mardi 14 décembre 2010

" Modeste proposition " par Jonathan Swift ( 1759 )




Modeste proposition
pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande
d’être à charge à leurs parents et à leur pays
et pour les rendre utiles au public








C’est une triste chose pour ceux qui se promènent dans cette grande ville ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes encombrées de mendiantes que suivent trois, quatre ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône. ( ... )

Restent par an cent vingt mille enfants qui naissent de parents pauvres. La question est donc : Comment élever cette multitude d’enfants et pourvoir à leur sort ? Ce qui, comme je l’ai déjà dit, dans l’état présent des affaires, est complètement impossible par les méthodes proposées jusqu’ici. Car nous ne pouvons les employer ni comme artisans ni comme agriculteurs. Nous ne bâtissons pas de maisons (à la campagne, j’entends), et nous ne cultivons pas la terre ; il est fort rare qu’ils puissent vivre de vol avant l’âge de six ans, à moins de dispositions toutes particulières, ( ... )

Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection.

Un jeune américain de ma connaissance, homme très-entendu, m’a certifié à Londres qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût. ( ... )

que les cent mille restant peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver.

J’ai fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naître pèse vingt livres, et que dans l’année solaire, s’il est passablement nourri, il ira à vingt-huit.

J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très-bien aux propriétaires, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants. ( ... )

Qu’on ne me parle donc pas d’autres expédients : de taxer nos absentees à cinq shillings par livre ; de n’acheter ni vêtements, ni meubles qui ne soient de notre crû et de nos fabriques ; de rejeter complètement les matières et instruments qui encouragent le luxe étranger ; de guérir nos femmes des dépenses qu’elles font par orgueil, par vanité, par oisiveté et au jeu ; d’introduire une veine d’économie, de prudence et de tempérance ; ( ... )

Je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à poursuivre le succès de cette œuvre nécessaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches. Je n’ai plus d’enfant dont je puisse me proposer de tirer un sou, le plus jeune ayant neuf ans, et ma femme n’étant plus d’âge à en avoir.

Wikisource

Les Voyages de Gulliver

mercredi 1 décembre 2010

"Éloge de la Folie" par Érasme (1509)


Vous voyez que sans moi, jusqu’à présent, aucune société n’a d’agrément, aucune liaison n’a de durée. Le peuple ne supporterait pas longtemps son prince, le valet son maître, la suivante sa maîtresse, l’écolier son précepteur, l’ami son ami, la femme son mari, l’employé son patron, le camarade son camarade, l’hôte son hôte, s’ils ne se maintenaient l’un l’autre dans l’illusion, s’il n’y avait entre eux tromperie réciproque, flatterie, prudente connivence, enfin le lénifiant échange du miel de la Folie.


Nos ingénieux contradicteurs viennent nous dire que la connaissance des Sciences est donnée à l’homme pour que son intelligence compense ce que lui refuse la Nature. Comme s’il était vraisemblable que la Nature, si vigilante pour les moucherons et même pour les plantes et les fleurs, sommeillât seulement pour l’homme, en lui imposant de recourir aux Sciences inventées à son dam par Theuth, l’ennemi du genre humain ! Elles sont, en effet, si peu utiles au bonheur qu’elles ne servent même pas à réaliser le bien qu’on attend de chacune d’elles, comme le prouve élégamment dans Platon un roi fort sensé, à propos de l’invention de l’écriture. Les Sciences ont fait irruption dans l’humanité avec le reste de ses fléaux ; elles proviennent des auteurs de toutes les mauvaises actions, c’est- à-dire des démons, dont le nom même, en grec, signifie qu’ils sont savants. ( ... )


Les vivants qui obéissent à la Sagesse sont de beaucoup les moins heureux. Par une double démence, oubliant qu’ils sont nés hommes, ils veulent s’élever à l’état des Dieux souverains et, à l’exemple des Géants, munis des armes de la science, ils déclarent la guerre à la Nature. ( ... )

Après eux s’avancent les Philosophes, respectables par la barbe et par le manteau, et qui se déclarent les seuls sages, voyant dans le reste de l’humanité des ombres flottantes. Quels délicieux transports, lorsqu’ils édifient des mondes innombrables, mesurent du doigt et du fil le soleil, la lune, les étoiles, les sphères, lorsqu’ils expliquent sans hésiter la foudre, les vents, les éclipses et autres choses inexplicables, comme s’ils étaient confidents de la Nature constructrice du monde et délégués du conseil des Dieux ! La Nature cependant se rit magnifiquement d’eux et de leurs conjectures, car ils n’ont rien pris à bonne source, et les discussions sans fin qu’ils soutiennent sur toute chose en font largement la preuve. ( ... )

L’Église chrétienne ayant été fondée par le sang, confirmée par le sang, accrue par le sang, ils continuent à en verser, comme si le Christ ne saurait pas défendre les siens à sa manière. La guerre est chose si féroce qu’elle est faite pour les bêtes et non pour les hommes ; c’est une démence envoyée par les Furies, selon la fiction des poètes, une peste qui détruit les mœurs partout où elle passe, une injustice, puisque les pires bandits sont d’habitude les meilleurs guerriers, une impiété qui n’a rien de commun avec le Christ. Les Papes, cependant, négligent tout pour en faire leur occupation principale. On voit parmi eux des vieillards décrépits y porter l’ardeur de la jeunesse, jeter l’argent, braver la fatigue, ne reculer devant rien pour mettre sens dessus dessous les lois, la religion, la paix, l’humanité tout entière. Ils trouveront ensuite maint docte adulateur pour décorer cette évidente aberration du nom de zèle, de piété, de courage, pour démontrer par raisonnement comment on peut dégainer un fer meurtrier et le plonger dans les entrailles de son frère, sans manquer le moins du monde à cette charité parfaite que le Christ exige du chrétien envers son prochain. ( ... )

Eloge de la Folie