un des leurs (davantage lorsqu’il meurt, moins lorsqu’il se fait couper les cheveux). Souvent, les parents par alliance du défunt ou du blessé reçoivent un droit de compensation spécifique, car ils sont la source de sa vie. On peut lire ainsi à propos des Tlingit de la côte du Nord-Est:

Parce qu’ils sont très liés les uns aux autres, tous les membres du clan sont affectés lorsque l’un d’entre eux subit un affront ou est blessé physiquement, sans parler de sa mort. Si le membre d’un clan se blesse lui-même, non seulement il doit offrir un festin et des présents à la «partie opposée» [c’est-à-dire aux parents par alliance de l’autre moitié], mais on attend également qu’il offre un festin pour les membres de son propre clan, pour les dédommager de l’embarras que cause son enlaidissement. (...)


Si notre univers est enchanté, il n’en demeure pas moins ordonné à partir de la distinction entre nature et culture, et cette distinction n’est sans doute évidente que pour nous-mêmes. Après son tour du monde ethnographique, Philippe Descola conclut:
La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés; l’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome; les plantes et les animaux, les rivières et les rochers, les météores et les saisons n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité.

Au moins, les plantes et les animaux qui ont un sens pour les gens, ainsi qu’un paysage, les corps célestes, les phénomènes météorologiques, et même certains artefacts, sont des êtres comme eux: des personnes, qui possèdent certaines qualités humaines, et même parfois leur apparence, comme dans les rêves ou dans les visions. Comme les êtres humains, ces autres personnes sont dotées d’une âme ou sont animées d’un esprit, d’où leur capacité de conscience, d’intelligence, d’intentionnalité, de mobilité, d’émotivité, ainsi que leur capacité à communiquer un sens entre eux ou aux hommes. C’est un univers d’humanité immanente, pour reprendre les mots de Viveiros de Castro, où les «relations entre les personnes humaines et ce que nous appelons la “nature” revêtent les traits de relations sociales». Ou bien, comme on l’a dit du peuple Cree par exemple, «les personnes humaines ne vivent pas dans et contre une nature inerte, mais sont plutôt des espèces de personnes qui font partie d’un réseau d’interactions personnelles». (...)


Même les blancs avaient bonne réputation dans la généalogie des Maori. Ce qui n’est pas le cas dans le système personnel des chasseurs-cueilleurs Chewong de Malaisie. Comme l’a rapporté Signe Howell, les Chewong pensent qu’ils sont plus proches de certaines personnes non humaines, y compris les artefacts, que des blancs ou d’autres hommes plus éloignés dans l’espace. Les plantes, les animaux, les objets et les esprits avec lesquels ils partagent leurs maisons et leurs coutumes, ce sont «notre peuple», contrairement aux Malais, aux Chinois, aux Européens ou autres aborigènes qui sont «d’autres peuples», vivant selon d’autres lois et qui parlent une autre langue, en dehors du monde des Chewong. Manifestement, les schèmes de la personnalité varient. Certains établissent des différences de degré entre les espèces, tout comme dans un groupe humain il se peut qu’on ne considère pas les nouveau-nés, les vieillards et les aliénés comme de véritables personnes. 

Un vieux chasseur Youkaguire de Sibérie expliqua à Rane Willerslev que les animaux, les arbres et les rivières étaient «des hommes comme nous», car ils bougent, ils croissent et ils respirent parce qu’ils ont deux âmes. Les pierres, les skis et la nourriture en revanche, même s’ils sont vivants, ne possèdent qu’une seule âme et sont donc immobiles; ils ne sont pas semblables aux personnes humaines, même si dans la pratique, ces différences peuvent ne pas s’appliquer. Ces systèmes de la personnalité évoquent le système de classification chinoise imaginé par Jorge Luis Borges. L’«ontologie ojibwée», décrite par Irving Hallowell dans un article fondamental, inclut dans la notion de «personne» le soleil, la lune, les bouilloires, les quatre vents, les pipes, certains coquillages, le coup de tonnerre, quelques pierres et silex. D’après l’étude ethnographique classique de Waldemar Bogoras, on apprend que les peuples de l’est de la Sibérie ne se trompent pas quand ils pensent que les ombres sur les murs de leurs caves sont réelles; ils savent que ces ombres sont des tribus qui vivent dans des loges à l’intérieur de leur propre pays, et qui subsistent en chassant. (...)


Il en va de même pour d’autres besoins, pulsions ou dispositions naturelles, qu’elles soient nutritives, agressives, sociables ou compatissantes; toutes ont une signification symbolique et obéissent à un système culturel. Selon la circonstance, l’agression ou la domination se manifesteront différemment; par exemple à la phrase «Passez une bonne journée», un New-Yorkais répondra: «ne me dites pas ce que j’ai à faire !» Nous faisons la guerre sur les pelouses d’Eton, nous nous battons à coup de jurons et d’insultes, nous exerçons notre domination en faisant des cadeaux qui interdisent la réciproque ou en écrivant des recensions cinglantes des livres de nos ennemis de l’Université. Les Eskimos disent que les cadeaux produisent des esclaves, comme le fouet produit des chiens. Qu’on le pense, ou pas, le fait de dire que les cadeaux font des amis – un proverbe qui comme pour les Eskimos va à l’encontre de notre économie – implique que nous soyons nés avec des «âmes d’eau», attendant de manifester notre humanité, pour le meilleur ou pour le pire, à l’occasion d’expériences qui ont un sens dans un certain mode de vie. Mais nous ne sommes pas condamnés, comme nos anciens philosophes ou nos scientifiques modernes le disent, à une nature humaine irrépressible, qui nous pousserait à chercher toujours notre avantage aux dépens d’autrui, et au risque de détruire notre existence sociale.

Tout cela n’a été qu’une longue erreur. Je conclus modestement en disant que la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé, mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger. 


https://download.tuxfamily.org/defi/pdf/La%20Nature%20humaine%3A%20une%20illusion%20occidentale.pdf

http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=++Sahlins&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All

mardi 9 janvier 2018

« L’ordinateur est complètement con » par Gérard Berry

La langue m’intéresse aussi parce que, qu’est-ce que programmer un ordinateur ? C’est parler à quelqu’un de totalement obéissant, qui ne pose jamais de question, qui ne s’ennuie jamais. Quand on y pense, c’est une activité belle et absurde de parler à un abruti aussi absolu que l’ordinateur.


Gary Jules - Mad World 


Vous dites : « Ça permet à l’homme de faire des choses qu’il est incapable de faire. » Sans doute. Mais en même temps, on a connu des déceptions sur la capacité de l’ordinateur à faire des choses que les hommes font assez facilement. C’est tous les errements de ce qu’on appelle l’intelligence artificielle.
Je n’ai jamais été déçu par l’intelligence artificielle parce que je n’ai pas cru une seule seconde en l’intelligence artificielle. Jamais.
Je n’ai jamais cru que les robots pourraient faire des actions intelligentes. On dit : « Mais l’ordinateur sait jouer aux échecs. » Oui, ça prouve que les échecs sont un jeu facile, c’est tout. C’est dur pour les hommes, mais ce n’est pas dur en soi. Un homme ne sait pas faire une addition. En revanche, il sait composer de la musique.
Et est-ce qu’aujourd’hui, vous changez d’avis en voyant les progrès de ces dernières années en intelligence artificielle ? 
Non. Bien sûr, l’intelligence artificielle a énormément apporté à l’informatique. Des concepts fondamentaux comme les langages fonctionnels, les langages objets, le traitement de l’image, l’interface homme-machine sont nés de gens qui pensaient faire de l’intelligence artificielle, et qui souvent s’en sont écartés. 
Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. L’homme est lent, peu rigoureux et très intuitif. L’ordinateur est super rapide, très rigoureux et complètement con. On essaie de faire des programmes qui font une mitigation entre les deux. Le but est louable. Mais de là à y arriver...
Vous dites que les hommes vous ont déçu. En quoi ? 
En France, on n’a pas cru en l’informatique. On a dit que c’était une mode et que ça allait passer. Ça, ça m’a beaucoup déçu. Dans les années 80, dans les grandes écoles, on se demandait si l’informatique était un sujet ou pas. En 1985, à l’X [surnom de Polytechnique, ndlr], on se demandait encore s’il fallait l’enseigner. Dans d’autres écoles, on se posait encore ces questions en 2000.
Comment vous l’expliquez  ? 
La France est un pays minier, orienté vers la matière et l’énergie. On a fait le TGV, l’Airbus, mais on n’a jamais fabriqué un ordinateur décent. Raisonner sur la matière et l’énergie, et raisonner sur l’information, c’est très différent.
Et quelles sont les conséquences de cet aveuglement  ? 
On le paie par des retards considérables. Sur la scène industrielle, on a beau expliquer qu’on est très forts et très innovants, les autres n’ont pas l’air au courant. 
En logiciel, on n’a jamais trop existé, sauf dans des domaines très précis où on est très forts. Mais regardez l’imagerie médicale, on était leader mondial et on s’en est séparé, parce qu’on a considéré que c’était un domaine sans avenir.
Ça, c’est de l’ordre de l’erreur industrielle, mais en quoi est-ce aussi une erreur intellectuelle  ? 
Dans toute révolution, quand on est derrière, on a l’air con. Et on le voit très bien dans le système de décision français où les gens sont très ignorants de l’informatique ; on y parle des problèmes du passé.
Par exemple, on vient de se rendre compte qu’il y avait des problèmes de sécurité des données personnelles dans les réseaux. Il est temps. Sauf que que les vrais problèmes de sécurité, ils vont se poser maintenant dans les voitures et dans les systèmes intégrés.
Pourquoi les systèmes embarqués et les objets connectés vont-ils poser des problèmes de sécurité informatique ? 
Déjà parce qu’il y a beaucoup plus d’objets que d’hommes. La plupart des ordinateurs sont embarqués, il faut s’y faire. 98% de l’informatique est dans les objets, sans contact direct avec l’homme.
C’est très bien de s’inquiéter de la sécurité de son téléphone, mais les freins de sa bagnole, c’est autrement plus critique. Or des gens ont montré qu’on pouvait prendre le contrôle des freins et les désarmer, à distance. Tout ça est ignoré. Il serait temps de s’occuper de ce problème avant qu’il ne devienne vraiment emmerdant.
Pour un informaticien, en quoi la sécurité informatique pose un problème théorique intéressant  ? 
C’est un des problèmes les plus durs à résoudre parce qu’on doit prouver qu’un système marche contre un ennemi omnipotent. Or l’omnipotence est, par essence, indéfinissable.
Prenons un algorithme de cryptage comme RSA. On peut montrer qu’en 4096 bits, la complexité des calculs nécessaires pour le casser est inaccessible aux machines actuelles. C’est donc un code sûr. Mais, en fait, pas vraiment. Adi Shamir, le S de RSA, a réussi à casser un code 4096 bits en écoutant le bruit que faisait son ordinateur sur un téléphone. C’est ce qu’on appelle un canal caché. On n’avait pas pensé à ça.
La sécurité informatique consiste à montrer qu’un truc marche contre un ennemi dont on ne connaît pas les armes. C’est donc un problème scientifiquement impossible, parce qu’on ne peut pas le poser correctement.
La sécurité informatique est donc une discipline vouée, soit à une paranoïa folle consistant à imaginer l’inimaginable, soit à l’échec  ? 
Au contraire, elle est vouée au compromis. Son postulat c’est : toute attaque est imaginable, mais il faut la rendre trop chère. Un système est sûr non pas quand il est inattaquable – ce qui est théoriquement impossible –, mais quand ça coûte trop cher de l’attaquer.
La sécurité informatique consiste d’abord à s’assurer que les algorithmes ne sont pas faux. Un algorithme faux est une faille.
Et vous avez beaucoup travaillé sur le bug. Une question bête  : comment est-il encore possible qu’il y ait des bugs  ? 
La question serait plutôt  : comment est-il possible qu’il n’y en ait pas  ? 

Au départ, on a toujours la même opposition : l’homme qui va penser le programme, l’écrire et le tester. Et l’ordinateur qui va l’exécuter. L’homme est incomplet, incapable d’examiner les conséquences de ce qu’il fait. L’ordinateur, au contraire, va implémenter toutes les conséquences de ce qui est écrit. Si jamais, dans la chaîne de conséquences, il y a quelque chose qui ne devrait pas y être, l’homme ne s’en rendra pas compte, et l’ordinateur va foncer dedans. C’est ça le bug.

Un homme n’est pas capable de tirer les conséquences de ses actes à l’échelle de milliards d’instructions. Or c’est ça que va faire le programme, il va exécuter des milliards d’instructions.

Mais il existe des méthodes mathématiques, et informatisées, qui permettent de faire des calculs dont le principe est proche de celui de raisonnements humains, avec en plus les caractéristiques de l’informatique, c’est-à-dire sans aucun humour, sans aucune fatigue, et sans aucune erreur.

Ces programmes ne consistent donc pas à tester dans toutes ses possibilités ? 

C’est beaucoup plus malin de faire autrement. Avec un autre ordre de preuve. Comme en mathématiques.

Prenons le très vieux théorème grec : « Il existe une infinité de nombres premiers. » C’est impossible à prouver par l’énumération, puisqu’il faudrait un temps infini. On va donc utiliser les mathématiques. Les mathématiques consistent à avoir des arguments d’un autre ordre pour montrer qu’il existe une infinité de nombres premiers.
De plus en plus, on a recours à ce type de preuves – dites formelles – pour vérifier la solidité des programmes informatiques.
Comment expliquez-vous alors que quand on achète un smartphone, il y ait des bugs dans les applications, le système d’exploitation, etc.  ? 
Parce que tout ça est fabriqué par des hommes qui n’ont pas la préoccupation de faire juste.
Pourquoi  ? 
Parce que leur préoccupation est de faire des sous. Et que ça ne dérange pas trop les clients. Un smartphone qui a des bugs, on le reboote, et voilà.
Dans un smartphone, il y a approximativement 50 millions de lignes de code. C’est gigantesque. On ne peut pas imprimer 50 millions de lignes de code. Il faudrait 500 000 pages de chacune 100 lignes. Sur ces 50 millions, la moitié ont été écrites par des débutants. Et puis, quand les applis sont mises en service, elles ne sont pas cuites. C’est comme si quelqu’un ouvrait un resto et apprenait la cuisine en même temps.
Ça ne marche avec les smartphones que parce que les gens sont très tolérants. On est beaucoup moins tolérant dans un avion.
Et pourtant, même dans les avions où les systèmes embarqués sont très sûrs, il peut y avoir des accidents à cause de problèmes de sondes, comme dans le cas du Rio-Paris...
Les sondes Pitot, c’est un capteur majeur. Si on ne donne pas la bonne information à l’informatique, elle fait n’importe quoi. Mais ce n’est pas un problème informatique à proprement parler. Les accidents sont rarement le fait de problèmes strictement informatiques. Le plus souvent, c’est le fait de l’interaction homme-machine.
Dans l’avion classique, l’homme a des sensations. Avec un système embarqué, il n’a pas de sensation. Dans le cas de cet accident, on peut supposer que les hommes, ne comprenant pas la logique avec laquelle fonctionne l’ordinateur et n’acceptant pas cette logique, aient agi contre la machine.
L’interface homme-machine est souvent centrale. Il y a très peu de temps qu’on sait faire des systèmes intuitifs, comme les smartphones par exemple. Rappelez-vous les premières machines pour acheter des tickets à Orlyval, il fallait mettre des travailleurs d’utilité collective à côté pour aider les gens à acheter leur ticket. C’est très dur de rendre l’informatique intuitive.
Pourquoi c’est si dur ? 
On revient toujours au même problème du gouffre entre l’intelligence humaine et la connerie de la machine. Programmer, ça consiste à combler un gouffre absolu entre l’intelligence et la connerie. Quand j’enseignais à des petits, je leur donnais comme consigne  : « Essayer d’être aussi bêtes qu’un ordinateur. » Les enfants me répondaient  : « C’est trop difficile. »
Des gens pensent – et écrivent – que le fait de côtoyer des machines en permanence nous rend plus bêtes. Vous en dites quoi  ? 
Je n’y crois pas une seule seconde. Côtoyer un moteur électrique n’a jamais abêti personne. Mais c’est une très vieille discussion, elle a commencé avec les textes expliquant que l’écriture abêtit les gens. Ça ne les abêtit pas. Ça les rend juste différents.
Différents en quoi  ? 
Des choses qui étaient difficiles deviennent triviales. Et des choses qui étaient très faciles deviennent difficiles. Avant, il était impossible de savoir quand allait arriver notre bus, maintenant c’est trivial : c’est affiché.
D’accord, mais en quoi ça nous change ? 
Ça change vachement. On évite de perdre son temps à attendre le bus, on peut marcher. C’est peut-être mineur, mais à la fin de la journée, ça n’est pas rien.
Et qu’est-ce que l’informatique rend plus compliqué ? 
Les relations humaines. Quand on voit des gens qui sont en permanence accrochés à leur smartphone, qui ne s’aperçoivent même pas qu’il y a des gens qui sont autour d’eux, on constate que la relation humaine est modifiée. Mais je ne suis pas sûr que ça durera longtemps.
On l’a vu avec les téléphones portables. Au début, c’était épuisant parce qu’ils sonnaient tout le temps. Aujourd’hui, les jeunes ne téléphonent plus. Les téléphones portables ne sonnent plus. Ils vibrent dans leur poche. Ceux qui crient dans les wagons de TGV, ce sont les vieux, pas les jeunes. Ce qui montre bien que les problèmes peuvent être transitoires.
Pourquoi, depuis le début de vos travaux, la question du temps vous a-t-elle autant intéressé ? 
Le temps m’intéresse d’abord parce que c’est le plus grand mystère. Personne ne l’a jamais compris. L’espace, on le comprend parce qu’il est réversible : on se promène dedans et on revient. Le temps, non. Il n’a qu’une seule direction. On ne revient pas. On ne peut pas le remonter.
En physique, on ne sait pas ce qu’est le temps. D’ailleurs, à l’heure actuelle, on sait qu’on ne pourra pas savoir ce que c’est. On ne peut même plus faire des horloges, on ne peut même plus définir la seconde. Depuis Einstein, on savait en théorie qu’on ne peut plus définir de temps commun à tout le monde. Maintenant, on sait que c’est vrai en voyant que les horloges hyper précises ne sont pas synchrones. Et ça nous gêne, parce qu’énormément de processus dépendent du temps. Par exemple, le téléphone portable, c’est une gestion très complexe du temps.
Et pendant très longtemps, l’informatique a pris grand soin de ne pas parler du temps. Ou alors juste en termes de temps de calcul, mais le temps de calcul, ça ne parle pas du temps. Et d’ailleurs, dans des langages comme C, Pascal, Java, il n’y a rien qui parle du temps ou des événements.
Et quelle est la chose dont vous savez que vous ne la verrez pas parce que vous ne vivrez pas assez longtemps pour la voir, mais dont vous savez que ça va arriver parce que l’informatique la rend possible ? 
La compréhension de ce que c’est qu’une langue. L’informatique nous permet de comprendre beaucoup mieux ce genre de choses. Mais ça va être très long parce que la langue est un phénomène très compliqué.
Qu’est-ce qu’il faudrait comprendre ? 
Pourquoi les langues sont foutues comme ça. Pourquoi elles sont aussi ambiguës et aussi compréhensibles en même temps.
La langue m’intéresse aussi parce que, qu’est-ce que programmer un ordinateur ? C’est parler à quelqu’un de totalement obéissant, qui ne pose jamais de question, qui ne s’ennuie jamais. Quand on y pense, c’est une activité belle et absurde de parler à un abruti aussi absolu que l’ordinateur.

Entretien avec Gérard Berry par  


dimanche 7 janvier 2018

" Une Apologie des Oisifs " par Robert Louis Stevenson (1877)



Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme. 






La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail. 

De l’avis général, la présence d’individus qui refusent de participer au grand handicap pour gagner quelques pièces est à la fois une insulte et un désenchantement pour ceux qui y participent. Un jeune homme (comme on en voit tant), prend son courage à deux mains, parie sur les six sous, et, pour employer un américanisme énergique, “se lance”. On comprend l’irritation de notre homme qui, pendant qu’il grimpe à grand peine la route, aperçoit d’autres gens, frais et dispos, allongés dans les champs au bord du chemin, un mouchoir sur les yeux et un verre à portée de main. (…)

Celui qui a contemplé à loisir la satisfaction puérile avec laquelle les autres vaquent à leurs menues activités aura pour les siennes propres une indulgence nettement ironique. Il ne rejoindra pas le chœur des dogmatiques. Il fera preuve de la plus grande tolérance envers toutes sortes de gens et d’opinions. S’il ne découvre pas de vérités exceptionnelles, il ne s’associera à aucun mensonge grossier. Sa voie le mène le long d’un chemin de traverse, peu fréquenté, mais régulier et agréable, qui s’appelle Sentier du Lieu Commun et mène au Belvédère du Bon Sens. Il découvrira de là un point de vue qui, pour manquer de noblesse, n’en sera pas moins appréciable. 

Et pendant que d’autres contemplent l’Orient et l’Occident, le Diable et le Lever du Soleil, il regardera avec satisfaction une sorte d’aube se lever sur le monde sublunaire, avec une armée d’ombres courant en tous sens jusqu’au grand soleil de l’éternité. Les ombres et les générations, les docteurs criards et les guerres assourdissantes se perdent dans le vide et le silence éternels. Mais sous cette surface on distingue, depuis les fenêtres du Belvédère, une vaste étendue verte et paisible ; bien des salons où brûle une joyeuse flambée, bien des gens qui rient, boivent et courtisent les dames comme ils le faisaient avant le Déluge ou la Révolution française, et le vieux berger contant son histoire sous l’aubépine.

Une activité intense, que ce soit à l’école ou à l’université, à l’église ou au marché, est le symptôme d’un manque d’énergie alors que la faculté d’être oisif est la marque d’un large appétit et d’une conscience aiguë de sa propre identité. Il existe une catégorie de morts-vivants dépourvus d’originalité qui ont à peine conscience de vivre s’ils n’exercent pas quelque activité conventionnelle. Emmenez ces gens à la campagne, ou en bateau, et vous verrez comme ils se languissent de leur cabinet de travail. Ils ne sont curieux de rien ; ils ne se laissent jamais frapper par ce que le hasard met sur leur chemin ; ils ne prennent aucun plaisir à exercer leurs facultés gratuitement ; et à moins que la Nécessité ne les pousse à coups de trique, ils ne bougeront pas d’un pouce. 

Rien ne sert de parler à des gens de cette espèce : ils ne savent pas rester oisifs, leur nature n’est pas assez généreuse. Ils passent dans un état comateux les heures où ils ne peinent pas à la tâche pour s’enrichir. Lorsqu’ils n’ont pas besoin d’aller au bureau, lorsqu’ils n’ont ni faim ni soif, l’ensemble du monde vivant cesse d’exister autour d’eux. S’il leur faut attendre un train pendant une heure ou deux, ils tombent, les yeux ouverts, dans une sorte d’hébétude. À les voir, on jurerait qu’il n’y a rien à regarder, ni personne avec qui converser. On les croirait paralysés ou pestiférés. Pourtant il est probable que ce sont, dans leur domaine, des travailleurs assidus, qu’ils peuvent repérer au premier coup d’œil un contrat douteux ou la moindre fluctuation du marché. (…)

Je préfère trouver un homme ou une femme heureux qu’un billet de cinq livres. Leur côté rayonnant attire la bonne volonté, et leur entrée dans une pièce donne l’impression qu’on vient d’allumer une nouvelle bougie. Peu importe qu’ils puissent démontrer ou pas la quarante-septième proposition, ils font mieux, ils démontrent par la pratique le grand Théorème de la Viabilité de la Vie. Par conséquent, si l’on ne peut-être heureux qu’en étant oisif, restons oisifs. C’est là un précepte révolutionnaire, mais dont on ne doit abuser, menacés que nous sommes par la faim et l’hospice. (…)

Et, au nom du Ciel, pourquoi tant d’agitation ? Pour quelle raison se croient-ils obligés de gâcher leur vie et celle des autres ? Qu’un homme publie trois ou trente-trois articles par an, qu’il finisse ou non son grand tableau allégorique, le monde n’en a cure. Les rangs de la vie sont bien serrés. Et même s’il tombe mille personnes, d’autres sont toujours prêtes à s’engouffrer dans la brèche. (…)

Et bien des jeunes gens s’épuisent à la tâche et sont emportés dans un corbillard orné de plumes blanches. Ne croiriez-vous pas que ces gens se sont entendu murmurer à l’oreille, par le maître de cérémonies, la promesse d’une destinée fabuleuse ? Et que cette petite boule tempérée sur laquelle ils jouent leurs farces est le centre et le pivot de l’univers ? Pourtant, il n’en est rien. Les desseins pour lesquels ils ont sacrifié leur précieuse jeunesse ne sont peut-être, pour autant qu’ils sachent, que chimères ou méfaits. La gloire et les richesses qu’ils briguent ne viendront peut-être jamais, ou leur importeront peu en définitive. Et ils sont, tout comme le monde qu’ils habitent, si insignifiants que l’esprit se glace à cette seule pensée.