jeudi 29 juin 2017

" Manifeste du Parti communiste " par Karl Marx et Friedrich Engels ( 1848 )

MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE
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La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. 
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du «paiement au comptant». Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. 

Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne. 
  
  

Quelle est l'opposition qui n'a pas été accusée de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l'opposition qui, à son tour, n'a pas renvoyé à ses adversaires de droite ou de gauche l'épithète infamante de communiste ? 
  

Il en résulte un double enseignement. 
  

Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d'Europe. 
  

Il est grand temps que les communistes exposent, à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances ; qu'ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même. (…)

La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. 
  

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du «paiement au comptant». Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. 
  

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. 
  

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. (…)

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. (…)

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. (…)

Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail du prolétaire tout caractère d'autonomie, lui ont fait perdre tout attrait pour l'ouvrier. Il devient un simple accessoire de la machine, on n'exige de lui que l'opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, ce que coûte l'ouvrier se réduit, à peu de chose près, au coût de ce qu'il lui faut pour s'entretenir et perpétuer sa descendance. Or, le prix du travail, comme celui de toute marchandise, est égal à son coût de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent. Bien plus, la somme de labeur s'accroît avec le développement du machinisme et de la division du travail, soit par l'augmentation des heures ouvrables, soit par l'augmentation du travail exigé dans un temps donné, l'accélération du mouvement des machines, etc. (…)

L'industrie moderne a fait du petit atelier du maître-artisan patriarcal la grande fabrique du capitaliste industriel. Des masses d'ouvriers, entassés dans la fabrique, sont organisés militairement. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés sous la surveillance d'une hiérarchie complète de sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l'Etat bourgeois, mais encore, chaque jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Plus ce despotisme proclame ouvertement le profit comme son but unique, plus il devient mesquin, odieux, exaspérant. (…)

Vous êtes saisis d'horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C'est précisément parce qu'elle n'existe pas pour ces neuf dixièmes qu'elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu'à la condition que l'immense majorité soit frustrée de toute propriété. 

Dès que le travail ne peut plus être converti en capital, en argent, en rente foncière, bref en pouvoir social capable d'être monopolisé, c'est- à-dire dès que la propriété individuelle ne peut plus se transformer en propriété bourgeoise, vous déclarez que l'individu est supprimé. 
  

Vous avouez donc que, lorsque vous parlez de l'individu, vous n'entendez parler que du bourgeois, du propriétaire bourgeois. Et cet individu-là, certes, doit être supprimé.

Le communisme n'enlève à personne le pouvoir de s'approprier des produits sociaux ; il n'ôte que le pouvoir d'asservir à l'aide de cette appropriation le travail d'autrui. 
  

On a objecté encore qu'avec l'abolition de la propriété privée toute activité cesserait, qu'une paresse générale s'emparerait du monde. 
  

Si cela était, il y a beau temps que la société bourgeoise aurait succombé à la fainéantise, puisque, dans cette société, ceux qui travaillent ne gagnent pas et que ceux qui gagnent ne travaillent pas. Toute l'objection se réduit à cette tautologie qu'il n'y a plus de travail salarié du moment qu'il n'y a plus de capital. (…)

Les communistes ne s'abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste ! Les prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. 
  
  
PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS 
  

lundi 26 juin 2017

" La Stratégie du choc " par Naomi Klein


Voici donc comment fonctionne la stratégie du choc : le désastre déclencheur — le coup d’État, l’attentat terroriste, l’effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l’ouragan — plonge la population dans un état de choc collectif. Le sifflement des bombes, les échos de la terreur et les vents rugissants « assouplissent » les sociétés, un peu comme la musique tonitruante et les coups dans les prisons où se pratique la torture. 

À l’instar du prisonnier terrorisé qui donne le nom de ses camarades et renie sa foi, les sociétés en état de choc abandonnent des droits que, dans d’autres circonstances, elles auraient défendus jalousement. 

Jamar Perry et les autres évacués entassés dans le refuge de Bâton Rouge devaient renoncer à leurs logements sociaux et à leurs écoles publiques. Après le tsunami, les pêcheurs sri-lankais devaient céder aux hôteliers leurs précieuses terres du bord de la mer. Si tout s’était passé comme prévu, les Irakiens, eux, auraient dû être sous le coup du choc et de l’effroi au point d’abandonner aux bases militaires américaines et aux zones vertes la maîtrise de leurs réserves de pétrole, de leurs sociétés d’État et de leur souveraineté. (…)

Les Chicago Boys avaient donné à Pinochet la ferme assurance que le retrait soudain du gouvernement de ces secteurs, pour peu qu’il se fît d’un seul coup, permettrait aux lois « naturelles » de l’économie de retrouver leur équilibre et que l’inflation — qu’ils apparentaient à une fièvre économique révélant la présence d’organismes malsains au sein du marché — disparaîtrait comme par magie. Ils se trompaient. En 1974, l’inflation atteignit 375 %, le niveau le plus élevé au monde. C’était près de deux fois plus que le point culminant observé sous Allende. Le prix de denrées essentielles telles le pain explosa. En même temps, de nombreux Chiliens perdaient leur emploi : le flirt de Pinochet avec le libre-échange avait pour effet d’inonder le pays d’importations bon marché. Incapables de soutenir une telle concurrence, des entreprises locales fermaient leurs portes. Le taux de chômage atteignit des sommets et la faim se fit omniprésente. Dans le premier laboratoire de l’école de Chicago, c’était la débâcle. (…)

Une année après que Friedman eut prescrit le choc maximal, Gunder Frank écrivait une « Lettre ouverte à Arnold Harberger et à Milton Friedman » dans laquelle il disait toute sa colère. Il y mit à profit l’éducation qu’il avait reçue à Chicago « pour examiner la réaction du patient à vos traitements ».

Il détermina qu’une famille chilienne qui touchait ce qui, selon Pinochet, constituait un « salaire suffisant » devait consacrer environ 74 % de ses revenus à l’achat du pain, ce qui l’obligeait à rogner sur des « luxes » tels que le lait et les tickets d’autobus. Sous Allende, par comparaison, le lait, le pain et les tickets de transport en commun monopolisaient seulement 17 % du salaire d’un employé de l’État. Nombreux étaient les enfants qui ne recevaient pas de lait à l’école non plus : en effet, l’une des premières mesures prises par la junte fut d’éliminer le programme de distribution de lait dans les établissements scolaires. À la suite de cette compression, qui ne fit qu’aggraver la situation des ménages, de plus en plus d’élèves s’évanouissaient en classe, et beaucoup cessèrent carrément de fréquenter l’école. Gunder Frank établit un lien direct entre les politiques économiques brutales imposées par ses anciens condisciples et la violence à laquelle Pinochet avait soumis le pays. Les prescriptions de Friedman étaient si contraignantes, écrivit l’ancien Chicago Boy désabusé, qu’« elles n’auraient pu être appliquées sans les deux éléments qui les sous-tendaient toutes : la force militaire et la terreur politique ». (…)

Joseph Stiglitz, qui était à cette époque économiste en chef à la Banque mondiale, résume bien la mentalité des apôtres de la thérapie de choc. Les métaphores qu’il emploie devraient à présent être familières : « Seule une attaque éclair lancée pendant la“conjoncture favorable” créée par le “brouillard de la transition”permet d’apporter les changements avant que la population n’ait eu le temps de s’organiser pour protéger ses intérêts. » En d’autres termes, la stratégie du choc. (…)

 En 1989, avant la thérapie de choc, deux millions d’habitants de la Fédération de Russie vivaient dans la pauvreté avec moins de quatre dollars par jour. Après l’administration de la « pilule amère », au milieu des années 1990, 74 millions de Russes vivaient sous le seuil de la pauvreté, selon les chiffres de la Banque mondiale. Les responsables des« réformes économiques » russes peuvent donc se vanter d’avoir acculé à la pauvreté 72 millions de personnes en huit ans seulement. (…)

Le sale secret de l’époque néolibérale, c’est que les idéaux socialistes n’ont jamais été vaincus dans le cadre de grandes batailles d’idées ni rejetés par les électeurs, mais balayés à coups de chocs à des moments politiques charnières. En cas de résistance féroce, ils étaient terrassés par la violence pure et simple — écrasés par les tanks de Pinochet, d’Eltsine et de Deng Xiaoping. À d’autres moments, ils étaient simplement trahis par ce que John Williamson a appelé la « politique vaudou » : l’équipe économique secrète constituée par le président bolivien Victor Paz Estenssoro (celle qui enlevait les dirigeants syndicaux en masse), l’ANC qui, en coulisse, a troqué la Charte de la Liberté contre le programme économique top secret de Thabo Mbeki, les partisans de Solidarité qui, de guerre lasse, ont, au lendemain des élections, accepté la thérapie de choc en échange d’un renflouement. C’est précisément parce que le rêve de l’égalité économique est si populaire et si difficile à vaincre au terme d’une lutte équitable que la stratégie du choc a été instituée. (…)